L'océan lave-t-il les poissons ?
La basse-cour était si boueuse qu'il fallait lever très haut les jambes à chaque pas pour parvenir à cheminer. Au bas de sa robe fourbue, Octine trainait à présent un magma brunâtre qui lui donnait l'allure d'un monstre des marais.
Dans les entrelacs de terre imbibée, nageait à ses côtés un minuscule requin aveugle. La créature inquiétait sans commune mesure les pauvres passants déjà encombrés de leur dépression, en bravant la mélasse de son museau, à la façon d'un aileron.
D'ordinaire gambadant, même voletant, presque aérien, Piroulette se trainait à présent, à la façon d'un pélican ayant avalé une pleine lampée de charbons ardents. Il faisait peine à voir. Certains commerçants, apitoyés, lui jetaient même des piécettes (qui tombaient dans la boue), pour qu'il aille se soigner, mais surtout mourir ailleurs.
— Gllummb blumb glambon, leur rétorquait-il, sans conviction.
— Nous y sommes presque répondit la poulpesse, extirpant sa jambe d'une flaque épaisse.
— « Zeus nous a chargé de deux besaces : l'une remplie de nos fautes, placée sur le dos ; l'autre contenant celles d'autrui, qu'il a pendue devant ».
— Je ne comprends pas mais c'est très joli, fier ami, commenta Octine, en avisant le monument qui prolongeait la muraille devant eux.
— Glimp glob glab, approuva Piroulette, sans aucune mélodie dans ses borborygmes.
Un son de tonnerre retentit alors.
— Je sens d'ici l'odeur de poisson ! gronda une voix lointaine et impartiale.
— C'est Beoffroy, confia à voix basse la pieuvre à ses camarades, comme s'ils savaient de quoi il s'agissait.
Devant leurs yeux en points d'interrogation – enfin, surtout ceux du barde, car ceux de Thrasybule ressemblaient plutôt à des astérisques – Octine précisa.
— Beoffroy, c'est leur donjon de famille. Il n'aime pas trop les domestiques et les suivants (surtout quand ceux-ci viennent des fonds marins, se garda-t-elle de préciser), il risque de nous faire des ennuis.
— À en juger par celle qui vient juste de passer mes herses, tonna le monolythe. Je suppose que c'est sa suivante et poissonnière attitrée qui approche accompagnée de son fumet détestable ?
Autour d'eux les passants aux airs mélancoliques s'affolaient. Comme tous sentaient le poisson ici, chacun craignait que la bâtisse ne s'adresse à eux.
— Gomp Gof Garrrm... insista Piroulette, sûr de lui.
— Non, rétorqua Octine, nous ne pouvons pas le contourner... si du moins c'est ce que vous demandiez. Nous allons devoir parlementer avec lui.
— gargggff gloups globbba ! reprit le ménestrel, sûr de son argument.
— « L'homme est naturellement un animal politique » proposa Thrasybule, pour compléter le raisonnement.
— Je ne vous suis pas, renonça la domestique, mais mieux vaut tenter notre chance, de toute façon il nous a déjà vu approcher.
— C'est cela, petite poissonnière, gronda le fort. Tout ce qui passe le premier portail est à ma portée. Je vous ai vu et entendu aussi. D'ailleurs ces deux énergumènes ont raison, tu ferais mieux de les écouter !
Octine, se sachant à découvert, s'élança à contre-boue vers les pierres méprisantes.
— Tout le monde aime à me rappeler que je ne suis pas une lumière et que ce n'est pas mon monde mais...
— Pouah, tu empestes, fit Beoffroy en faisant trembler l'air. J'ai peine à t'écouter, tant des relents s'échappent de ton être.
— Bloobbb Fllaammmgarmm mob, proclama Piroulette en se trainant jusque-là pour accomplir une pitoyable révérence.
— Tu sens étonnement bon, malgré le degré de saleté dont tu es recouvert, bêla l'édifice. Mais tes rimes ne serviront à rien, barde. Comme t'as dit la truite saumonée que tu fréquentes, je n'aime pas laisser passer les domestiques. Surtout ceux qui sentent la sardine rance. Mes seules exceptions sont les soldats. Leurs relents, je m'en accommode, comme le client qui prend sur lui, en pénétrant la poissonnerie.
— Je vous en prie, insista Octine, ma maîtresse est à l'intérieur de vous, elle a besoin de moi !
— Elle se débrouillait très bien toute seule, crois-moi, fit le colosse de pierre l'air dégouté (si tant est que des briques puissent en avoir l'air). Elle a même cassé du sucre sur ton dos nauséabond, te traitant de traitresse doublée d'un garçon.
— Elle se méprend, répliqua vivement la poulpesse, virant blanc-vert. Laissez-moi passer, je lui expliquerai.
— Non, décida Beoffroy, personne ne passe sans se laver, j'ai le pont-levis sensible, désolé.
— Fruuggr Tttlttttza grommp, proposa Piroulette, tentant le tout pour le tout.
— Une chanson, s'étonna l'édifice. Je ne suis jamais contre, mais je n'ouvrirai cette herse que si vous êtes propres. Ainsi a parlé le fort !
— « La tragédie doit renfermer son action dans un tour de soleil », argumenta Thrasybule, cherchant du museau l'odeur qu'on dénonçait depuis tout à l'heure.
— Euh... Hm... Oui ! Il se fait tard, en effet, fit remarquer le donjon en faisant au passage trembler la terre. Et mon odorat est fatigué de vos effluves. Revenez lavés, l'auberge est à deux pas, la mer aussi, mais je ne vous la recommande pas : les poissons urinent dedans. Allez, filez, d'autres gens font la file.
Mais il n'y avait personne. Personne ne désirait approcher l'édifice chipoteur sans raison valable, et encore moins celle qui l'habitait, qu'ils appelaient « La capitaliste ». Mot qui n'avait aucun sens, mais que les maravutpieddesmontsglaviotetracksurmeriens, farceurs, avaient inventé en contractant capital et liste : sachant leur duchesse prompte à tenir le fil de ses dépenses et comptes – baptisés « souches fiscales » pour d'obscures raisons –, en les engrangeant dans des longues listes empilées précontionneusement dans de larges salles. Vidant, ce faisant, le donjon de ses espaces habitables. « Chez la duchesse, on ne vit pas, monsieur. On ne vit pas... On compte », chantonnaient-ils.
Toujours est-il que nos trois amis se retrouvèrent fort déconfis au terme de cet entretien. Ils se sentaient sales, humiliés et meurtris – mais surtout sales. Aussi décidèrent-ils d'un commun accord d'Octine, d'aller négocier à l'auberge la possibilité de pouvoir se laver. Mais, comme tout dans l'enceinte du château, le prix à payer s'avèrerait élevé.
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