Chapitre 5 : Promesse.

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La tête plongée entre les livres, j’oubliais presque mon rendez-vous avec Madame Karen. Je refermais les ouvrages pour les replacer dans les rayons de la bibliothèque et rangea ceux dont j’avais besoin dans ma sacoche. Avant de quitter la salle, je la balayais du regard. J’avais pris cette habitude depuis que nous étions séparés. Je ne voyais qu’Elliot assis à une des tables du fond et accompagné d’une superbe blonde. Dossan se balançait sur les deux pieds de sa chaise et mâchouillait un chewing-gum qu’il faisait rouler autour de sa langue. Quel numéro, pensais-je alors que la plupart des filles présentent le relookait de derrières leurs livres. Je regardais un peu plus attentivement autour de moi. Il devait vraiment travailler sur ses travaux car Blear n’était pas dans la salle. Il ne l’avouerait jamais, mais j’étais absolument certain qu’il s’y rendait pour l'observer de loin.

Dans une tentative que je savais vaine, je tentais de le convaincre d’assister à son rendez-vous avant que je n'aille au mien. Depuis combien de temps n'allait-il plus voir la psychologue ? Quelques séances ou quelques semaines ? Je ne me souvenais plus, trop de choses à penser. Je fus heureux d'entendre et même de constater de mes propres yeux que son groupe avait décollé, mais je n'aimais guère les effets que cela avait sur son corps. Ou était-ce la dépression ? Il avait perdu du poids, nous l'avions tous remarqué d'ailleurs. Elliot me lança des "non" de tête au loin pour me dissuader de l'embêter davantage. J'étais cependant du même avis que notre psychologue : il devait la revoir.

Il cachait toute sa peine et de détresse derrière ses mèches noires et ne l'exprimait que par la chanson. Mais ce monde ne lui permettait pas de guérir, il ne s’agissait que d’une échappatoire. J'abandonnais l'idée de le raisonner, découvrant son visage sombre.

- N’insiste pas Mik, je n’irais pas et tu peux lui dire que c’est peine perdue, fit-il alors que je le sondais d’un regard inquiet.

- Je préférais que tu lui dises toi-même, avouais-je. Elle mérite au moins que tu te déplaces pour t'expliquer…

- Aussi moralisateur qu'elle, souffla-t-il agacé en refermant d’un geste brusque le livre qu’il tenait en mains. Je n’avais vraiment pas besoin d’entendre ça, ajouta-t-il en me bousculant presque avant de quitter la pièce dans la précipitation.

Comme toujours, le voir fuir me rendait triste : nous étions si proches avant tout ça. Dossan n’étant pas un Richess, il était le seul de notre équipe avec Alicia et Louis que nous pouvions encore côtoyer sans prendre de précautions. La différence avec eux c’est qu’il avait été profondément touché par les lois qui régnaient autour de nos sept familles. Le surnom dont il se pourvoyait lui allait tellement bien. “Le corbeau” : un animal généreux et présent pour sa fratrie, mais qui trace son chemin dans la plus grande des solitudes. Le noir lui sied d’autant plus et les filles adoraient son air mélancolique. Comment pouvait-on se réjouir de la tristesse de quelqu’un ? Je quittais la pièce, découvrant un Elliot aussi déçu que moi à qui je fis un dernier signe de tête. S’ils pensaient que j’abandonnerais mon meilleur ami, ils avaient tort. Nous faisions semblant, tous le temps. Et la constance de cette distance, nous permettaient d’organiser quelques sorties entre garçons de temps à autre. Ils nous avaient enlevé nos filles, mais ils n’arriveraient pas à nous prendre notre amitié.

J’y pensais tout le long du chemin jusqu’au bureau de Madame Karen. Il avait l’air de la détester. C’est vrai que pour une psychologue ces pratiques apparaissaient souvent rudes. Elle nous confrontait à la réalité et je devinais que ce ne fut pas un hasard de croiser Eglantine à l’intersection des couloirs. Je déposais ma main sur mon torse, sentant mon cœur louper un battement. Au croisement de ses grands yeux bleus dont l’étincelle revenait au fil des jours, je sentis la nostalgie me conquérir. Au temps de notre quatrième secondaire, je l’aurais pris par la main pour l’emmener dans un endroit secret et l’aurait embrassé de toute mon âme. Elle ne baissa pas la tête. Nous nous regardions simplement, sachant pertinemment ce qu’il y avait dans l’esprit de l’autre et nous continuâmes notre route sans prendre la peine de nous retourner.

