— Ahh ahhh...

— Non...

— AAAAAh ...aaaahh...

— Arrête !

— Ahh... je sens que ça pass... AAaaaahhh...

— Merde, planquez-vous !

— Tchhhhaaaaaaaaaaa !

Tous se précipitèrent sous la cariole, affolés. Des hululements lugubres vinrent caresser les alentours, aériens, comme l'amour. Un amour toutefois mortel.

Duménil saisit le trouvère par le col, en aboyant à voix basse :

— J'avais dit pas chanter ! Et pas éternuer !

Piroulette, répondit, à demi-étranglé.

— Mon... gargl... chevalier, est resté là-haut.

— Elles ne feront rien à un mort ! cracha le fermier tout en inspectant ses imbéciles de fils, les avertissant du regard de ne pas moufter. Elles ne s'intéressent qu'aux chants, pas aux éléments du décor.

— Mon Fringard, un décor ! s'insurgea le barde d'une voix perchée, en cessant de faire des efforts.

Une main furieuse s'abattit sur sa bouche, tandis qu'une reine transparente passa en les frôlant de son souffle.

— Si on arrête d'élever la voix elles partiront. Les chants les attirent, bordel ! Je l'ai déjà dit !

— Mais chanter, c'est la vie !

— Non, ici, ton miaulement, c'est la mort ! Ta gu... tais-toi !

Piroulette, l'air grave, miaula alors ses vers suivants dans les rondeurs caverneuses de son crâne frustré. Le pauvre chevalier s'éteignait lentement au-dessus de lui et il ne pouvait rien faire, pas même réciter quelques psaumes ou odes enténébrées.

— Mon héraut se meurt, je vais aussi sombrer...

— Sombre idiot ! Reste ici !

— Non ! Je dois le retrouver !

Duménil est ses fils firent tout pour l'accrocher, mais le trouvère transpirait tellement qu'il parvint à se glisser hors de leurs doigts serrés pour émerger de sous le chargement. Là, au cœur de la forêt, les reines dansaient, transparentes, devant l'aède terrifié, transpirant.

(— Il est frustré, il l'aime.)

(— Oui, mais l'autre ne l'aime pas, c'est un amour impossible, c'est charmant)

Il s'avança silencieusement vers son cher et tendre ami, comateux au fond de cette charrette, son lit.

— Conn... ard, murmura le beau mâle tremblotant.

— Taisez-vous, noble ami, chuchota Piroulette pendant qu'une reine fantomatique venait s'intéresser à leur amour biaisé.

— La... nuit... tombe... la brume arrive... je reviens à la vie.

— Ce n'est pas la nuit mais le couvert des feuillages et cette brume gravide n'est que l'air devenu porteur des manifestations sordides.

— Oh... toi et tes rimes... C'est quoi ces machins qui volètent ? traîna le chevalier hoquetant.

— Ce sont des sorcières avides d'amour, des reines décédées, qui aiment les musiques romantiques et les scènes d'amour ratées. Ça les attire comme les moustiques flairent le sang, comme les morts aiment les vivants.

(— Oui, un amour possible, c'est tellement embêtant !)

(— Il aime un homme, n'est-ce pas troublant ?)

Fringard, de son œil endormi, vit les fameuses reines, qui étaient au nombre de six, se masser devant leur discussion comme on regarde l'âtre en dégustant du popcorn.

— Casse-toi, tu les attires, je crois.

— Duménil m'a dit qu'on était proche de la demeure du sorcier Rubulubulle-bulle, un étranger, certes, mais très versé dans l'art de redresser les effondrés.

— Bien, mais casse-toi quand même ! foutu bavard ! Dis à ton Duménil de ne pas s'occuper de ces spectres et d'avancer. Oh ! et redresse ma tête, je ne sais pas encore bouger.

— J'y vais de ce pas ! Oh, chevalier, vous pouvez au moins parler, c'est... super !

— Super... ouais... tu en perds ton vocabulaire.

(— Voyons, il faut vivre avec son temps, c'est justement ça qui est croustillant !)

(— Vivre avec son temps ? Mais nous sommes mortes, mes chères, nous sommes d'antan)

Une de six reines vint alors prêter grande attention à l'entreprise de redressement du chef de l'escagassé. Son air attendri, bien que transparent, gêna grandement le preux, qui proclama, véhément :

— C'est bon, tant pis ! Va donc quérir ton fermier à deux balles et allons chez ce Bidibulle !

— Rubulubulle-bulle, les noms sont importants, chevalier.

— Qu'importe ! casse-toi !

Piroulette, à contre-cœur, descendit de la charrette et se baissa à hauteur de ses camarades planqués.

— Il veut avancer... leur lança-t-il, l'air morne.

(— Résumons, il est un homme qui aime un homme qui aime les femmes qui n'aiment que ceux qui les paient pour faire des envieux ? C'est bien cela ?)

(— Oui, il me semble. Moi, j'adore ! Par contre, ils ne chantent déjà plus, malgré que cela s'annonçait plutôt lyrique. On n’a pas de chance, pour l'instant, dès qu'on commence à regarder, les gens cessent leurs chants et danses)

— On dirait qu'elles causent, commenta Duménil, depuis les dessous de cariole.

— Elles disent que des conneries, croyez-moi ! répondit Fringard, en élevant la voix.

(— Avez-vous entendu ? Ce personnage vient de nous critiquer, on dirait qu'il nous entend !)

(— Impossible !)

— Bien sûr que je vous entends, les mijaurées ! Foutez-nous la paix, on a du taf ! J'ai une récompense à récupérer !

Les oreilles de Duménil tintèrent derechef. Le mot "récompense" était comme un phare au milieu d'un océan peu amène, il redonnait foi au marin au bord du naufrage, il ranimait le capitaine devant la mutinerie sauvage. Bigre, elles n'avaient pas l'air si dangereuses que cela, ces six reines ! Pas assez pour l'arrêter !

Le fermier se dressa en un instant. Mais se cogna violement sur le fond de cariole.

Qu'à cela ne tienne ! A peine étourdit, il se redressa à nouveau, cette fois en dehors, et proclama :

« Il a raison ! En avant ! » de sa voix de stentor. Ajoutant : « Les gars, au galop ; le chanteur, dans le coffre ; le chevalier, à.. euh... l'agonie ; en avant, près partez ! »

Et la troupe parti clopin-clopant sous le regard des six reines dégoutées.

(— Il est nul ce film, et même pas drôle !)

(— Cesse de geindre et suivons-les. N'oublie pas le popcorn !)