Symphonie en lutte majeure
La bataille fit rage. Pêle-mêle : le dragon violet mordait haineusement la queue du jaune furieux qui incendiait à grand feu les plumes chatoyantes du démon bleu, pendant que le pourpre se voyait arracher sa crinière tressée par les griffes, rouges sur rouge, du chef ensanglanté.
Compositeur talentueux, Fringard mettait le tout en musique en s'infiltrant dans leurs rangs, coupant par-ci, tranchant par-là, se faisant passer pour quelques serres ou quelques dents. Son concerto en lutte majeure faisait résonner les corps démembrés, vibrer les cordes viscérales, couiner les cuivres écaillés et tonner les percussions exaltées, enchaînant les notes en sang, des cœurs explosés.
L’atroce musique était belle, jugea le ménestrel en se mêlant aux roches rassemblées. Le spectacle également. Il voulut chercher ses feuillets éparpillés mais abandonna au profit de cette scène affreusement splendide, qu'il préférait contempler. Un coucher de soleil tendre venait transcender ces corps réduits en cendres.
Le concert de hurlement cessa après le final, grandiose. Les corps instrumentalisés finirent de s'effondrer sous une tempête d'applaudissements qui n'appelait nulle prose. Les rochers étaient désormais libérés, comme l'ensemble de ces contrées et de ces terres.
Du silence insistant d'après concert, émergea lentement un rire dément, le rire d'un fou. Fringard hurlait à la lune tel un loup, comme un démon savourant son courroux, comme le sectaire aux blagues de son gourou.
— Il a tout de même l'air un peu chelou, murmura, inquiet, l'un des cailloux.
Le barde posa sur lui une main compatissante.
— N'aies crainte petit Pierre, il fait ça pour décompresser. Il est stressant d'occire des amas de dragons qui essayent de vous carboniser. Vous, les rochers, ne souffrez guère des brulures, vos corps sont naturellement ceints d'une armure.
— Gardez votre condescendance. Ce n'est pas parce que nous sommes des roches que nos cœurs sont de pierre ! Vous imaginez que si ces bêtes ne pouvaient pas nous détruire nous ne pouvions pas souffrir ou encore noircir ? Voyez, nous sommes tous désespérés et même défigurés ! Certes, vous nous avez libéré, mais regardez donc notre plaine ! Comment allons-nous accueillir le tourisme avec ce cratère incandescent et ces cadavres de dragons ? Messieurs, vous êtes deux gros...
— Bon ! C'est pas tout ça, mais on a une récompense à aller chercher, trouvère ! coupa Fringard, indifférent aux rochers. Ne moisissons pas avec ces vieilles pierres casse-pieds et leurs airs sinistres ! J'ai faim ! Tu veux du steak de lézard-ailé ? mâchouilla-t-il en arrachant une large bouchée du pavé qui était planté sur son épée. C'est plutôt goûtu, crois-moi !
Le prosateur resta interdit, cet être splendide était aussi le pire des malfrats.
Il se tourna vers le petit tas de roches aux visages mornes, il voulait leur parler, les consoler, leur dire que bientôt ils pourraient ouvrir un parc d'attraction dont les montagnes russes feraient merveilles en exploitant les nouveaux dénivelés, qu'ils pourraient ouvrir des fast food ou des restaurants gastronomiques avec les invraisemblables quantités de viande sur ces carcasses grillées. Mais il se tut. Ces cailloux n'allaient jamais perdre ces mines tristes et déconfites, après tout, ils n'étaient que des rochers... Ne disait-on pas « malheureux comme une pierre » ? Alors, à quoi bon essayer ?
— Je veux bien goûter... Allons-y, chevalier, dit le barde en guise d'aurevoir inavoué. Ils laissèrent les basaltes à leur triste décor et repartirent vers ces contrées qu'ils avaient depuis bien trop longtemps délaissées.
Après quelques heures de marche qui apportèrent leur poids d'obscurité, les deux compères finirent par s'installer pour camper. Pourfendard "le" jument de Fringard et la mule habile, que Piroulette avait baptisé Acrostiche, reçurent quelques bouts d'herbes calcinées trouvés sur les terres arides. Elles machaient toutes deux leur maigre pitance, pendant que les deux hommes épuisés faisaient bombance en mâchonnant quelques tranches de dragon fumé.
Le feu était agréable et propice aux confidences. Le poète ne se fit pas prier.
— N'empêche, chevalier, à moins que vous ne soyez de ces dieux immortels, il doit bien y avoir un truc. Non ?
— À part le talent, tu veux dire ?
— À n'en point douter...
— Les étrangetés de la vie, barde, rien de plus, un peu de chance, certes, et puis...
— Et puis ? osa Piroulette, avide de sens !
— Buvons ! Fêtons ! Demain nous serons de retour au comté de Marav-machin-truc...
— Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer ...
— j'allais le dire ! Bref, j'aurai ma belle prime et toi, tes odes. On pourra se quitter en bon terme, riches chacun ! Surtout moi !
— Buvons, en effet, noble sigisbée, qu'avez-vous à proposer ?
— Noble sig... quoi ? Bébé ? Ah, vous les trouvères... et tous vos mots ! J'ai deux excellentes bouteilles d'hydromel de chèvre, à n'en point douter !
— Vous rimez, chevalier.
— Raaahh, ça vient de m'échapper ! Alors qu'en dis-tu ?
— J'en dis que l'hydromel de chèvre me sied mais qu'un tel breuvage n'est pas censé exister...
— C'est pourtant ce que le tavernier m'a dit ! "mon meilleur hydromel de chèvre, je les ai moi-même traitées !" m'a-t-il assuré ! clama le freux en prenant une voix de poivrot.
— Je crains, mon ami, que cet homme ne vous ait arnaqué... Et on dit traire, pas traiter.
— Qu'importe ! Buvons ! Chèvre ou jument, l'important c'est qu'il soit bon !
Au bout des deux bouteilles ils s'étaient retrouvés étendus l'un contre l'autre, pour se réchauffer.
Pendant que Piroulette était en extase, le paladin divaguait, bourré.
— Et demain... Je crois qu'il faudra bifurquer après le gué, puis passer l'affluent de la Miche, direction Rapine-sur-Semois, à moins qu'il ne faille passer par Godiche-la-longue... Ah, je ne sais plus.
— Dormez, mon seigneur, murmura le trouvère, en passant sa main dans les cheveux remplis de caillots séchés.
— Ça me rappelle Godsandre, la gueuse aux seins ventrus. Je lui ai offert quelques verres avant de lui offrir ma fierté. Elle m'a montré son c...
— Chut, mon tendre, endormez-vous.
— Pour la séduire, je lui ai raconté une légende que, pour la peine, j'avais inventé. Je lui ai dit que ma mère, quand je suis né, m'avait trempé dans la pisse de dragon et que je m'en étais trouvé immunisé ! hésita Fringard, en hachant ses mots, Piroulette en oublia quelques instants sa félicité et écouta la suite :
« Ces pauvres bêtes ne pouvaient donc pas me liquider, trouvère, car mon vœu... S'était réalisé ! »
Et sur ces derniers mots, le chevalier se mit à ronfler.
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