Appartement 7 : Chez Lionel et Victoria
VICTORIA : Encore une super soirée en perspective.
LIONEL : Je sais. Un magnifique hôtel et un nouveau traiteur du feu de Dieu.
VICTORIA : J'étais ironique.
LIONEL : Je sais. Des sourires et des courbettes. Mais aussi un magnifique hôtel et un nouveau traiteur du feu de Dieu.
VICTORIA : Tu es certain de vouloir insister avec cette expression ?
LIONEL : Du feu de Dieu ? Mais moi je trouve cette expression du feu de Dieu.
VICTORIA : Tu ne crois même pas en Dieu.
LIONEL : Justement. Si je croyais en lui et devais respecter ses commandements, je ne pourrais pas invoquer son nom en vain.
VICTORIA : Évite quand même de l'utiliser devant tes collègues ce soir.
LIONEL : Des sourires et des courbettes, sans oublier les filtres verbaux et les interdictions en tous genres.
VICTORIA : Toi, au moins, tu fais ça pour toi.
LIONEL : Ça veut dire quoi, ça ?
VICTORIA : Ça veut dire ce que ça veut dire.
LIONEL : Voilà une expression qui ne veut rien dire. Je préfère encore le feu de Dieu.
VICTORIA : Ça veut dire que tu as quelque chose à gagner dans cette histoire. Toutes ces soirées, ces sourires et ces courbettes, évidemment que c'est insupportable. Évidement que c'est faux et qu'on serait bien mieux en tête à tête tous les deux au restaurant, ou même ici à faire des lessives ou de la paperasse. Mais ça va payer. Tu sais bien que ça va payer. Tu serres les dents, tu évites de blasphémer, d'envoyer les vacheries que tu aurais envie de leur envoyer et qu'ils méritent probablement, tu mets un joli costume pour avoir l'air classe, et tu emmènes ta jolie fiancée comme une petite fille emmènerait sa poupée à un goûter d'anniversaire pour la montrer à ses amies. Tu utilises les mots et expressions qu'il faut utiliser, énonces les banalités qu'il faut énoncer, adoptes les opinions qu'il faut adopter ; juste comme je le ferai moi aussi. Mais ça va payer. Pour toi ça va payer.
LIONEL : Alors que toi, tu fais ça juste pour moi. C'est là où tu veux en venir ?
VICTORIA : Oui ; mais ce n'est pas un reproche. C'est juste un état de fait. Pour moi, il n'y a pas de promotion ou d'augmentation à la clef de tous ces masques et de toute cette hypocrisie. Il y a juste un rôle à jouer, mais aucun cachet à toucher. Je fais ça juste pour toi. Mais ça ne veut pas dire que je t'en veux. Ce n'est pas comme si je t'enviais. Parce que, Dieu merci, moi, j'ai choisi un job dans lequel on me juge et me récompense en fonction de mes compétences et réels mérites, et pas selon la blancheur de mon sourire ou le tour de taille de mon compagnon.
LIONEL : Tu ne crois pas en Dieu.
VICTORIA : Oui, tu as raison. Pas Dieu merci. Merci Victoria.
LIONEL : Et pas merci à Lionel, de lui imposer tout ce tralala. Je suis désolé, j'aimerais pouvoir faire autrement. Mais c'est comme ça que les choses fonctionnent et je n'y peux rien. En fait, je m'en veux quand même, parce que d'une certaine manière c'est quand même de ma faute. Tu as raison ; c'est moi qui ai choisi cette vie là. J'aurais pu faire un autre choix. Et ça ne devrait pas être à toi de payer les conséquences de mes choix et de faire des efforts pour moi.
VICTORIA : On n'est pas non plus en train de parler d'un immense sacrifice. Juste me montrer et sourire, faire semblant de me plaire parmi eux ; je vais pouvoir gérer. Et puis, c'est absurde ce que tu dis. C'est ça, un couple. Bien sûr qu'on paye chacun les conséquences des choix de l'autre. Mais on bénéficie aussi des bénéfices de ces choix.
LIONEL : Comme tu bénéficies des somptueux voyages proposés par le CE.
VICTORIA : Oui bien sûr. Et, dans le futur, ça ira. On fera des choix tous les deux, en prenant en compte les bénéfices et les conséquences que ça aura sur chacun de nous. Mais c'est... étrange. Juste étrange. D'être impactée par les choix que tu as fait avant que j'entre dans ta vie ; ceux que tu as fait sans me prendre en compte, vu que tu ne savais même pas que j'existais. Et c'est étrange d'être là au milieu d'eux tous. De sentir leur regard sur moi et à quel point ce regard passe à côté de tout. Comme s'ils pensaient que tu me vois comme ils me voient eux. Juste une jolie potiche. Ils croient que je suis là pour décorer ton appartement. Ils n'ont pas idée de ce que nous sommes. Ils croient que nous sommes aussi faux qu'eux et que tout ce qu'ils peuvent avoir dans l'existence ; ça me dérange.
