Appartement 5 : Une dispute chez les RAVIL
MME. RAVIL : Chéri, elle est où la grenouille ?
M. RAVIL : Probablement dans sa mare.
MME. RAVIL : Très drôle. La grenouille en peluche de Nicolas.
M. RAVIL : Peut être qu'elle se cache dans la baignoire. Elle devait manquer d'eau dans la chambre.
MME. RAVIL : Donc c'est dans la chambre que tu l'as laissée ?
M. RAVIL : Pourquoi ce serait moi qui l'aurait laissée quelque part ?
MME. RAVIL : C'est toi qui a joué avec en dernier.
M. RAVIL : Que les choses soient claires : c'est Nicolas qui joue avec les jouets, moi je joue avec Nicolas qui joue avec les jouets.
MME. RAVIL : C'est pareil. Tu l'as rangée où ?
M. RAVIL : Mais je ne sais pas moi. Probablement à sa place.
MME. RAVIL : Et c'est où sa place ?
M. RAVIL : Dans le parc à jouets. Non ?
MME. RAVIL : Pas du tout. Les doudous se rangent sur l'étagère au dessus de son berceau.
M. RAVIL : Du coup, dans le parc à jouets, tu la trouves ?
MME. RAVIL : Oui. Mais ça fait au moins cinquante fois que je te dis de ranger les choses à leur place.
M. RAVIL : Cinquante ? Tu n'exagères pas un peu ?
MME. RAVIL : Ce n'est pas une question de comptabilité. C'est une question de...
M. RAVIL : Compatibilité de nos systèmes de rangement ?
MME. RAVIL : Non. Une question d'absence de système de rangement de ton côté. Une question de respect.
M. RAVIL : Oui, j'ai probablement mis la grenouille dans le parc exprès pour te manquer de respect.
MME. RAVIL : Le manque de respect, ce n'est pas de mal ranger. C'est de ne pas m'écouter, de m'obliger à répéter les choses cinquante fois.
M. RAVIL : Toujours ce chiffre. Il est magique ou quoi ?
MME. RAVIL : Arrête d'essayer de détourner le sujet avec des blagues. C'est sûr que, si tous tes neurones sont occupés à chercher des plaisanteries, il n'en reste plus pour m'écouter et prendre en considération mon point de vue.
M. RAVIL : Je prends en considération ton point de vue. Mais je le trouve absurde. La grenouille n'a pas plus de raison d'être sur l'étagère que dans le parc à jouets.
MME. RAVIL : Il faut bien assigner une place à chaque chose pour savoir où la chercher. Doudous sur l'étagère, c'est peut-être arbitraire mais au moins ça se retient facilement. Si tu trouves absurde ce système et veux en débattre, très bien. On peut même en définir un nouveau. Mais ne pas le respecter, c'est juste un manque de respect.
M. RAVIL : Les doudous veulent la liberté ! Révolution ! Laissons à chacun choisir sa propre place !
MME. RAVIL : Si c'était seulement le rangement. Je m'en fiche du rangement. Mais j'ai vraiment l'impression que dès que je parle c'est dans le vide. Déjà qu'on ne parle pas beaucoup. Mais en plus, tout ce que je dis ça entre par une oreille et ça ressort par l'autre.
M. RAVIL : Ce n'est pas un problème : si ça passe par le cerveau entre les deux oreilles.
MME. RAVIL : Est-ce qu'on peut parler sérieusement parfois ? Non, c'est juste soit des plaisanteries soit des banalités sans intérêt.
M. RAVIL : Est-ce que tu peux me citer une fois où tu as voulu parler sérieusement et j'ai refusé ?
MME. RAVIL : Non. Parce que, bravo, tu arrives à tuer le sujet avant même qu'il n'arrive devant toi. Ton attitude empêche les sujets importants de t'être présentés. Parce que je sais que tout sera vain de toute façon.
M. RAVIL : Ça sort d'où tout ça ? Tout va bien tous les jours et puis aujourd'hui tu m'annonces que tu as une liste de sujets sérieux en attente d'être traités. Il y en a combien ? Laisse-moi deviner... cinquante ?
MME. RAVIL : Non. Il n'y en a aucun. C'est juste que j'ai l'impression de passer mes journées à parler du vent.
M. RAVIL : Notre fils sera content d'apprendre que tu le considères comme du vent.
MME. RAVIL : Tu es en train de dire que je ne parle que de Nicolas ?
M. RAVIL : Peut-être bien. C'est tout ce qui t'intéresse. Je te rappelle que, la dernière fois que je t'ai proposé un resto en amoureux, je me suis fait envoyer sur les roses.
