C’est dans les plus grosses marmites qu’on prépare les plus grands hommes

4 minutes de lecture

Quel suspens ! pensèrent les trois reines transparentes penchées sur les pourceaux. Les hommes aimaient tellement se battre, elles en jubilaient depuis les hauteurs de la hutte.

Mais laissons quelques instants ces spectres au regard gavé de popcorn pour filer au cœur de l'action qu'elles contemplaient.

Piroulette n'avait plus de chants en tête, plus une seule rime, plus un seul vers, juste l'image de Duménil qui lui fonçait dessus. Cette image se confondait à une autre, ancienne. Le même Duménil, adolescent, piqueté de boutons, la voix zigzaguant entre les octaves, qui le visait pour remonter ses culottes jusqu‘à le faire couiner. Couiner, lui ? Piroulette ne couinait pas, normalement, il composait ! Or, son tortionnaire n'avait jamais eu d'oreille. Ou aimait-il les couinements ? Toujours est-il qu'en le voyant ainsi foncer, Piroulette eut le reflexe absurde de pousser des petits cris de souris tandis que le fermier, lui, ronronnait. Quand Duménil persécutait, oui : il ronronnait.

Enfin bref ! Le fermier voulait l'attraper, comme avant, et Piroulette avait peur, comme avant. Son regard de tueur grossissait à vue d'œil, Piroulette couina ; Son visage souriait, grandissant, Piroulette grinça ; ses mains absurdement grandes s'ouvraient, Piroulette stridulait ! Son expression perverse s'approchait et... lentement... chavira dans la grosse marmite bleutée.

Le chanteur, soufflé, vit les bras tendus du fermier cruel atteindre le rebord du puits bouillonnant tandis que ses pieds restaient de l'autre côté.

En haut, les reines s'esclaffèrent franchement, le gars se tenait comme un pont branlant au-dessus d'un volcan, c'était risible, hilarant. Rubulubulle-bulle ricana également, en échos, les yeux au vent. Dans sa marmite géante, Duménil riait jaune, voire vert, à cause du rayonnement bleu du sirop palpitant. Michellien voulait rire aussi, mais c'était son beau-père, il devait se retenir, serrer les dents. Un borborygme s'échappait du chevalier. Sans doute riait-il aussi, ou mourrait-il ? Nul se savait.

Le barde, débordé, souriait avec aigreur. Ça ne chantait plus dans sa tête.

Une voix pitoyable remonta de la casserole titanesque.

— Pirou... Mon cher ami... Aide-moi.

Les yeux du poète avaient perdu toute poésie. Tant de culotte avaient été relevées, si souvent l'avait-on traité de fillette mal lavée, tant de fois lui avait-t-on coupé les cheveux avec des ciseaux crantés. Toute une enfance de souffrance, toute une jeunesse à couiner.

— J'ai attendu ce jour longtemps, Duménil... dit le troubadour en attrapant le fond de pantalon du fermier, tout en s'accrochant d'une main à une corde perdue.

— Merci, p'tite... Roup... Aîeuuh !

Piroulette tirait sur le pantalon, tirait, tirait, tirait. Vigoureusement, il forçait le tissu, et ce qu'il y avait en dessous.

— ... Ce jour où, enfin, nos rôles s'inverseraient ! Han !

Dans un dernier mouvement de torsion, il finit d'écraser le surnom dont Duménil l'avait toujours affublé. Les mains du fermier lâchèrent le bord métallique, le barde lâcha cet être inique. Rouge de haine, le tortionnaire devint violet quand il disparut dans la marmite enterrée.

Inutile de le préciser - mais faisons-le tout de même - l'essentiel des spectateurs n'avaient rien compris à ce qui venait de se passer. Quoi ? Piroulette ? Ce gugusse enchanté, virevoltant, à la plume charmante ; une vengeance sournoise ? une punition crasseuse ? un mise à mort pleine de bulles bleues ? Oui... Quand la musique n'emplissait plus sa tête, le barde laissait parfois remonter ses haines enterrées. Il fallait croire que quand cette marmite avait été ouverte, c'est la sienne qui avait explosé.

Rubulubulle-bulle, agrippé à son tabouret, marmotta :

— Oh... Je... je vois ! Tu... tu voulais donc que ton chevalier soit rafistolé ? C'est bien ça ?

Autour de Piroulette, la mort semblait tourbillonner (à moins que ce ne soit les trois groupies Fantômette qu'il venait de gagner). Ses yeux tombèrent sur le sorcier, incandescents.

— J'ai fait ce qu'il fallait... non ? Ou bien faut-il que je balance seize personnes dans cette marmite ? Pas une de plus, pas une de moins ?

— Gargl ! répondit le tordu, pétri de terreur. Non, tu en as fait bien assez ! Trop même ! Euh... J'veux dire. Voilà ! Tu veux quoi alors ?

— Dévampirise-le et remet-le sur pied !

— Ok ! Si tu me permets juste d'aller incanter, décanter, touiller et proférer autour de mon chaudron et ce sera fait, fit-il, circonspect. J'offre en supplément quelques sortilèges en kit, si tu veux ?

Le regard plein de flammes du trouvère répondit pour lui. Tout penaud, Rubulubulle-bulle alla danser autour de son puits bleuté.

Au-dessus, les reines - qui étaient à nouveau six, puisqu'elles avaient rameuté le reste de leur bande pour suivre le spectacle - commentaient avec passion les évènements.

— Incroyable, vous avez vu ? dit l'une d'elle en mangeant du popcorn ectoplasmique. Ce petit agité a tué ce gros bœuf !

— Tu parles, aucun mérite, il a été aidé par ce chevalier effleurant les limbes.

— Effleurer les limbes ? Quel concept charmant !

— Il est spécial, les filles, je vous le dis, il a parlé et tout a changé !

— Parlé ? Dans son état ? Vraiment ?

— Oui, j'ai tendu l'oreille.

— Ah ah, ma pauvre amie, tu n'as plus de corps, tu es une spectre, voyons, hi hi hi !

— Oh bon, mon esprit alors, cessons de chipoter. Bref, il a laissé glisser hors de ses lèvres entrouvertes quelque chose du genre : "C'est alors que le fermier, usé par des années de dur labeur, sentit ses vieux genoux se rompre sur l'heure" et là-dessus, bardaf !

— Bardaf ? firent les cinq autres, interloquées.

— Oui, bardaf, il est tombé.

L'une d'elles s'illumina.

— Aurait-il... le pouvoir ? interrogea-t-elle, à la cantonade. Serait-il comme...

Les cinq reines n'eurent pas le temps d'interroger plus leur copine qu'elle était déjà partie en trombe, perçant ciel et nuages.

— Et bien quelle mouche la pique, celle-là ?

— Elle va voir son ex, à mon avis, fit une des reines, l'air las. Celui qui l'a tuée quand ils ont rompu. Un seigneur de ténèbres, je crois, quelque-chose du genre. Une sorte de méchant des livres, avec des grandes dents qui vit dans un château tout noir. Un pervers narcissique, habitant dans un cauchemar pour architecte d'intérieur. Si vous voulez mon avis, elle reviendra bientôt en pleurant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0