LIONEL : Aucune quantité de petits fours ne pourra venir compenser ça.
VICTORIA : Même si le traiteur est du feu de Dieu.
LIONEL : Tu crois qu'un jour on se laissera prendre au jeu ? Qu'on risque de devenir comme eux ?
VICTORIA : Non, je ne crois pas. Parce qu'on a cette discussion là. Si on ne l'avait pas, alors, oui, on risquerait. On agirait d'une certaine manière, et au bout d'un moment, on se souviendrait de nos actions et on en conclurait qu'on est comme eux. On finirait par y croire. Si on n'avait pas d'autres souvenirs pour compenser. Mais on aura le souvenir de maintenant, et de tous les autres moments où je te redirai ce que j'ai déjà dit cent fois. On doit continuer de se répéter qu'on n'est pas d'accord avec ça. Juste pour contrebalancer. Pour faire poids. Pour tromper nos cerveaux, ou pour les empêcher d'être trompés. Pour se souvenir de qui nous sommes vraiment. On a besoin d'actions pour être ce qu'on veut être.
LIONEL : Et cette discussion compte comme une action ?
VICTORIA : Oui, tout à fait. Parler, c'est toujours agir.
LIONEL : Et si je parle tout seul devant le miroir ?
VICTORIA : Peut-être que ça ne compte que si quelqu'un d'autre le sait. Sinon, ça compte juste comme penser. Peut-être que penser, ça compte. Je ne sais pas. Dans le livre qui parle de ta vie, ça compterait. Mais pas dans le film. Ou alors seulement s'il y a une voix off. Dans tous les cas, je suppose que ça ne compte que si tu le dis à ton futur biographe.
LIONEL : Et si je n'ai pas de biographe ? Ce qui est quand même une hypothèse on ne peut plus envisageable.
VICTORIA : Moi, j'ai un film sur toi dans ma tête en permanence. Alors je suppose que, du moment que tu m'en parles, au moins à moi, ça compte.
LIONEL : Mais tu veux que je te dise quoi ? Comment je peux te prouver que je ne suis pas un de ces pauvres types dont toute la vie n'est que paraître ? Je le suis. Bien sûr que je le suis. Je le suis autant qu'eux. Peut-être qu'eux aussi, ils disent le soir à leur fiancée qu'ils ne supportent pas ça. Est-ce que ça fait moins d'eux des hypocrites pour autant ? Je ne crois pas. Je suis toujours hanté par cette idée que, peut-être, on est tous dans exactement le même panier. Je me demande si, insupportable, ça ne l'est pas pour eux autant que pour moi ; si quelqu'un y prend vraiment du plaisir. Et si ce n'était pas le cas ? Et si cet hideux panier dans lequel nous sommes tous ne profitait à personne ? Est-ce que ça ferait moins de nous des hypocrites pour autant ? Je ne crois pas. Je suis aussi factice qu'eux. Je n'aime pas ça, et ça pourrait être écrit sur la fiche de mon personnage, mais je reste quand même un être factice.
VICTORIA : A ce compte, là moi aussi.
LIONEL : Mais toi, tu fais ça par amour, pas par appât du gain ou du prestige.
VICTORIA : Comme si ça me rendait meilleure que vous ! Il a bon dos, l'amour. Comme s'il excusait tout. Nos raisons ne changent rien. On joue ce jeu, alors on y participe et on l'entretient. Tu as raison, on est juste comme eux.
LIONEL : Au moins, toi, tu ne l'es qu'une fois par trimestre, et pas en permanence.
VICTORIA : Comme si ma vie n'incluait jamais de fausseté. Tu crois qu'il existe un être au monde qui peut encore se permettre ce luxe là ?
LIONEL : Bien évidemment que oui. Toi tu aurais pu, tu l'aurais fait, si tu n'étais pas tombée sur moi.
VICTORIA : Tu crois vraiment ça ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout. Peut-être. Mais je ne regrette pas. Et nous ne sommes pas à blâmer. C'est ce monde qui est à blâmer.
LIONEL : Mais on en fait partie. Un jour, quelqu'un fera semblant pour nous ; c'est probablement déjà arrivé. Un jour, quelqu'un a fait semblant pour nous ; ne sachant pas que nous aurions préféré la version de lui qui n'aurait pas fait semblant. Cette idée me débecte. Le pire, c'est que si ça avait été le cas, s'il n'avait pas fait semblant, nous l'aurions jugé. On se serait demandé s'il ne connaît pas les codes, s'il est stupide, quelles sont ses intentions, s'il n'a aucune motivation, ... On n'aurait peut-être pas préféré cette version plus honnête de lui. Dans la vie privée oui, bien sûr. Mais à une de ces soirées ? On aurait été tout aussi choqués que n'importe qui.