MME. RAVIL : Je n'ai pas envie d'être redevable à ta sœur, et personne d'autre ne peut garder Nicolas. Alors je ne vois pas pourquoi tu continues de proposer.
M. RAVIL : Probablement parce que je ne t'écoute pas et ne prends pas en considération ton point de vue.
MME. RAVIL : Très drôle. Tu sais très bien que ça ne vaut pas le coût. La dernière fois qu'on est allé au resto, on ne savait même pas quoi se dire.
M. RAVIL : Tu es en train de me dire que tu ne m'aimes plus ?
MME. RAVIL : Non, pas du tout, ce n'est pas ce que je dis. Mais on n'est plus des amoureux. A quoi bon aller dîner histoire de faire semblant. C'est différent. On est un couple, une équipe, des parents. Mais on n'est plus ce qu'on était. On n'a plus d'histoires à se raconter. On n'a plus à découvrir le point de vue de l'autre parce qu'on est capable de le deviner. Je t'aime et j'aime t'avoir à mes côtés au quotidien. Mais aller dîner en amoureux, ça n'a quand même plus beaucoup de saveur : il faut juste être capable de le reconnaître.
M. RAVIL : On est capable de deviner le point de vue de l'autre donc on n'a plus rien à se dire ? La blague ! Ce genre de phrase est la preuve même que je ne suis pas capable de découvrir ton point de vue. Tu crois que j'aurais pu soupçonner ce genre d'inepties dans ta tête ?
MME. RAVIL : En même temps, ce n'est pas non plus le genre de choses dont on parle à un dîner entre amoureux.
M. RAVIL : Non, c'est plutôt le genre de choses dont on parle sur le divan d'un psy.
MME. RAVIL : Ou dans le bureau d'un avocat.
M. RAVIL : Pourquoi tu es si violente aujourd'hui ? Ça ne peut quand même pas être à cause de la grenouille !
MME. RAVIL : Peut-être que cette grenouille est juste la goutte d'eau qui fait déborder la marre.
M. RAVIL : Parce que tu en as marre ?
MME. RAVIL : Oui j'en ai marre. J'en ai marre de ne plus sentir avec toi cette complicité qu'on avait. De parler de bébé ou de bouffe ou de planning mais jamais de rien de plus substantiel.
M. RAVIL : La bouffe est plutôt substantielle.
MME. RAVIL : Tu sais très bien ce que je veux dire.
M. RAVIL : Oui, peut-être. Mais c'est juste la vie. C'est normal. On a un bébé, tu t'attendais à quoi d'autre ? Ce n'est pas en créant des problèmes de couple imaginaires que tu vas nous donner un sujet de conversation intéressant. Enfin, peut-être que si, mais ce serait n'importe quoi. On va bien, toi et moi. Oui, la vie n'est pas forcément passionnante tout le temps. Oui, je n'ai pas forcément des trucs hyper géniaux à te raconter. Mais c'est normal. C'est normal.
MME. RAVIL : Et si "normal" ce n'est pas ce dont j'ai envie moi ?
M. RAVIL : Alors met des paillettes dans la mare ; je n'en sais rien moi. Tu veux que je réponde quoi à cette question ? A quoi tu t'attendais ?
MME. RAVIL : Je m'attendais à ce que toi et moi on continue perpétuellement de mettre des paillettes dans la vie l'un de l'autre.
M. RAVIL : Et je t'informe que ma vie serait bien plus fade sans toi. Mais je n'ai pas besoin de disputes imaginaires pour mettre du piquant. Ton soutien et ton sourire au quotidien me suffisent amplement.
MME. RAVIL : Et moi, j'aime ton rire et tes plaisanteries. Mais il y avait une époque où cet humour contenait en plus une dose d'intelligence et de profondeur qu'il n'a plus aujourd'hui.
M. RAVIL : C'est sûr que, quand on fait de l'humour sur le quotidien d'un bébé plutôt que sur la société, l'intelligence et la profondeur sont plus durs à incorporer. Mais on vit ce quotidien. On est là dedans, toi et moi. Et on n'a juste pas le temps de prendre ce recul et de plaisanter sur ces abstractions que tu nommes trucs profonds. On fait du mieux qu'on peut avec ce qu'on a. On n'est pas devenus stupides et insipides pour autant.
MME. RAVIL : Des fois, je me le demande.
