Gloire aux saints
L'idée surgit d'un seul coup, illuminant ses pensées :
« ... Ou j'invoque, oui ! Notre Seigneur ! Le Bon Dieu tout puissant qui bénit ce jour, la sainte trinité, les anges et leurs beaux saints, auxquels je voue une foi inébranlable, biblique ! alléluia, amen, et tout le tralala ! »
À ces mots le dragon, déjà flétri, s'effondra sous une vague d'éternuements successifs, projetant à tout va des nuages de flammes et de poussières.
Le trouvère, tout fier, sortit de sa retraite calcinée à vive allure, déterminé à mettre plusieurs kilomètres entre lui et l'allergique démon.
La bête, entre deux quintes, ouvrit ses larges ailes dans le but évident de pourchasser l'impudent. Mais sa coordination étant trop médiocre, il ne put s'élancer sans directement se vautrer. À la place, il partit sur ses quatre pattes, claudiquant derrière l'infâme lutin coupable de toutes ces bondieuseries.
— Ve vais ... Te Boufler ! T'étriquer ! T'exhumidifier ! Te rhuminer, cracha, désordonné, le cérébrolésé en pourchassant le barde. Mais sa course semblait gênée par quelque chose. Entre deux déconnexions neuronales, son attention se reporta sur le bout de sa queue, alourdie d'un poids inhabituel.
— Pas si vite ! cria sa queue en retour.
Étrange, se dit-il malgré ses saccades cervicales. Son extrémité avait la même voix que le preux qu'il venait d'écrabouiller.
Le dragon, entre course-poursuite et étonnement, choisit de tourner sa grande tête vers son arrière-train, tout en continuant à poursuivre le marathonien.
À ses fesses, ski-nautiquant à sec accroché à ses poils de queue, se trouvait l'immonde chevalier que ses flammes n'avaient pas réussi à griller.
Courir en regardant derrière avec une épée plantée dans la cervelle, était à peu près aussi difficile que nouer ses lacets en jouant de la cornemuse. Aussi l'immense lézard ne put maintenir longtemps la cadence et s'emmêla les membres, avant de s'écraser lourdement au sol.
Dans un glissé magistral, doublé d'une demi-pirouette théâtrale, Fringard acheva son voyage aux pieds de la bête effondrée.
— Et voilà le travail, lança-t-il, tout en retirant de sa bouche les cailloux et les mouches avalés dans sa course.
— Ce... s'est ... Pas... Pini... balbutia le dragon...
— Si, ça l'est...
Et d'un coup brutal, le preux enfonça le reste de Pourprée au fond du crâne écaillé... « Bien fait pour ta gueule ! »
Le barde, déconfit d'avoir autant couru, tomba à terre sans avoir le courage d'entonner une ode à cette splendide férocité.
De la poussière plein le nez, il parvint néanmoins à murmurer :
— Frin... Gard. Je crois... que je vous aime...
— Holà ! je ne mange pas de ce pain-là ! Contente-toi de me vénérer, d'écrire et chanter mes exploits, même si ça m'emmerde, mais évite de m'aimer !
— Je vous aime, n'en déplaise ! dit l'adorateur, vautré.
— Mais ça me déplaise énormément, cesse donc et contemple ma gloire en silence. C'est tout ce qu'il y a à faire. Oh, j'y pense, il serait tellement beau d'inventer un appareil tarabiscoté qui graverait en un instant notre reflet sur papier glacé. Je n'aurais qu'à l'encadrer avec des montants d'airain et l'afficherait sur le bord d'une cheminée. Ça brancherait les donzelles, tu ne crois pas ? Tu m'écoutes, barde ?
Le poète meurtri se releva, échevelé mais transi.
— Certes, chevalier. Mais outre cela : quelle force, quelle audace, quelle épée ! Comment donc, merveilleux être, avez-vous survécu à ces deux attaques mortelles (c'est pour ma chanson) ?
— J’en sais rien, je t'avoue. Mais qu'importe, je suis là !
— Vous avez été grillé et puis, sans vergogne, écrabouillé. N'y aurait-il pas là quelques miracles ?
— Le seul miracle est le talent ! Vil manant !
Le bienheureux chanteur tiqua, l'air intrigué.
— Justement, n'y aurait-il pas, outre cette malédiction de rimes – qui n'a de malédiction que le nom – quelques magies cachées derrière votre fier allant ?
— Diantre, pauvre intrigant, n'espère pas plus d'informations de la part de ton héros. Installe-toi et contemple donc ma gloire.
— Attention, chevalier, à trop vous vanter, vous tentez le jaloux de vous déposséder... Ah c'est bon ça ! Où sont mes feuillets ? J'espère pas sous les pattes de ce vil dragonet !
— Dépêche d'aller quérir tes stupides feuillets, ménestrel, j'ai une récompense à aller ... euh... quérir aussi ! Bref ! Allons-y.
— Une minute ! clama d'une voix chantante l‘admirateur, en faisant le tour du bestiau aplati. Non, pas ici...
— Tu écriras sur ta manche, allez !
— Un instant, partit-il gambadant vers l'orme déchu qu'il avait pris pour maman. Je crois les avoir laissés sous cet auguste chêne cendré !
— Chêne cendré... Tu parles... Cette souche cramée ! Grouille ! Ou c'est avec ton sang que j'écrirai tes balades sur... Sur le cul de mon cheval ! Allez !
— J'arrive ! revint le trouvère ayant retrouvé ses vers. Partons mon beau, j'ai mon support pour coucher vos exploits.
— Et ce ne seront que mes exploits que tu coucheras, crois-moi ! Commence ton ode ! Mais tais-toi !
— Mais je...
— J'ai dit : tais-toi !
Et les voilà repartis sur ces territoires aigris. Le compositeur, frustré, meurtri, marchant dans les pas du triomphateur se gargarisant de sa toute-puissance, tentait, mais en sourdine, de mettre en musique les exploits accomplis.
Il tentait de pondre des phrases courtes, accrocheuses et vives, pour éviter de laisser son inspiration glisser, habile et tortueuse, en citations pompeuses et inutilement longues, ponctuées de virgules abusives, dont on ne devinait jamais la conclusion, tant les mots s'enchaînaient, confus et abstrus, jusqu'à un aboutissement, tant et tant rêvé mais jamais atteint, à la manière d'un marin visant l'horizon sans jamais y parvenir et qui, par la grâce de ...
— Bon sang ! Même quand tu penses, tu es chiant ! cracha Fringard, le sentant cogiter. Ne compose rien ! La paix !
L'armoire à glace siffla pour interpeller son fier cheval. La bête hennit derechef par-delà l'horizon.
À cet appel succéda un autre sifflement, à la limite de l'ultrason.
Un grondement qui n'était pas l'éclair s'y ajouta, perçant le ciel.
« Merde... Un autre dragon... ».
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