Appartement 6 : Un petit-déjeuner chez Praline

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L'INVITÉ : Réveille-toi Praline.

PRALINE : Non, s'il te plait.

L'INVITÉ : Le petit-déjeuner est prêt.

PRALINE : Comment ça, prêt ? On est chez moi ici ; c'était à moi de faire le café.

L'INVITÉ : Pour que ce soit à toi de choisir l'heure du réveil, c'est ça ?

PRALINE : Un peu. Et aussi parce que ça aurait évité que tu te fasses un café.

L'INVITÉ : Je n'ai plus droit de boire de ton café ? Pourtant, les quatre autres fois où j'ai dormi ici, j'y ait toujours eu le droit. Qu'ais-je fait pour en être privé ?

PRALINE : Cinq.

L'INVITÉ : Quoi cinq ?

PRALINE : Tu as dormi cinq fois ici.

L'INVITÉ : Maintenant six. Mais ça ne répond pas à la question : qu'ais-je fait pour être privé de café ? J'ai dépassé mon quota, c'est ça ? On se voit depuis combien de temps maintenant... deux mois ? C'est deux cafés et demi offerts par moi passé ensemble c'est ça ? Il fallait le dire plus tôt, je ne me serais pas permis de me servir.

PRALINE : Ça fait neuf semaines qu'on se voit, si on compte depuis notre premier rendez-vous. Neuf semaines que je suis la copine, si je peux le dire ainsi, d'un gars qui aime le thé, et que je n'avais chez moi toujours que du café. Alors, je me suis dit qu'il était peut-être temps d'enrichir un petit peu le contenu de mon placard.

L'INVITÉ : Tu as acheté du thé ? Pour moi ? Mais c'est beaucoup trop d'honneurs !

PRALINE : Oui, tu as raison, en y réfléchissant, c'est faire beaucoup trop d'honneurs à un garçon qui n'est même pas capable de se souvenir du nombre de nuits qu'il a passées avec moi. Mais, ne t'inquiète pas, ce n'est pas exprès pour toi. J'ai beaucoup d'invités qui préfèrent le thé au café.

L'INVITÉ : Beaucoup d'invités ? Toi ?

PRALINE : Tant de familiarité et si peu de respect, après seulement cinq nuits passées ensemble.

L'INVITÉ : Six.

PRALINE : Mais dans ta tête c'est seulement cinq, alors ton niveau de familiarité devrait être proportionnel à ce chiffre là.

L'INVITÉ : Je sais qu'on s'est vus exactement vingt-deux fois, et ma familiarité est proportionnelle à ce chiffre là, ainsi qu'à ta propre méchanceté.

PRALINE : Méchanceté, tout de suite.

L'INVITÉ : Je suis bien avec toi, Praline.

PRALINE : Je ne vois pas le rapport.

L'INVITÉ : Je le vois très bien, moi.

PRALINE : Et tu ne peux pas me le faire voir ?

L'INVITÉ : Je me sens bien. Bien de me réveiller à tes côtés et pouvoir rire avec toi. Bien de pouvoir jouer à te balancer des vacheries et que tu m'en balances en retour. Bien de pouvoir te dire des choses gentilles même si tu ne m'en dis pas forcément en retour.

PRALINE : Moi aussi, je suis bien avec toi.

L'INVITÉ : Quoi ? Tu me donnes un compliment alors que je l'ai réclamé ?

PRALINE : Un compliment, tout de suite. Je dis juste que je ne m'ennuie pas avec toi, je n'ai pas envie de te faire taire quand tu ouvres la bouche, je te reprends pour m'amuser seulement et pas parce que j'ai besoin de le faire.

L'INVITÉ : D'où mon étonnement qu'une fille capable de tenir de tels propos reçoive beaucoup d'invités.

PRALINE : Quand est-ce que j'ai dit "beaucoup" ?

L'INVITÉ : Il y a cinq minutes. Je te cite : "J'ai beaucoup d'invités qui préfèrent le thé au café".

PRALINE : En proportion. Parmi mes quelques invités, beaucoup, c'est à dire une proportion importante, préfèrent le thé au café.

L'INVITÉ : Tu veux dire que parmi les cinq personnes que tu invites en dehors de moi, une autre aime le thé. C'est ça ?

PRALINE : Oui, je suis bien avec toi. On dirait tout à fait une blague que j'aurais pu faire moi.

L'INVITÉ : Mais est-ce vraiment une blague ?

PRALINE : Une blague avec de la vérité dedans. Ce sont toujours les meilleures.

L'INVITÉ : Tu fais quoi là ?

PRALINE : Je rajoute du sel sur ma tartine. Ça ne se voit pas ?