M. RAVIL : C'est très vexant. J'essaye de bien le prendre, mais c'est extrêmement blessant.
MME. RAVIL : Mais je parle autant pour moi que pour toi. Plus, même. C'est moi qui me sent fade à mourir. Stupide et insipide exactement. Normale, beaucoup trop normale. Exactement aussi stupide et insipide que n'importe qui.
M. RAVIL : Ne t'inquiète pas ; une personne stupide et insipide n'aurait pas eu l'idée de créer de toutes pièces cette dispute. Mais, ne me ment pas ; je sais très bien que c'est moi que tu trouves fade.
MME. RAVIL : C'est nous deux. Nous deux. Nous. J'ai l'impression qu'on n'est plus qu'un couple et des parents. Et ce n'est pas tant d'être fous amoureux qui me manque, c'est juste d'être deux êtres humains. Il y a un moment où on était deux êtres humains amoureux. Aujourd'hui, on n'est que des parents normaux, un couple normal. Les gens pourraient faire des statistiques sur nous sans que ça ne fausse leurs résultats.
M. RAVIL : Toi, tu voulais être le sujet extrême qu'on est forcé de supprimer avant de traiter les données.
MME. RAVIL : Mais tout à fait, oui ! Je voulais qu'on soit plus heureux que la normale.
M. RAVIL : Tu nous trouves fades. Tu trouves ce bonheur qu'on a trop banal et sans intérêt. Tu veux que je te dise quoi ? Tu veux que je dise quoi à Nicolas ? Tu veux quoi en fait ?
MME. RAVIL : Je ne sais pas. Je voulais juste dire que ça me manquait. Et que ça me fait très peur. Que je ne sais pas vers quoi on se dirige dans l'avenir, mais que je ne veux pas qu'on se perde ; ni l'un l'autre, ni l'un et l'autre. Que je veux qu'on soit toujours plus que juste des parents. Parce que Nicolas a besoin de parents qui lui montrent le modèle pour être un être humain.
M. RAVIL : Ce n'est pas avec ce genre de conversation qu'on va lui montrer le modèle.
MME. RAVIL : Ce n'est pas non plus avec celles qu'on a le reste du temps.
M. RAVIL : De toute façon, il n'est pas encore en âge de comprendre.
MME. RAVIL : Et quand il le sera ?
M. RAVIL : On pourra parler avec lui, user d'un humour plein d'intelligence et de profondeur, lui montrer le monde et le lui expliquer, reprendre nos rôles d'humains pas stupides et pas fades. Et tous nos problèmes seront résolus.
MME. RAVIL : Un enfant n'est pas censé venir pour apporter des réponses à nos problèmes.
M. RAVIL : Il est là pour lui-même, ne t'inquiète pas. Mais il y aura un moment où ce dont il aura besoin coïncidera parfaitement avec ce dont tu as besoin toi. Où ton identité en tant que mère coïncidera avec l'identité que tu voudrais avoir en tant qu'être humain. Et alors tout ira bien.
MME. RAVIL : Jusqu'à ce que Nicolas n'ait plus besoin de ça.
M. RAVIL : Tu veux te mettre maintenant à faire ta dépression pour le jour où il quittera la maison, pendant qu'on y est ? Quitte à anticiper, allons-y à fond ! Pourquoi ne pas chercher à affronter les étapes de la vie une à une ?
MME. RAVIL : Peut-être que chaque étape à son lot d'avantages et d'inconvénients. Mais celle-ci est particulièrement... j'ai envie de dire dégradante, mais je n'ai pas le droit. Ce n'est pas vraiment ça d'ailleurs. C'est juste que je me sens rétrécie. Bien sûr, par d'autres côtés, je suis grandie. Mais c'est affreusement culpabilisant. Tu deviens mère et c'est sensé être la plus belle chose qui soit, la meilleure période de ta vie, etcetera. Mais je ne me sens pas du tout comblée. J'aime Nicolas plus que tout, mais je ne me sens pas capable d'être une bonne mère pour lui. Je ne me sens pas capable de lui apprendre à être heureux si je ne vois pas comment être heureuse moi-même. Je serais une mauvaise mère si je suis une personne insipide, ou si je trouve la vie insipide. Et c'est le cas actuellement. Depuis avant sa naissance même. Il y a juste eu une période si routinière dans notre vie, et ce quotidien me tue. Je me sens rétrécie. Et sa naissance n'y a rien changé, au contraire. On se laisse de plus en plus prendre par le quotidien et ça me fait très très peur. Ça me bouffe.
M. RAVIL : En attendant, c'est Nicolas qui a besoin de bouffer. Je vais préparer son lait.
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