Je découvrais la porte de son bureau à moitié était entrouverte. Je frappais deux coups et l’ouvrit pour m’installer sur la chaise bien moins confortable que l’ancienne quand elle m’invita à le faire.

- Alors comment te sens-tu ? demanda-t-elle directement en s’armant d’un de ses nombreux stylos qui trônait dans les pots à crayons sur son bureau.

- Je pensais que vous évitiez de poser nos rendez-vous l’un après l’autre ? rétorquais-je de suite sachant exactement où elle voulait en venir. Vous êtes cruelle parfois, je crois que c’est la raison pour laquelle Dossan ne veut plus venir.

- Je constate que tu es fâché, affirma-t-elle d’un mouvement en tête me fixant comme si elle lisait dans mes pensées. Cela dit, je te promets que je ne lui ai pas donné ce rendez-vous par choix.

- Mais vous êtes curieuse de savoir ce que j’ai ressenti ? On dirait une mauvaise blague.

- Vous les Richess, pouffa-t-elle en roulant les yeux vers l’arrière. Enfin votre groupe, je veux dire, vous êtes vraiment quelque chose. Qu’est-ce que vous me donnez du fil à retordre, rit-elle en s’accoudant au bureau. Plus sérieusement, j’aimerais effectivement connaître tes pensées, tes réflexions, à propos d’Eglantine. Même si c'est votre dernière année, tu seras amené à la croiser dans le futur. C’est important pour moi de savoir si tu es capable de surpasser cette étape.

- Madame, fis-je dans un souffle, je ne l’oublierais jamais. Je le sais, parce que quand nous croisons comme aujourd’hui, je sens de tout mon être que je l’aime. Alors, je ne suis pas sûr de pouvoir surpasser cette étape, mais s’il y a une chose dont je suis sûr c’est que c’est une torture de la voir au bras d’un autre et de ne pas pouvoir l’embrasser quand je le souhaite.

- Il y a un point sur lequel je voudrais appuyer, annonça-t-elle en tapotant son stylo sur son carnet. Depuis le temps que nous travaillons ensemble, j’aurais voulu que tu le comprennes seul, mais la question n’est pas de l’oublier. C’est évident que tu ne l’oublieras pas. Elle a pris une place très importante dans ta vie et tu ne pourras l’effacer. L’idée c’est d’apprendre à vivre avec ce passé qui te tortures et d’accepter la situation telle qu’elle est aujourd’hui. C’est en l’acceptant que tu pourras t’épanouir dans ta nouvelle vie, avec ta future femme et ton futur enfant.

Je frissonnais en entendant ces derniers mots, sur lesquels elle avait appuyé tout particulièrement. En ce qui concernait Eglantine, je ne voulais simplement pas entendre son raisonnement. Elle avait raison de dire que je n’assistais pas à ses séances pour l’oublier, mais plutôt pour accepter la situation dont je ne voulais pas. Mais lorsque j’y serais arrivé que se passerait-il ? Au fond, j’avais l’impression qu’accueillir ce nouveau mode de vie dans lequel je pataugeais déjà à moitié, reviendrait à effacer son souvenir de ma mémoire. Cette idée plus que les autres me terrorisait. La deuxième qui créait mes insomnies, elle y venait :

- Eglantine c’est une chose, mais je t’avoue qu’aujourd’hui j’espérais traiter d’un autre sujet. Je sais, tu ne veux pas, ajouta-t-elle en me voyant déglutir.

- Ce n’est pas que je ne veux pas, la coupais-je dans son élan.

- Alors raconte-moi comment ça se passe avec Stella ? Finalement, où en êtes-vous ?

