Chapitre 29

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Il y eut un lendemain.

C’est un vendredi, le matin. Nous sommes le 10 mars. Nous ? Qui « nous » ? Tu n’es plus là. Tu ne vois pas le jour qui se lève, tu ne le verras plus jamais. Plus jamais. Je disais « toujours » et maintenant je dois penser à ce « jamais plus » que je ne comprends pas.

Ma mère m’a accompagnée à la gare. Elle serait bien venue avec moi, mais Angèle dort encore. Et mon père est en Allemagne, il ne se sent pas la force de faire la route. Je pars seule. Seule comme avant toi.

Il y a deux militaires sur le quai. Comme toi. Tu n’es plus. L’un deux porte une énorme croix en bois qui m’agresse.

Le ciel est clair. Limpide même. Quelques oiseaux fendent l’air, leurs chants détonnent étrangement avec le silence de mon esprit. Je suis vide. Je ne comprends pas. Je suis là pour aller à ton enterrement et des oiseaux chantent ?

Je monte dans le train. Je déchire mes lèvres. Heure après heure, jour après jour, elles vont prendre la couleur du sang. De vieilles dames discutent dans le wagon. Je mange ma bouche.

Issoire. Je descends. J’aperçois ton père. Je craque. Je pleure dans ses bras. Nous attendons Greg avec sa famille. Il était sur le terrain, car il fait son service militaire. Ses parents ont préféré ne pas le prévenir. Ils lui ont juste dit aujourd’hui que tu avais eu un accident et qu’il devait venir. Mais il a téléphoné à l’hôpital en disant qu’il était ton frère. L’infirmière lui a annoncé que tu es mort. Mort.

Greg arrive dans le hall de gare. Il pleure. Nous pleurons tous, on nous regarde.

Je vais dormir chez les parents de Greg. Ta sœur va bientôt arriver, elle ira au mess avec tes parents.

Je m’installe. Je sors toutes nos photos. Maria, la mère de Greg, les parcourt avec moi. Nous discutons un peu. Il n’y a pas de mots à dire, sa simple présence amicale me suffit. Nous passons à table. Je dois aller répondre au téléphone : mes tantes et Céline m’appellent. Je me sens soutenue, entourée, malgré l'absence de mes parents.

Après le repas, je parle avec Greg. Il me demande comment était ta mère, je lui explique qu’elle était calme. Quel choc, le lendemain, quand elle arrive en hurlant et en gesticulant. Plus je la regarde et moins j’y crois. Personne : silence. Des spectateurs : elle crie. Aucune larme.

Pendant notre discussion autour d’une infusion, Greg m’apprend que tu mentais quand tu disais que tu couchais avec des filles à Lyon et à Issoire, l’année où j’étais à Baden. Je pense avoir mal entendu, je ne réponds pas. Il insiste. Alors tu n’as connu que moi ? Toutes tes histoires de sortie en boite et de filles, c’était faux ? Tous ces sourires moqueurs quand je te faisais des scènes de jalousie sur ton passé, tes silences, tes reproches (« Moi, je ne peux faire l’amour qu’avec toi », « Tu ne m’attendais pas, moi je t’aime plus »)... Tout ça se met en place, et je réalise que si je n’avais pas été aveuglée par ma jalousie, j’aurais compris. Tous ces moments de torture où j’imaginais que tu avais désiré d’autres femmes, tout ça pour rien. Tu m’aimais, tu n’as aimé que moi. Tout devient logique : tu répétais qu’il n’y avait que moi pour te faire bander, tu étais si malheureux que j’ai connu quelqu’un d’autre. Ton amour me frappe en plein cœur.

Le lendemain matin, nous nous rendons à la mise en bière, à Clermont-Ferrand. Dans la salle de bain, je me regarde dans le miroir. Avec colère, j’arrache mes cheveux. Tu préférais que je les laisse flotter, alors si ça t’embête vraiment viens me le dire ! Allez ! Viens me dire que tu détestes que je les attache ! Viens !

