Chapitre 0 - (une autre histoire)
Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante.
Lola Lafon, Chavirer
Son père ressemble à Mike Brant et sa mère à Linda Carter, la Wonder Woman des années 1970-80. Ils sont beaux, ils sont jeunes. Ils s’aiment. En tout cas ils se marient et ont des enfants. D’abord une fille. La mère ne peut pas allaiter son aînée : « Son lait est mauvais pour elle. » Elle comprend qu’elle est une mauvaise mère. Le médecin voulait dire qu’elle était trop anémiée, trop faible pour allaiter. L’aînée est pénible : elle pleure, elle a des rougeurs, elle ne peut pas porter de couches. On lui donne des bains pour la soigner. Pas de jouet, pas de parole, pas de câlin. Seule dans la baignoire. Le père filme le bébé qui pleure. Sans rien dire. Sans commentaire.
Le père part souvent en manœuvre militaire . La mère est seule avec l’enfant. L’enfant lui dit qu’elle a faim, la mère a oublié qu’il fallait manger. L’enfant attend le retour du père dans sa robe de chambre rouge. Elle attend devant la porte, que cette formidable silhouette se détache de la lumière. Trou noir crevant l’éblouissement.
La petite fille ne mange plus. Elle est hospitalisée. On lui plante une intraveineuse dans le bras. Elle est malheureuse, car on l’a posée sur le bras gauche : elle ne peut plus sucer son pouce. Son père lui apporte un paquet de biscuits. Elle mange tout. Elle vomit.
La mère rouspète après l’enfant. « Lâche-moi, arrête de me coller, marche devant. Pourquoi vouloir toujours être près de moi. Capricieuse, dictatrice. » La mère va à la gym. Elle laisse la petite avec une pile de livres. Qu’est-ce qu’elle est sage. Elle parle bien. Trop bien, disent les nombreuses sœurs de la mère. Ce n’est pas normal. N’a-t-on pas idée de parler comme une adulte à 3 ans ? Sans compter qu’elle peint avec des pinceaux, pas avec les doigts. Ce n’est pas normal.
Le père continue à filmer en silence. L’absence de sourire de la mère et la petite fille qui joue, chante et cabriole. Une sœur naît. Petit ange blond qu’elle serre dans ses bras d’un geste protecteur. Elle est responsable maintenant, elle doit montrer l’exemple, elle n’a pas le droit à l’erreur. Elle est grande.
Elle devient jalouse de la petite. La sœur est la préférée, elle en est sûre. Elle, elle est celle qui râle, qui n’est jamais contente. La petite sœur fait tout ce qu’on lui demande, gentiment.
La mère a des mains magiques. Tous les rêves prennent vie. L’aînée est un Petit Chaperon rouge magnifique. Tant de dentelle rouge, du chapeau aux pieds, ça coule. La mère promet qui si elle pique sa fille, elle aura droit à des bonbons. Elle fait semblant d’être piquée. Aïe. Une épingle. Un bonbon.
La mère demande à la maîtresse si l’enfant peut venir à l’école avec ses déguisements favoris. Elle adore tellement sa perruque blonde et porter les chaussures de sa mère. La maîtresse accepte.
À l’école, l’aînée apprend à lire. Quel miracle, ces mots qui forment des histoires. Les livres sont là, toujours. Ils emportent, ils parlent. Ils racontent tant d’histoires. Ils ont tant de voix. Il y a la télé aussi. Les dessins animés, pendant les vacances. Le midi, à table, les informations. Une petite fille, à l’autre bout du monde, qui meurt en direct. Un tremblement de terre, coincée, une longue agonie. L’autre petite fille, à l’autre bout du monde, ne comprend pas. On filme trop de silence. La télé rend captive. Les femmes accessoires qui défilent dans des émissions de variétés. Pourquoi cette vague nausée ? Les stripteases. Si on regarde, ça doit être normal. Un film comique, à ce que comprend l’enfant. Des femmes nues, des hommes nus qui rient et s’agitent tous ensemble. On dirait des cochons roses qui couinent. La peau crue.