Si vous ne l’aviez pas encore compris, Stella était ma future femme, choisie avec soin par mes parents. J’eus quand même mon mot à dire, analysant tous les profils qu’ils m’ont soumis comme si je décidais de ma viande pour le soir. Pourquoi elle et pas une autre ? De toutes ses filles que j’ai rencontrées, ce fut celle qui me marqua le moins. Une jeune femme sans chichis, d’une chevelure noire et un visage doux mais banal. En prenant la peine de faire sa connaissance, j’ai découvert quelqu’un de réfléchi et qui ne se donnait pas la peine d’essayer de me plaire. Au fil des rendez-vous, et sans artifice, elle m’a plu. Je ne cherchais pas une remplaçante à Eglantine, ni une femme parfaite ou névrosé dont l’ultime but était de me séduire. Alors que celle que je ne pouvais pas obtenir se tenait timidement au bras d’un immense gars dont les gènes semblaient tout droit sortit d’Islande, je stagnais. Elle restait forte, comme je le souhaitais, alors je me devais d’avancer à mon tour. Je l’ai choisi parce que nous étions sur la même longueur d’onde et que je la trouvais de plus en plus jolie au naturel. Quel bonheur pour nos parents respectifs et quel supplice de les entendre parler de procréation. Je voulais faire les choses dans l’ordre et correctement, sans la brusquer. Je fus intransigeant sur cette dernière idée et attendue de ressentir une once d’amour pour sa jolie personne. Après trois mois, je compris que ses parents l’obligeait à s’offrir comme un sacrifice. Sachant que les miens me suppliaient presque de la déflorer, j’entrepris la discussion à ce sujet. La pauvre n’en pouvait plus de cette pression, tout comme moi, elle avait peur. Ses pleurs nous décidèrent à passer à l’acte. Elle essuya les miens lors notre première fois et de celles qui suivirent, car il en eut beaucoup d’autres. Tous les soirs nous nous consolions dans les bras de l’autre, j’acceptais ses caresses, dans l’ultime but de créer la vie. L’acharnement vint dans les mois qui suivirent. Elle ne prenait pas la pilule, aucune contraception et elle ne tombait pas enceinte. Nous avons tout essayé, tous les remèdes de vieilles grand-mère et les conseils de médecins avisés, la consommation à usure. Je devais m’y résoudre, son corps refusait de porter un bébé.

- Mes parents m’ont proposé de changer de partenaire, dis-je difficilement. Mais je me suis engagé et je dois bien avouer que je l’apprécie énormément. Nous vivons cette épreuve ensemble et puis honnêtement, je n’aurais pas la force de recommencer avec quelqu'un d'autre une nouvelle fois. Alors ils étaient contre au début, mais nous avons décidé d'avoir recours à une mère porteuse.

- Une mère porteuse, je vois, et qu’en penses-tu ? N’as-tu pas des réticences à l’idée qu’elle porte votre enfant ?

- Que notre enfant grandisse dans son ventre ou dans celui d’une autre, ça ne changera rien au fait qu’il ou elle sera notre enfant. Je n’ai peur que d’une chose, avouais-je.

- Je t’écoute, fit-elle d’un mouvement de tête qui m’invitait à poursuivre.

- Nous avons sélectionné des profils et grâce à notre statut, nous avons la chance de pouvoir accélérer les démarches, mais c’est presque déjà trop tard. Si tout se passe bien, notre enfant naîtra une année après les autres Richess, expliquais-je la gorge serrée.

- Je vois, tu ne réponds pas aux critères imposés par vos familles… Mais je suppose que ce n’est pas ce qui t’embête le plus.

- Vous savez très bien où je veux en venir, m’énervais-je. Les autres n’ont aucun problème, mais il a fallu que ça ne marche pas de mon côté. Nous avons fait une promesse, comment est-ce que je vais la tenir maintenant ?

Madame Karen me regarda avec peine et sortit une boite de mouchoirs d'un de ses tiroirs. J'acceptais en colère celui qu'elle me tendait, je n’avais même pas sentis mes larmes couler. Pourquoi devais-je être le maillon faible alors que nous avions fait cette promesse ? Après avoir vécu autant de souffrances, la seule chose dont je me préoccupais réellement, c'était de trouver un moyen de la réaliser.

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