À Issoire, les parents de Greg vont acheter quelque chose pour ta tombe. Je ne prends rien. Je ne veux pas. Dans la rue, les piétons rient, tout est ordinaire et banal. Nous passons devant le bar où tu avais tes habitudes. Je ne comprends pas que tout puisse continuer comme si de rien n’était. Je suis étrangère à cette vie. Les couleurs et les bruits me parviennent de très loin, comme amortis.

Nous attendons derrière l’hôpital.

Après une attente interminable, nous entrons.

Ton père tient ta mère, elle crie à moitié : « Mon fils, il est beau mon fils ». Elle tourne en boucle. Je te regarde. Non, tu n’es pas beau. Tu es laid. Ce n’est pas toi. Tes parents s’en vont. Greg s’approche. Il te touche. Tu es froid. Il s’en va.

Je suis à côté de toi. Je suis envahie d’un immense dégout. Ce n’est pas toi.

Tu portes l’uniforme militaire, une couverture blanche te recouvre jusqu’à la taille. Tu es sur une table à roulettes qui ressemble à un tiroir de frigo, une étagère pour nourriture fragile. Tes mains sont comme gonflées, serrées dans des gants blancs. Tu as un gros pansement sur le front (j’entends le bruit de la perceuse qui te crève le crâne). Tu es si laid, ton menton est flasque, tes lèves pincées. Tu es si... mort ?

Devant ton corps, je répète : « Ce n’est pas toi, ce n’est pas toi ». Ton corps... ton cadavre. Je n’ose pas te toucher, de toute manière, ce n’est pas toi. Tu n’as pas de cadavre, puisque tu n’es pas mort ! Ce corps est une abomination qui veut se faire passer pour toi ! Toi, tu es la vie, tu es joyeux, tu es drôle, tu es beau, tu es fort ! CE N’EST PAS TOI !

Je suis assise dans le couloir, la tête entre les mains.

Je sors. Je dis à ton oncle que nous devions emménager ensemble cet été.

La chapelle.

J’entre et je vois

ton cadavre

dans un cercueil.

C’est un mauvais film d’horreur.

J’éclate en une infinité de morceaux. Je pleure sans retenue, je n’en peux plus.

Un prêtre parle. Il doit surement débiter son sermon sur combien il est dommage de mourir si jeune, mais dieu, blablablabla.

Je n’entends rien.

Je ne repasse pas devant le cercueil ouvert, je fais le tour pour sortir.

Je crois que nous rentrons.

Ta sœur me racont que, dans la voiture, ton père s’est énervé après ta mère. Il lui a reproché de ne pas avoir de petit-fils qui porterait son nom. J'appris alors que le soir où tu m'avais dit d'avorter, tu avais eu tes parents au téléphone juste avant. Ils avaient été violents. Ta mère t'avait insulté. Pourquoi ton père s'est-il indigné à ce moment-là ? Il n’était pas d’accord ? Ou alors seule la mort de son fils le fait réfléchir ? Oui, nous n’aurons jamais d’enfant, et j’ai mal, j’ai tout perdu.

J’ai demandé à ta mère de te laisser nos deux médailles de baptême. Il ne faut pas les séparer, surtout pas. Elle refuse. « Je te rends ta médaille, elle est à toi, moi je garde celle de mon fils ». Mais elle ne les a pas retrouvées, elles ont été perdues dans l’accident.

Nous allons maintenant au funérarium. Dans une pièce, il y a ton cercueil, fermé. Je reste un peu avec toi.

La cérémonie commence. Ta section est là. J’aperçois Thomas.

Il fait si beau ! Des jeunes passent bruyamment. Le ciel est insolemment bleu. Dans les films, il pleut toujours à la mort du héros.

Un militaire joue la sonnerie aux morts. Quatre camarades portent ton cercueil. Ils le recouvrent du drapeau français. Ton colonel fait un discours. C’est plat. Il ne te connait pas. Quand il prononce « cet élève sérieux et travailleur », je ris. De qui parle-t-il ? Tibert, sérieux ? Tu ne voulais pas gâcher ta vie à t’ennuyer, tu voulais vivre !

Il te remet la médaille d’or de la défense nationale. Bravo, c’était vraiment héroïque de te part de ne pas savoir traverser, cela méritait vraiment une récompense.