L'INVITÉ : Si, je vois. Mais je ne crois pas ce que je vois. Moi, je te prépare le petit-déjeuner, d'ailleurs, je ne crois pas avoir eu un "Merci" pour ça, et toi, tu gâches mes tartines de beurre en ajoutant du sel dessus.

PRALINE : De la fleur de sel, pour être précise. Ce que je n'aurais pas eu à ajouter si tu avais utilisé du beurre salé. Raison de plus pour que je prépare moi-même le petit-déjeuner.

L'INVITÉ : Donc je n'aurai pas ce "merci" ?

PRALINE : Merci.

L'INVITÉ : Merci mais avec du beurre salé la prochaine fois ?

PRALINE : Oui. Mais merci. Merci, merci, merci.

L'INVITÉ : Quatre "merci" ? C'est pour rattraper ceux que tu me devais ?

PRALINE : Et tu as fais quoi pour que je te doive des "merci" ?

L'INVITÉ : Tellement de choses qu'aucun exemple ne me vient à l'esprit.

PRALINE : Soit parce que tu ne fais pas d'efforts pour fouiller dans ta mémoire, soit parce qu'aucun exemple n'existe.

L'INVITÉ : Exemple emblématique : quand ta voisine est gentiment venue te déposer un courrier qui était par erreur arrivé dans sa boîte aux lettres plutôt que dans la tienne, et qu'au lieu de la remercier tu t'es engagée dans un discours sur l'incompétence du facteur.

PRALINE : Effectivement c'est un cas dans lequel j'ai oublié de dire "Merci". Mais tu triches ; la question portait sur les "merci" que je te devrais à toi, pas ceux que je dois aux voisins.

L'INVITÉ : Justement. C'est pour ça que mon exemple est si parfait. Il met parfaitement en avant ton manque de gratitude, vu que tu as oublié deux "merci" : celui de la voisine et le mien.

PRALINE : Mais pourquoi je devrais te dire merci à toi ? Tu ne m'as pas ramené de courrier perdu, si ?

L'INVITÉ : Tu me dois un merci pour me remercier d'avoir remercié la voisine à ta place, justement.

PRALINE : En fait, rien ne prouve que, si tu n'avais pas été là pour dire "merci" à la fin de mon discours sur l'incompétence du facteur, je n'aurais pas pensé à le lui dire moi-même.

L'INVITÉ : Rien ne le prouve, mais tout le laisse à penser.

PRALINE : Donc, je suis une ingrate ?

L'INVITÉ : Pas du tout. Tu pars juste dans tes discours, et j'adore ça. Mais, ajouter tes remarques surprenantes ne devrait pas t'autoriser à oublier la politesse de base.

PRALINE : Je ne crois pas que mes remarques soient surprenantes.

L'INVITÉ : C'est vrai que plus on te connaît, moins elles le sont.

PRALINE : Et toi, tu me connais ?

L'INVITÉ : Je crois avoir partagé assez de moments d'intimité avec toi pour pouvoir dire que je commence à te connaître oui. Et par "intimité", j'entends les moments comme ceux-là juste maintenant. Les moments où tu n'es pas forcément à ton avantage, ceux où tu es prête à écouter les remarques que l'on te fait, où tu défailles un peu. C'est juste comme te voir sans maquillage, parce que le maquillage on s'en fou mais le symbole est intéressant. Ce n'est pas un masque qui tombe, parce que tu n'as jamais de masque. C'est juste passer assez de moments seuls ensemble pour avoir toutes ces occasions de proximité qui permettent de remarquer ces petites choses. Ces petites choses pas toujours flatteuses mais éminemment charmantes, et qui même quand elles ne le sont pas font plaisir du seul fait de pouvoir se dire qu'on a la chance d'être assez proche de toi pour les connaître.

PRALINE : Merci ?

L'INVITÉ : Quoi ? Pardon ? C'est un peu sec comme réponse, non ? J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas dire ?

PRALINE : Pas du tout. C'était juste une blague. Tu dis que je ne dis pas merci. Et ensuite tu fais un discours tout mignon qui, par certaines personnes, pourrait être considéré comme méritant un merci. Merci, je suis flattée, par tes propos flatteurs sur les moments qui eux ne le sont pas. C'est vraiment ce que tu voudrais ? Un merci ? Un merci plutôt qu'une remarque sur le fait que ça me touche mais que c'est un peu trop dégoulinant quand même, qu'une part de moi a un petit peu envie de rigoler et une autre part un petit peu peur ?

L'INVITÉ : Je suis effrayant ?

PRALINE : Non. C'est ce que je ressens qui est effrayant.

L'INVITÉ : Et tu ressens quoi ?

PRALINE : Pas de la gratitude.

L'INVITÉ : Tu ressens quoi ?

