Les poissons et la raie sur le côté

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Il emballa soigneusement les poissons dans du papier journal qu'il plia en quatre pans, puis les rangea dans le minuscule réfrigérateur. Il se servit une bière avant de refermer la porte et sortit un croûton de pain rassis et un morceau de fromage du garde-manger. A travers la fenêtre, le brouillard recouvrait le lac de son voile laiteux. Les derniers pêcheurs remballaient leurs cannes et rentraient chez eux déjeuner. Il ne se souvenait plus auquel il avait volé les poissons. A cette époque de l'année, ils sont tous vêtus de cirés jaunes ou verts.

En grimpant la Grande avenue qui longeait le lac, il s'arrêtait à intervalle régulier discuter avec ces hommes armés de patience et profitant d'un instant d'inattention, leur dérobait une partie de leur butin aquatique. Il avait élaboré ce subterfuge afin de palier la maigreur de l'allocation chômage. Il mangeait rarement à sa faim et ces poissons constituaient un réel festin qu'il se réservait pour le soir.

Il boitilla lentement jusqu'à son fauteuil bancal dont un des pieds était rongé par les vers. Une vieille radio résillant crachait une chanson de Sinatra. Il croqua tour à tour le pain et le fromage, mastiquant bruyamment puis se mit à fredonner l'air, se remémorant la photo de l'artiste suspendue dans le couloir de la maison de ses parents, une belle demeure avec un jardin où sa mère faisait pousser des parterres de roses dont elle venait respirer les parfums chaque matin. Son allocation ne lui permettait de s'offrir qu'un deux-pièces exigu dans les baraquements en préfabriqué qui s'étendaient sur plusieurs centaines de mètres le long de la Grande avenue. Il avala sa dernière bouchée accompagnée d'une gorgée de bière et s'essuya la bouche du revers de la main puis s'extirpa du fauteuil et coupa la radio. Il ressortit les poissons du réfrigérateur, les déposa sur la table et défit les plis du journal. Il déplaça légèrement l'objet de son festin et lut les petites annonces. L'une d'entre elles proposait deux cents dollars pour jouer le rôle de cobaye dans un salon de coiffure. Il renfourna négligemment le paquet au frais, enfila sa veste usée et sortit sans fermer à clé.

Deux cents dollars ! Comme s'ils tombaient du ciel et qu'il suffisait de tendre la main. Et tout ça pour rien. Peut-être serait-il même plus présentable après ce passage sous la tondeuse ou au pire un vieux bonnet ferait l'affaire durant quelques jours.

Deux cents dollars ! Combien de jours à manger décemment ? Il n'en savait rien. Beaucoup certainement.

Un crachin se mit à tomber alors il pressa le pas mais sa jambe le fit souffrir. Le salon se trouvait en plein centre-ville, il mettrait une heure à pied, tout au plus. Rien que l'idée de toucher ses deux cents dollars l'excitait. Tenir les billets et les faire glisser entre ses doigts pour entendre leur crissement.

Sa jambe finit par le lancer atrocement et il fut bien content d'arriver au salon. Il expliqua ce qui l'amenait et la fille blonde l'installa dans un fauteuil à accoudoirs rembourrés. Derrière lui, des femmes séchaient leurs cheveux sous de gros œufs métalliques. Il les observait dans le grand miroir. Certaines feuilletaient des magazines, d'autres parlaient en s'observant les mains. La fille blonde revint au bout de quelques minutes accompagnée d'un jeune homme assez petit portant une boucle à l'oreille gauche. Un apprenti coiffeur. Ses cheveux étaient coupés ras et teintés d'orange. Celui-ci lui mouilla les cheveux puis les shampooina. Il aurait préféré qu'une femme s'occupe de lui et le fit remarquer à la fille blonde mais en vain.

L'apprenti le coiffa d'une belle raie sur le côté, lui offrant en prime un petit coup de parfum en vaporisateur. Finalement, il fut satisfait du résultat, se leva tout sourire et suivit la fille blonde vers la sortie. Il réclama son dû et elle lui glissa un billet de vingt dollars dans la main. Il grogna que l'annonce en promettait deux cents. Elle supposa que ce devait être une erreur de frappe de la part du journal et lui déclara qu'il n'aurait rien de plus. Ces repas plus copieux qu'à l'habitude qu'il s'était déjà imaginés venaient de s'évanouir en une fraction de seconde.

Il quitta le salon, amer et agacé. Il claudiqua une demi-heure en maugréant, arpentant plusieurs fois les mêmes rues. Le crachin fit son retour et les lumières de la ville s'allumèrent simultanément dans toutes les artères. Il décida de remonter la voie piétonne. La rue des prostituées. Quelques-unes faisaient encore claquer leurs talons sur les pavés mais la plupart s'étaient réfugiée dans les cafés. Les « bars à putes » comme disait son père qui les fréquentait plus qu'il ne voulait le faire croire. Lui s'y était rendu quelques fois, au début de son chômage, quand l'allocation le permettait encore.

Il pénétra dans un café aux vitres fumées et s'avança, un peu timoré. Une femme promenant sa forte poitrine qui débordait un peu de sa robe l'accosta, une fausse blonde avec des grosses bagues dorées aux doigts. Lorsqu'il sortit son billet, elle laissa éclater un grand rire. Elle lui enleva son billet des mains puis le saisit par la taille et le fit tourner au rythme de la valse que jouait un orchestre perdu derrière la fumée. Il peinait à la suivre, sa jambe traînait un peu. Elle sourit tout le temps de la danse. Lui avait la mine morose, repensant sans cesse à ses deux cents dollars. Quand la musique s'éteint, elle lui chuchota qu'elle le trouvait mignon avec sa raie sur le côté, que pour ses vingt dollars, il aurait le droit à une autre danse après qu'elle se soit remaquillée. Elle disparut derrière la porte des toilettes, lui resta quelques instants immobile puis sortit du café. La pluie s'était intensifiée alors il marcha tête baissée, droit devant. Il refit le trajet du début d'après-midi, passa le long de la colonne de pêcheurs ressortis pour la soirée. Au loin, les fumées de l'usine où il avait travaillé avant de s'abîmer la jambe dans une machine, grimpaient, noires, vers le ciel.

Quand il rentra chez lui, il étendit sa veste sur le dossier d'une chaise et se regarda dans le miroir fendu suspendu au-dessus du réfrigérateur. Ses cheveux étaient trempés et sa raie avait disparu.

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