C’est fini. Je ne sais plus exactement quand la musique a été jouée, quand ils ont pris ton cercueil. Le colonel vient saluer tes parents, uniquement tes parents. Mon effacement commence. Je ne suis qu’une enfant au deuil saugrenu.

Nous partons. Un de tes amis vient me parler. Si jamais il peut m’être utile... Oui, je voudrais bien que tu reviennes.

C’était un samedi.

Je ne sais plus quand, je pars à Lyon avec tes parents. Lundi, nous serons à Tarbes pour ta mise en terre. Tes parents s’installent là-bas, près de la famille de ta mère.

À Lyon, je dors dans notre chambre. Je te prends deux teeshirts : il fait chaud. Tes parents ont jeté le portefeuille que je t’avais offert à Noël, ils ont déjà commencé à donner tous tes vêtements qui étaient chez eux. Ils jettent tous mes cadeaux, sans rien me demander.

À Tarbes, je dors à l’hôtel avec ta sœur et son compagnon. Je fais la connaissance de ta grand-mère et de tes oncles. Peut-être as-tu une tante aussi, je ne sais plus. Je crois comprendre que ton père ne voit plus personne de sa famille.

Lundi, Tarbes, cimetière Nord. Nicole, une amie de mon père dont la fille était en primaire avec moi, habite à Tarbes. Sur la demande de mon père, elle est venue me soutenir.

Ta sœur pleure, car elle ne t’a jamais dit qu’elle t’aimait. La grande famille militaire est présente. Il y en a même un qui était notre voisin en Allemagne. Il t’avait vu, la veille de ton accident, au cross.

Il y a presque toute ta famille. Que connaissent-ils de toi ? Nous suivons le corbillard. Tous ces inconnus, qui ne t’aiment pas... Ma tête tourne, j’ai envie de leur hurler de partir, d’arrêter leur mascarade. Tout est si faux. Le cercueil, la prise d’armes. Le moment est venu de te mettre en terre.

Je veux te dire au revoir, alors je me dirige vers le prêtre pour prendre le goupillon. Ta mère crie : « Non, ne fais pas ça Yuna ! ». Je jette l’objet au prêtre. Avant de fermer les yeux, je vois son sourire. Comment peut-elle sourire ? Je me précipite, en larmes, dans les bras de Nicole.

On remet le drapeau qui recouvrait ton cercueil à ton père. Ta mère demande pourquoi on ne le remet pas à elle, la mère.

Je pars chez Nicole. Chez eux, je respire enfin un peu. Personne ne m’oblige à manger, personne ne s’étonne que je n’ai pas faim.

Dans le salon, ta mère est au téléphone. Elle répète à chaque nouvel appel : « Mon fils a été écrasé comme un chien, comme un chien, écrasé... ». Peu après, ton père la prend à part et lui dit d’arrêter. J’entends ta mère dire, alors que ta sœur est là, que tu es le seul enfant qu’elle ait désiré, qu’elle n’aimait que toi. Elle affirme aussi : « Oui, la copine (c’est quoi une “copine” ?) de mon fils est là. Tibert allait une semaine chez nous, une semaine chez elle ».

Mais elle est complètement folle ! Quand est-ce qu’elle va fermer sa putain de gueule !?! On fait un concours de douleur ? À Lyon, ton père m’a parlé. Il me considère comme sa belle-fille. Tu entends Tibert ? Nous existons !

J’encaisse, ce n’est pas possible d’être aussi méchante, je dois rêver, mal interpréter.

Nous allons chez ton oncle. Comme il a un bébé, ta sœur me demande si ce ne sera pas trop dur pour moi. Je pleure un peu. Mais non, cela ne me fait rien, notre bébé ne serait pas encore né. Je serais enceinte d’environ 6 mois.

Nous retournons à Lyon. Tes parents iront à nouveau à Issoire, récupérer tes affaires. Je crois que ton père me propose de venir. Mais je suis si fatiguée... Je leur demande seulement de me rendre mes lettres et nos photos.

  La nuit tombe. Y aura-t-il un lendemain ?

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