Appartement 1 : Des souvenirs chez Paulette et René

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PAULETTE : Demain il fera beau.

RENÉ : Et si ce n'est pas le cas, je gagne quoi ?

PAULETTE : Je ne disais pas ça pour faire un pari, René.

RENÉ : Je sais. Mais moi j'ai dit ce que j'ai dit pour transformer ça en pari. Un pari, c'est quand même plus intéressant que "Demain il fera beau".

PAULETTE : On parie ? Imaginons que le pari c'est que s'il fait moche je te donne un bonbon. L'enjeu est faible. Et, en plus, les chances que tu gagnes sont à moins de quinze pour cent.

RENÉ : Parce que tu considères que la météo est fiable à plus de quatre-vingt-cinq pour cent ?

PAULETTE : Dans certaines circonstances, oui. Je termine ma démonstration. Nous avons d'un côté un pari sans enjeu et où le suspense est faible. De l'autre, une information "Demain il fera beau", qui peut nous servir à prendre des décisions. Ton short préféré est dans la panier à linge, peut-être lancerons-nous la machine. Le soleil pointe son nez, peut-être irais-je acheter des graines pour jardiner, ou planifier un petit voyage en Normandie. Inintéressante, mon information ? Dans l'absolu, peut-être. Mais l'intérêt d'une information dépend de ce qu'on en fait. Il en résulte que mon information est plus intéressante que ton pari. Et donc que je gagne le pari.

RENÉ : Ce n'est pas en prouvant l'intérêt de l'information que tu peux gagner le pari.

PAULETTE : Tout dépend du pari dont on parle. Moi, je parle du pari sur le fait qu'un pari soit plus intéressant que "Demain il fera beau".

RENÉ : Citron ou fraise ?

PAULETTE : Tu sais très bien que je n'aime pas les bonbons à la fraise. Et puis, on n'a pas déterminé ce qu'on pariait.

RENÉ : Non. Je n'ai même pas donné mon accord pour ce pari là.

PAULETTE : Alors rappelle toi bien, s'il fait moche demain, que, moi, je n'ai pas donné mon accord pour l'autre pari.

RENÉ : Et s'il fait beau, je dois aussi me rappeler que tu n'as pas donné ton accord ?

PAULETTE : Tu te souviens du premier pari que l'on a fait ?

RENÉ : N'essaye pas de changer de sujet, Paulette.

PAULETTE : Oui, même si je gagne le pari, il faudra se souvenir que je n'ai pas parié.

RENÉ : Si tu n'as pas parié, tu ne peux pas gagner le pari. Mais oui, je m'en souviens très bien. D'ailleurs, il faisait beau ce jour là.

PAULETTE : Et tu étais beau ce jour là.

RENÉ : Comme tous les autres jours.

PAULETTE : Non. Plus que les autres jours. Tu avais ton chapeau de paille.

RENÉ : Ah, oui, le fameux chapeau de paille. Il te manque celui-là.

PAULETTE : Il ne me manque pas. C'est juste que je ne comprends pas comment on a pu le pommer. Et ça me fait de la peine de ne pas l'avoir, de ne pas avoir pu le donner à notre fille, de ne pas pouvoir le transmettre à notre petit-fils. C'était un symbole ce chapeau.

RENÉ : Quarante ans après sa disparition, tu ne te remets toujours pas de cette perte.

PAULETTE : C'était un symbole. Un symbole de toi, seul être assez givré pour te promener en plein Paris avec un chapeau de paille sur la tête. Un symbole de notre rencontre, qui n'aurait peut-être pas eu lieu sans lui. Un symbole de tous les moments partagés, de tous les voyages faits avec ce chapeau comme précieux compagnon. Un symbole du partage, chapeau passant de toi à moi et de moi à moi, chapeau que j'aurais voulu voir passer à d'autres après nous.

RENÉ : Je t'assure que je ne suis pas le seul à porter des chapeaux de paille à Paris.

PAULETTE : A porter un chapeau de paille à Paris, peut-être pas. Mais si tu en portais "des", tu serais probablement le seul.

RENÉ : Un chapeau de paille si tu veux. Je ne suis pas le seul. Il n'y a rien de givré là dedans. Au contraire, c'est plutôt quand on a chaud qu'on porte un chapeau de paille.

PAULETTE : En tout cas, tu étais le seul que j'ai vu. Et, peut-être que sans ce chapeau, je ne t'aurais pas vu.

