Chapitre 22
Sous les dehors d’un couple ordinaire, mes parents cultivaient leur originalité.
Un père militaire, soit, mais qui se disait animiste, dans un milieu qui penche plutôt vers le traditionalisme catholique. Plus distrait que sévère, il aurait voulu bien faire, mais il ne savait pas comment. Un père à l’ancienne, pas bavard, qui comptait sur sa femme pour gérer la famille. Quand j’étais toute petite, il m’a brulée pour me protéger : il me faisait ainsi comprendre que le feu est dangereux, je ne risquais donc pas d’y toucher en son absence. Autant dire que son amour pour nous n’était pas d’une flagrante évidence.
Une mère tendance Madame Bovary, option homéopathie. Elle nous donnait la liberté dont elle avait manqué pendant sa jeunesse. Femme au foyer jusqu’à mes 14 ans, dame cathé, mais qui croyait en la réincarnation, médicalement en autogestion et diététiquement aventureuse : crudivorisme, instinctothérapie… je crois qu’elle a tout tenté, mais nous avons survécu. Quand j’étais toute petite, elle allait à la gym en me laissant à la maison avec une pile de livres en guise de babysitteur. Ceci explique cela… J’ai d’ailleurs fait de belles lectures avant même de savoir lire, comme « Le Bébé » écrit par des élèves d’une école Freinet, et « L’ombre de Julie », un des premiers albums jeunesse féministes. La sexualité me semblait donc être une fonction comme une autre du corps humain.
La conscience écolo de mes parents s’était éveillée à ma naissance, dans les années 1970. Ce n’était pas répandu à ce moment-là, il n’y avait pas encore de cellule antiterroriste dédiée aux dangereux défenseurs de l’environnement. La sensibilité de mes parents à ces questions a fait que mon souci de la souffrance animale et ma volonté de devenir végétarienne n’ont pas rencontré d’opposition.
Nous apprenions à connaitre nos familles respectives. Nous entrions dans l’intimité du quotidien de l’autre.
Je n’étais plus anxieuse que tu voies ma tête décoiffée au réveil. Et les fins de week-end, tu ne rentrais plus tout ballonné, asphyxiant les passagers du train. À 16 et 19 ans, nous devenions un couple, avec plus ou moins de paillettes selon les moments. Quand tu étais là, nous formions une famille pour Angèle et Léon. Rassurant, notre amour comblait bien des manques.
Lettre de Tibert. Issoire, 22 novembre 1993
Au téléphone, on parle de grand blond, de Greg et de l’autre abruti d’Hadrien, du connard de la piscine et je te jure que ça me prend la tête. Mais je n’en veux pas à toi, mais à moi. Ce que tu disais, c’était juste un délire (enfin j’espère), tu jouais sans plus et moi j’ai tout cassé en jouant au nerveux bête et jaloux. Faut que je grandisse et que j’apprenne à être moins con des fois j’abuse. Faut pas que tu penses que c’est ta faute, car t’as le droit d’avoir des copains et c’est pas normal que je m’énerve pour ça.
Tu m’aimes, tu comprends quand je te raconte que j’ai bien déliré un soir, que j’ai des copines et tu me fais confiance alors moi aussi je dois en faire autant. Mais je t’aime trop et j’ai tellement peur de te perdre que je flippe pour un rien. T’es la seule personne qui compte pour moi, je te sens en moi (chacun son tour), je t’aime comme c’est pas permis d’aimer, et tu me donnes envie de chialer parce que t’es pas là, t’effaces tous mes problèmes rien qu’en écrivant que tu m’aimes et il me suffit d’une odeur ou d’une musique se rapportant à toi pour me donner froid parce que je suis tout seul et bien loin de toi.
Enfin bref, je vais passer un week-end à la classique, découvert bancaire oblige, c’est-à-dire sport et dodo et surtout je vais penser à toi. N’oublie pas que je t’aime !!!
J’ai envie de toi.