Un petit frère naît. L’aînée apprendra qu’à partir de là, le père ne peut plus toucher la mère. C’est normal : quand un garçon naît, tout s’arrête. La grand-mère a eu 7 filles, avant que l’élu n’arrive. La grand-mère, qui n’avait pas eu son père à elle. Celui de ses frères et sœurs était chanteur d’opéra. Quelle voix ! La mère-enfant s’exclamait : « Crie encore papi ! » Mais l’ombre du vrai grand-père persiste. Une immense ombre d’adulte qui allait chercher la grand-mère-petite au collège. Le loup à l’école. Dévoration en drive. Sans commentaire.
Le petit frère est une boule d’énergie. Casse-cou. La grande sœur le voit sur le toit de la voisine. Il suivait le chat. Le père va le chercher, précautionneusement. La petite sœur, elle, ne parle pas beaucoup, mais elle est sournoisement pénible. La grande sœur le sait bien.
Elle aime tant sa mère. Son père a une voix trop forte, une odeur trop forte. Gros ours qui risque de tout briser. Il glisse sa main sous le chemisier de la mère. Elle n’est pas contente, elle tape sa main. Elle ne sourit jamais. L’aînée aime sa mère. Elle est si belle, comme une reine terrible. La fille a vu une ceinture fine et dorée. Un serpent. La fille économise. Cadeau royal. Elle écrit une lettre d’amour, anonyme, invitant sa mère à un rendez-vous amoureux. Sans commentaire.
La bibliothèque de la ville offre un espace infini. L’argent de poche est économisé pour acheter des contes. De belles éditions aux illustrations soignées. Les livres parlent, les images chuchotent et transportent. Jamais sans les livres. Jamais.
La grande sœur devient encore plus grande. Les petits encore plus petits, comme vus de loin. Elle doit sûrement trop serrer sa ceinture : une courbe est apparue. Subitement, tout pousse à l’avenant. Mais elle n’est pas vraiment une fille. Quand elle met un pull, on ne voit pas qu’elle a des seins. Trop grande. On va la prendre pour un garçon. Le truc le plus étrange. Les jambes. Les jambes pour marcher, courir, sauter, tomber. Les jambes pour pédaler, nager. Les genoux bleus et croûtés. Ses jambes sont belles, lui dit-on. Elle ne comprend pas. Les jambes pour marcher, courir, sauter, tomber. Les jambes pour pédaler, nager. Les genoux bleus et croûtés.
La mère rit des pudeurs de sa fille. Elle lui montre un film érotique. Jupes retroussées, fesses pétries par un boulanger, acteurs qui courent en gloussant. Captive de l’image. Muette.
L’aînée aime toujours la dentelle, les déguisements. Première jupe courte. Les jambes sont un chemin vers son sexe. Elle ne le voit pas. Mais tous les autres voient. Le père voit. Le père voit les hommes autour de sa fille, qui joue comme une enfant. Il dit aux adultes autour de lui qu’elle sait bien ce qu’elle fait. Inutile de la prévenir qu’elle est cernée. Sans commentaire.
La fille voit. Elle voit sa mère qui claque la main de son père dès qu’il s’approche d’elle.
Les parents laissent la fille sortir avec la dentelle noire, le décolleté, la jupe courte… Petit Chaperon rouge, n’oublie pas ton panier. Va voir ta mère-grand.
La jeune fille pédale pour rejoindre sa mère, elle a les joues rouges, la frange qui colle au front. Essoufflée, elle croise dans l’escalier de la boutique un homme qui la regarde longuement. Loup. Limace. C’est l’amant de la mère. Il a été troublé par la fille, lui dit la mère. Le père filme. Les longues jambes bronzées de la jeune fille, qui se lamente des piqûres de moustiques. Haut de maillot de bain et short en jean. Il sait bien ce qu’il fait, lui. Commentaire.
Les parents crient, le père étrangle la mère devant la petite sœur. La grande ne sait pas, elle vit à l’écart, en internat. Mais elle a droit aux confidences. Dégoulinantes. Elle est captive. Au camping, le père sort avec une jeune fille. Elle fume. Quel âge a-t-elle ?
La jeune fille va mourir. Elle le sait. Elle le dit au père. Il rit. La jeune fille se sauve. Elle abandonne les petits.
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