RENÉ : Peut-être que moi, sans ce chapeau, je t'aurais vue. Ça rétrécit sacrément le champ visuel ces trucs là.

PAULETTE : Pourtant, j'étais assez rouge pour être vue à des kilomètres.

RENÉ : Et moi, comme un imbécile, répondant à Louisa qu'avant d'accepter de rencontrer son amie il faudrait déjà que je sache de quoi elle a l'air.

PAULETTE : Alors que j'étais juste à côté, à rougir comme une pivoine.

RENÉ : Une pivoine ne rougit pas. Elle est déjà rouge, sauf si ce n'est pas une pivoine rouge. D'ailleurs, je crois bien que la plupart des pivoines ne sont pas rouges.

PAULETTE : Et j'avais l'air de quoi ?

RENÉ : Tu avais l'air d'exactement ce qu'il me fallait. Un mélange de spontanée folie et d'hésitante discrétion.

PAULETTE : Un paradoxe tout comme tu les aimes.

RENÉ : Elle était culottée quand-même, la Louisa. Arriver devant un inconnu et lui dire "Bonjour. Mon amie affirme qu'elle ne pourra jamais tomber amoureuse parce que tous les hommes se ressemblent. Vous qui ne ressemblez à personne, accepteriez-vous un rendez-vous avec elle ?" Culottée, vraiment. Un autre que moi aurait été vexé.

PAULETTE : Mais toi, tu as été flatté.

RENÉ : Bien, sûr.

PAULETTE : Toi qui ne ressemble à personne d'autre qu'à moi-même et qui en est si fier. N'empêche, tu as été culotté toi aussi. Soumettre notre destin ainsi à un pari. Que se serait-il passé si je l'avais perdu ?

RENÉ : Alors, ça aurait été moi qui aurait été perdant.

PAULETTE : Sauf qu'au moment de parier, tu ne pouvais pas le savoir.

RENÉ : Si, je pouvais le savoir. Quand je t'ai vue, j'ai immédiatement été charmé. Mais, avant-même de te voir, je l'étais déjà, charmé. Parce qu'une femme affirmant qu'elle ne pourra jamais tomber amoureuse, c'était différent, osé, rafraichissant. Même pas pour le défi de la conquérir, juste pour l'indépendance d'esprit vis à vis de tout qu'elle doit avoir pour penser ça, surtout à l'époque. Et puis, plus encore, si elle justifie ça par le fait que tous se ressemblent, alors c'est qu'elle est probablement comme moi.

PAULETTE : Perchée comme toi. Et, pour prouver qu'elle pouvait être perchée aussi haut que toi, il te fallait lui demander de grimper à un arbre. Et si j'étais tombée ?

RENÉ : Pour pouvoir vivre avec moi, il fallait être capable de supporter l'altitude, et même de s'y complaire.

PAULETTE : L'altitude spirituelle, oui. Mais grimper, c'est toujours plus dur que de rester perché. On peut très bien être capable de rester perché mais pas de grimper.

RENÉ : Il fallait juste que tu sois en haut. Une fois que tu y étais, rester c'était facile. Descendre, c'est tellement plus compliqué que monter. Une fois que tu étais perchée, tu allais forcément le rester.

PAULETTE : La vue est tellement plus belle de là haut. Mais tu oublies que les métaphores ne sont que des métaphores, et qu'on peut tout à fait être capable de grimper mentalement sans être capable de grimper physiquement. Tu aurais eu ma mort sur la conscience.

RENÉ : Je ne pouvais quand même pas accepter de rendez-vous sans pari. J'aurais eu l'air de quoi ?

PAULETTE : Et tu as eu l'air de quoi, pariant que je n'étais une femme pour toi que si j'étais capable de grimper à cet arbre ?

RENÉ : De moi-même.

PAULETTE : Et un bel exemplaire !

RENÉ : Tu dis que je ne fais pas la différence entre ce que signifient les métaphores et leur signifiant, mais c'est toi qui pleure le chapeau de paille alors que les souvenirs perdurent malgré son absence.

PAULETTE : Ils vivent tant qu'ont les fait vivre, les souvenirs. Et c'est bon de se les rappeler, mais c'est encore meilleur quand ce sont eux qui te rappellent à eux. C'est tellement agréable, d'être surprise par les souvenirs. Ton regard tombe sur quelque chose et ce sont des images et des mots et des sons et des odeurs qui te reviennent. Tu étais là et la seconde d'après tu es ailleurs, cet ailleurs qui est pourtant ta vie et qui existe toujours alors qu'il est censé être passé, qui par le pouvoir des objets et des évocations revit.