VICTORIA : Pas moi.
LIONEL : Oui, pas toi. Mais moi oui. Toi, tu es différente. Tu as quelque chose d'autre en toi qui te rend plus forte ; qui semble t'immuniser contre tout ça.
VICTORIA : Une réflexion déjà formée sur la question ?
LIONEL : Peut-être, je ne sais pas. Mais tu as quelque chose qui émane de toi qui est juste vrai et pur. Je ne peux pas croire qu'ils ne le voient pas. Tu es magnifique, bien sûr. Mais ça me semble impossible qu'ils voient juste en toi une jolie potiche. C'est strictement impossible. Il y a cette aura qui émane de toi, et il faudrait être aveugle pour ne pas la voir.
VICTORIA : Tu crois aux auras, toi, maintenant ?
LIONEL : Bien sûr que non. Mais je crois que qui nous sommes transparaît dans notre apparence, oui. Dans notre façon d'être.
VICTORIA : Évidemment, si on est naturel. Mais mon mépris ne transparaît pas quand je réprime mes regards méprisants. Ma spontanéité ne transparaît pas quand je réprime mon envie de rire. Les gens voient le rôle que l'on joue, et théoriquement on pourrait jouer n'importe lequel. Sauf si on est mauvaise actrice.
LIONEL : Je le vois tout le temps, moi. Même ce soir, je le verrai. Je te vois et je ne vois que ça. Et s'ils ne voient pas ça en toi ; ils devraient au moins voir en moi que je le vois moi.
VICTORIA : Tu le vois parce que tu le sais. Tu me regardes et tu vois l'image que tu as déjà de moi.
LIONEL : Tu es vraiment magnifique. Et tu ne me feras pas croire que c'est à cause de cette robe en satin.
VICTORIA : Et tu ne me feras pas croire que c'est à cause de la joie qui émane de moi à l'idée de cette soirée.
LIONEL : Ils te verront et ils penseront que c'est à cause de la robe. Alors que la beauté qu'ils verront viendra de ce ressenti global qu'ils auront. Toute cette beauté qui rayonne toujours partout autour de toi. Ils feront une mauvaise interprétation et penseront que c'est la robe. Ils le croiront vraiment. Mais ils seront dans l'erreur.
VICTORIA : Tu racontes vraiment n'importe quoi. Trop trop de romantisme. Tu sais bien que je n'aime pas ça ; surtout quand c'est assaisonné à la sauce mystique.
LIONEL : Mais je le pense ; je le ressens. Je devrais être faux et ne pas le dire ?
VICTORIA : Non. Mais ça me met mal à l'aise quand même. J'attache mes cheveux ?
LIONEL : Je pense que, si tu fais ça, je mets aux moins deux mois de plus avant d'avoir cette promotion.
VICTORIA : Tu rigoles avec ça ; mais si je fais deux nattes je peux t'assurer que tu n'auras jamais cette promotion.
LIONEL : Qui aurait cru qu'on pouvait tuer une carrière avec un coup de peigne ?
VICTORIA : Ce n'est pas du tout comme ça qu'on fait des nattes.
LIONEL : Ni qu'on tue les carrières.
VICTORIA : Cite-moi un de tes collègues qui est déjà venu à une de vos soirées avec une compagne coiffée avec des nattes.
LIONEL : Il n'y en a aucun. Donc aucun sujet potentiel pour ton étude comme quoi leurs carrières en auraient souffert.
VICTORIA : Oh, mais si tu veux tester mon hypothèse je me porte volontaire pour être le premier sujet.
LIONEL : Bon, on va éviter quand même. Je ne voudrais pas tenter le Diable.
VICTORIA : Mais tu ne crois pas au Diable.
LIONEL : S'il existait, je pense qu'il m'accueillerait volontiers dans ses locaux après mon décès.
VICTORIA : En espérant que l'enfer ne soit pas une réception mondaine.
LIONEL : Est-ce que le mot "est" correspond à une relation d'égalité ? Parce que, si oui, l'enfer est une réception mondaine.
VICTORIA : Parce qu'une réception mondaine, c'est l'enfer ?
LIONEL : Oui. C'est l'enfer à vivre, et l'enfer assuré derrière.
VICTORIA : Mais d'abord une promotion d'enfer.
LIONEL : On évitera cette expression ce soir.
VICTORIA : Tu es sûr ? Pourtant, elle irait bien avec mes nattes.
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