TU ME MANQUES HORRIBLEMENT
Lettre de Yuna. Saint-Maixent, novembre 1993
J’ai mis du temps avant de ne plus craindre de t’aimer. Maintenant que je t’aime, ne doute plus ! Je voudrais que cette lettre soit pleine de moi, de mon odeur, de mon esprit, de mon corps. Ta peau, si douce, me manque. Mes doigts se tordent sur le papier pour tromper leur soif de toi. Je t’aime… je ne peux rien écrire d’autre, je suis trop pleine de désespoir. Je suis emplie du vide de toi, ça me donne envie de hurler. J’arrête d’écrire, j’en suis incapable. Je recommencerai plus tard. Pour l’instant je hume ton parfum, qui plane dans la chambre.
Noël approchait. Nous avions décidé de passer les fêtes chez tes parents. J’avais un peu peur de les voir, de ne pas savoir comment me comporter. Greg passa quelques jours avec nous. C’était étrange de le revoir, après quelques années qui me paraissaient une éternité. Vous êtes venus me chercher à la gare de la Part-Dieu. Je n’avais qu’une hâte : te retrouver au plus vite. Mais tu ne voulais pas passer pour un rustre devant tes parents, alors pas de course folle pour rejoindre la chambre… J’étais déçue, tout en me demandant ce que cela signifiait en termes de respect pour mes propres parents.
Arrivés chez tes parents, nous nous sommes allongés tous les trois sur des matelas posés au sol, afin de regarder « La Belle et la Bête », dont tu venais d’acheter la VHS. Tu étais un fan absolu de Disney et j’aimais observer ton visage qu’illuminait un sourire émerveillé. Mais la magie des dessins animés n’était pas ce dont j’avais besoin. C’est toi que je voulais.
Alors que nous nous embrassions, tes mains s’égaraient sous les couvertures. Tu écartas mon slip et tu caressas ton sexe contre le mien. J’ôtai ce bout de tissu exaspérant. Tu me demandas tout bas pourquoi je faisais ça. Mes yeux brillants te répondirent. Tu t’approchas de Greg : il dormait. Tu me pris. Mon plaisir fut délicieusement troublé par la crainte que Greg ne se réveille. Celui-ci avoua par la suite avoir fait semblant.
Tu le chargeas d’une mission cruciale : m’observer attentivement, afin qu’il détermine si je semblais vraiment t’aimer. Après une étude à mon insu, il conclut que la façon dont je te regardais prouvait incontestablement mon amour.
J’étais intimidée par tes parents, que nous retrouvions presque uniquement pour les repas. Je n’osais pas leur dire que j’étais végétarienne, alors pendant le réveillon je me suis forcée, le cœur au bord des lèvres, à ingurgiter des cadavres. Ces derniers revenaient la nuit pour me hanter et me dévorer. Tu finis par en informer tes parents. Ta mère me proposa donc logiquement de la charcuterie, car « ce n’est pas de la viande ». De manière plus générale, je ne savais pas comment interpréter son attitude envers moi. Elle ne me parlait jamais directement, j’étais « elle » : « Elle veut manger de la purée ? », « Elle n’a pas faim ? », etc. D’autre part, elle évoquait souvent le jour, apparemment merveilleux, où je ne serais plus avec toi. Elle me faisait part des projets qu’elle avait pour toi, son fils unique adoré, projets dont je ne faisais jamais partie. Elle me faisait également part de toutes les rumeurs concernant ses voisins, actuels et passés. Dont mes parents. Elle me dit que ma mère « a roulé sa bosse ». C’était une pute, quoi, merci. C’était difficile, mais j’essayais de l’apprécier : c’était ta mère. Ton père était pied-noir lui aussi, mais sans l’accent ni les gestes brusques. Il parlait peu, mais il était gentil, il faisait des efforts pour me mettre à l’aise. Quand tu demandas à tes parents ce qu’ils pensaient de moi, ta mère répondit qu’elle me trouvait jolie et ton père intelligente. C'était révélateur.
Ta mère était nounou, et chaque matin nous étions réveillés par les cris dont elle abreuvait les pauvres petits. Une fois, tu kidnappas un bout de chou pour l’amener dans notre chambre. Alors que nous jouions avec lui, il se serra contre moi et j’en fus bouleversée.
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