RENÉ : Tu as oublié le goût.

PAULETTE : Quel goût ?

RENÉ : Les images, les mots, les sons et les odeurs. Il manque le goût. Et le toucher aussi.

PAULETTE : Toutes les sensations oui. Tout ça de nouveau présent alors que pourtant derrière nous. J'aime cette magie. Mais je l'aime plus encore quand c'est elle qui m'appelle que quand c'est moi qui l'appelle. Je l'aime quand elle arrive par surprise.

RENÉ : C'est pour ça que j'aime tant cet appartement. Et on devrait le quitter pour plus grand, pour une terrasse, pour se rapprocher de notre fille ? C'est ce que tu dis, pourtant. Ici les souvenirs sont partout, notre quotidien est criblé d'objets et de recoins évocateurs et symboliques.

PAULETTE : Justement, René, notre vie n'est pas finie. J'aime ces souvenirs partout autour de moi. Mais je les ai tous déjà savourés mille fois. Nos recoins et nos objets ne me surprennent plus. Le bonheur de ces souvenirs vient de la conscience d'avoir eu tant de moment de bonheurs, mais il vient aussi de la promesse de tous les nouveaux moments de bonheurs qui restent à vivre. Allons ailleurs, créer de nouveaux souvenirs. Ici, il n'y a plus de place pour les stocker.

RENÉ : Mais est-ce que notre cheminée ne te manquera pas autant que le chapeau de paille ?

PAULETTE : Elle me manquera pour les marshmallows que nous y avons fait griller, pour la sensation de la chaleur caressante après une journée de neige, pour les contorsions de toi Père-Noël essayant de s'y glisser, pour le sourire extatique de notre petit-fils qui semblait aussi ravi que le premier homme des cavernes découvrant le feu, pour les photos que nous avons prises devant elle, pour le souvenir de la crasse me recouvrant le jour où j'ai essayé de ramoner.

RENÉ : Moi, elle me manquera pour toutes les fois où j'ai regardé les flammes en y voyant ta silhouette danser, le symbole de la folie et de l'imprévisible au milieu d'une calme journée à se prélasser, le souvenir de la chaussette pendue dessus qui s'est enflammée parce qu'elle était trop chargée de bonbons.

PAULETTE : Heureusement que ce n'était pas de l'argent.

RENÉ : Tu dis ça parce que c'était des bonbons à la fraise et que tu n'aimes pas ça.

PAULETTE : Oui, juste pour ça. Pour en revenir à la cheminée, elle me manquera oui, mais comme tu l'as dit, les souvenirs d'elle perdureront sans elle. Une nouvelle cheminée la remplacera et fera ses propres caprices, sa propre chaleur, ses propres dessins, générera de nouvelles pensées.

RENÉ : Et si nous n'avons pas de cheminée ?

PAULETTE : Ce n'est pas négociable. J'aime trop les cheminées. Mais, je n'avais pas idée que tu m'y voyais danser.

RENÉ : Si tu savais toutes les choses qui me rappellent ma Paulette.

PAULETTE : Je voudrais bien toutes les connaître.

RENÉ : On n'aurait pas assez d'une vie pour les énumérer, même en reprenant celle là à partir de la naissance.

PAULETTE : Cette expression n'a aucun sens. Tu n'as eu qu'une seule vie, et pourtant tu as bien eu le temps de toutes te les énumérer mentalement.

RENÉ : Mais je ne pourrais pas me souvenir de toutes.

PAULETTE : Tu aurais du me les dire au moment où tu les pensais.

RENÉ : Je t'en ai dit la plupart.

PAULETTE : Mais jamais les flammes dans la cheminée.

RENÉ : Parler pendant que je les admirais aurait rompu le charme.

PAULETTE : Tu veux danser ?

RENÉ : Tu veux ramoner ?

PAULETTE : Pardon ?

RENÉ : Maintenant que tu m'en as parlé, je n'arrive plus à m'enlever cette image de la tête. C'est beaucoup trop drôle, et ça faisait bien des années que je n'y avais plus pensé.

PAULETTE : La cheminée aurait eu nettement moins de charme à tes yeux si chaque fois que tu l'avais regardée tu avais repensé à ma silhouette pleine de suie et dépitée plutôt qu'à ma silhouette dansant gracieusement.

RENÉ : Moins charmante, mais tellement plus marrante. Je me demande si je n'ai pas perdu au change.

FIN

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