Les yeux rouges des grosses idylles
— Quel cirque ! fit d'un seul coup Fringard, sortant de son étourdissement. Et sors donc ta bouche de la mienne, saloperie de lettré !
Le trouvère, vexé, en plus de choqué, sursauta en voyant son héros se redresser. Baignant dans la pâle torpeur du soleil couchant, la carcasse de Fringard paraissait fumer sous les rayons obliques. En même temps, sa peau semblait ravaler le sang qu’elle avait laissé choir. Les tons carmin tranchaient étrangement avec la blancheur lumineuse – voire un peu brillante, confinant au ridicule – de sa teinte désormais diaphane.
Son chatoiement, en plus du sang qui l’escaladait à rebours, eurent un effet plutôt rebutant sur la petite assemblée, qui recula derechef. Seul Piroulette, dont les larmes dévalaient des yeux, résistait à l'envie pressante de fuir ce spectacle sanglant.
— Je le savais, fit-il, éblouis par le nacre de ses chairs reconstituées. Vous êtes bel et bien immortel !
Ses yeux s'allumèrent. « Ma plume ! Mes feuillets ! Faites Place ! » brailla-t-il à l'adresse du monde, se précipitant vers quelques coins baignés d'ombre.
Fringard, livide, regardait fixement Louise qui était restée là (plus par curiosité avide d’avoir des choses sensationnelles à raconter que par sollicitude réelle), mais à distance respectable.
À mesure que le chevalier blanc détaillait la finesse de sa noble peau, l'angle harmonieux de sa tendre nuque et le découpé subtile de sa mâchoire, ses yeux déjà sombres viraient au vermeille. La marquise frissonna en se glissant très lentement derrière sa suivante.
— Octine, ma bonne amie ou mon bon ami, restez donc tout près, je vous en prie.
— Bien madame...
— Excusez-moi, fit le colosse chevalin tombé. Mais si on compte sur moi, ou sur le carrosse, pour se pointer au prochain village, j'voudrais pas vous gâcher l'ambiance, mais c'est mal barré.
— Oh, cessez de vous plaindre vous, trancha la marquise, sans ambages. Vous ne faites que vous plaindre !
— Mais...
— En plus vous ne servez à rien... Oh, Octine ! La nuit tombe, j'ai si froid... Regardez ! Je grelotte !
— Approchez-vous, madame, fit la poulpesse. Je vous vous réchauffer.
— Ma pauvre, mais vous êtes froide comme la mort !
Une voix grave et spectrale les interrompit.
— Je brule... de vous réchauffer, marquise, gronda le chevalier, l'air pervers.
— Vous... vous êtes bien aimable, noble... euh...
— Fringard, continua-t-il, guttural.
— ... Noble Ringard... mais je pense qu'il serait inconvenant pour une dame de haute lignée de se blottir contre un étranger. Quand bien même il l'aurait sauvée. Comprenez ?
— Comme c'est dommage, fit-il en se pourléchant les babines. Votre parfum... est... sublime.
— Euh... D'accord, osa Louise, de derrière sa servante. Merci... j'imagine...
— J'ai trouvé ! Enfin ! cria le barde candide, depuis son coin sombre. Attendez, j'arrive !
— Oui ! Faites vite, nous sommes tous impatients de vous voir revenir, ô poète, s’empressa de dire l'aristocrate inquiète.
— Oh ! Si j'avais su que vous seriez si bon public, chantonna-t-il d'un ton badin. J'aurais chanté bien plus tôt.
— Ouais... entre le massacre des chiens et la réanimation du monstre, il y avait bien le temps, grinça le centaure.
— Taisez-vous donc, Altus. Dormez, seulement, votre mine est affreuse.
Sans trop se soucier des divagations sarcastiques de sa maitresse, l'homme-cheval se tourna vers le trouvère et son héros, qui lui semblaient bien plus intelligents, sinon de meilleure composition.
— Il n'y a que moi qui pense qu'il faudrait s'installer et faire un feu ?
— Comment, nous n'allons pas en ville ? intervint Louise en serrant le bras d'Octine.
— Madame, il faut être raisonnable, il nous restait à peu près une heure de route avant l'attaque de ces chiens errants. Il nous faudra camper, je le crains.
— Quelle horreur !
— Oh ce n'est rien de bien grave, fit le trouvère guilleret. Il suffit de faire un feu et de trouver un moyen de nous protéger des prédateurs.
— Des... des déprédateurs ? hoqueta Louise, pressant le bras mou de son amie-ami.
— Non, des prédateurs ! reprit Piroulette en fredonnant. Les mots sont importants, madame ! Je veux bien essayer de faire le feu. Mais pour la protection... Hm... Noble chevalier ? Seriez-vous en état de vous y atteler ?
D'un grondement sinistre, le lugubre se redressa, vif et désansanglanté, puis disparu dans la pénombre.
— Il est toujours comme ça, votre ami ? osa la pieuvre désœuvrée.
— Oh, il a ses manies, ajouta le barde en rassemblant des bouts de carrosse. Mais j'ai l'habitude de les tolérer !
— Vous vous connaissez depuis longtemps ? demanda la servante, délaissant sa maîtresse pour l'aider.
— Oh oui ! Depuis hier !
— Octinia ! Diantre, ne m'abandonnez pas, vocifera la noble.
— Hier ? dit Octine étonnée. Oui ! madame ! mais je ne suis qu'à trois pas et Altus est à vos côtés !
— Oui... fit le chanteur, rêveur, mais ça parait comme toute une vie... Ah, ça me donne envie de chanter !
Là-dessus, il revint vers le centaure et déposa au pied de l'aristocrate un gros tas de bois cassé.
— Et vous allez le faire comment, votre feu, interrogea Louise, médisante. En chantant ?
— En râpant l'épée de notre héros avec un caillou, une grande magie !
— Une magie ? Comme c'est intéressant ! fit Octine en rapportant plus de planches meurtries.
Des bruits inquiétants émergèrent de la forêt ténébreuse. Ils étaient semblables à ceux de cochons qu'on égorge lentement, ou des suppliciés écartelés, en prenant son temps. Enfin le genre de sons qui vous filait des cauchemars.
— Vous allez faire votre feu ou j'dois le faire moi-même ? interpella le centaure, stressé par la pénombre croissante et les sons croassants.
— Ne craignez rien mes chers amis, dit le barde, prophétique, en brandissant la lame allume-feu. Fringard veille. Dans la pénombre, il attend...
Puis, en entonna un chant glorieux, il se mit à racler d'une joie visible le long fil de métal.
— Octine... chuchota Louise. Je ne sais pas vous, mais moi, ça ne me rassure pas du tout...
— Moi non plus, madame... moi non plus.
Sous sa robe, ses tentacules se croisèrent pour former le signe de croix.
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