PRALINE : Juste que je commence à m'attacher un peu à toi, c'est tout.

L'INVITÉ : Un peu ; c'est tout ?

PRALINE : On peut parler d'autre chose ?

L'INVITÉ : Et de quoi tu voudrais parler ?

PRALINE : Je ne sais pas. De quelque chose de léger.

L'INVITÉ : De plumes ? Tu veux parler de plumes ?

PRALINE : Sur les vêtements je n'aime pas du tout. Mais, sur les oiseaux, ça rend plutôt bien.

L'INVITÉ : Tu aimes les oiseaux ?

PRALINE : Non. Ils sont jolis mais leur conversation n'est pas passionnante.

L'INVITÉ : A ce compte là, tu n'aimes aucun animal.

PRALINE : C'est un peu ça.

L'INVITÉ : Et moi qui pensais te connaître, je n'avais pas idée de ça. Les oiseaux sont musiciens en plus. Tu n'aimes pas écouter leurs gazouillis ?

PRALINE : Autant que j'aime écouter ceux du fils de la voisine.

L'INVITÉ : Tu n'aimes pas les enfants non plus ?

PRALINE : Si, je les aime bien. Leur conversation est souvent plus intéressante que celle des adultes.

L'INVITÉ : Ou moins hypocrite en tout cas.

PRALINE : C'est exactement ça. Un petit peu comme si la platitude était une forme d'hypocrisie.

L'INVITÉ : A tes yeux, Praline.

PRALINE : C'est à dire ?

L'INVITÉ : Qu'il y a des gens qui sont naturellement plats.

PRALINE : Je ne le crois pas. Je crois qu'ils s'aplatissent pour mieux se fondre dans la masse. Comme si la société préférait les gens inintéressants. Si les gens étaient naturellement plats, comment tu expliques le fait que les enfants ne le soient pas ?

L'INVITÉ : Est-ce qu'il n'est pas intéressant qu'une conversation qui parte de la légèreté en vienne si rapidement à dévier sur son contraire ?

PRALINE : La légèreté et l'intérêt ne sont pas contradictoires. On peut parler de plumes sans dire des banalités.

L'INVITÉ : Peut-être que, dans un certain contexte, les propos que nous venons de tenir sont d'un banal total. De la même manière que quand on te connaît on considère "tu as oublié le sel" comme une réponse banale à "tiens, une tartine de beurre".

PRALINE : Je suppose. Avec ma grande sœur ça l'était.

L'INVITÉ : Pour le beurre ?

PRALINE : Pour tout. Elle me connaissait et je la connaissais ; c'était notre mode de communication normal.

L'INVITÉ : Il lui est arrivé quoi ?

PRALINE : Elle est partie faire le tour du monde.

L'INVITÉ : Sans téléphone ?

PRALINE : Si, on se parle.

L'INVITÉ : Pourquoi tu parles d'elle au passé alors ?

PRALINE : Juste parce qu'on s'éloigne. A ne plus partager cette intimité dont tu parles, on la perd cette proximité. Et plus rien n'est naturel. Plus rien n'est naturel. C'est naturel le mot qui décrit le mieux cet état. Pas "banal" ; "banal" c'est trop péjoratif. Naturel, c'est souvent le contraire de banal.

L'INVITÉ : Et pourquoi je ne savais même pas que tu avais une sœur ?

PRALINE : Juste parce que le sujet ne s'est jamais présenté. Il te reste encore beaucoup de choses à apprendre sur moi.

L'INVITÉ : Parce que tu es le genre de fille pour qui les infos n'ont pas l'ordre de priorité habituel. On peut apprendre que tu aimes le beurre salé avant d'apprendre que tu as une sœur, parce qu'à tes yeux les deux ont le même niveau d'importance. Juste comme les enfants en fait.

PRALINE : Faux. Le beurre salé est plus important à te transmettre ; au moins ça a un intérêt immédiat pour notre vie quotidienne.

L'INVITÉ : Notre vie quotidienne ?

PRALINE : La part de ma vie quotidienne que je daignerais partager avec toi, si tu préfères.

L'INVITÉ : Non, j'aimais bien le "notre".

PRALINE : On a dit quoi sur les banalités ?

L'INVITÉ : Je ne sais plus. On en était au fait que, d'après toi, les enfants n'en disent pas. Ce qui prouverait qu'elles ne sont pas dans la nature de l'homme mais un phénomène social.

PRALINE : Exactement.

L'INVITÉ : Il faudrait déjà vérifier le présupposé dont tu pars. Va passer un après-midi à garder des enfants et on en reparle après.

PRALINE : Il faudrait avant ça avoir défini ce qui sera ou non considéré comme une banalité.

L'INVITÉ : Vaste travail.

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