Delirium trop mince
Il suffisait de passer devant la Morue Bourrée pour le devenir également.
C'est simple, l’alcool y coulait en telles quantités qu'il devenait respirable, quasi palpable.
Si le donjon trônant au centre de Maravutpieddesmontsglaviotetracksurmer s'affichait bel et bien comme sa tête pensante, l'humide établissement, toujours bondé, toujours vaillant, en demeurait le cœur palpitant. Il s'agissait d’ailleurs d´un organe puissant et efficace : tout ce qui y entrait était assuré d'en sortir imbibé – non pas d'oxygène – mais d'éthanol.
On y chantait, on y buvait, on y dansait, on y dormait et on y faisait tout un tas d'autres choses folles que la morale nous interdit de dévoiler ici. La Morue Bourrée était ce petit coin de paradis où l'on se rendait, fatigué, sec, morne et fourbu, et dont on sortait gaillard, humide, vif et fou.
Les citoyens y allaient en se traînant dans la boue et la dépression, puis en sortaient, tout aussi trainants, toujours dans la boue, mais cette fois joyeux, confiants en l'avenir, insouciants des tracas – du prix de la vie, des enfants morveux à nourrir qui ne vous remercient jamais, de cet éternel bateau, boulot, dodo, tout ça pour traverser une existence sans relief où on finit de toute façon par crever par terre, piétiné par une famille d’ingrats – mais aussi réénergisés, indifférents aux moqueries, insensibles à la douleur et francs comme des diables ; parfois violents aussi ... mais qu'importe ! Car les victimes iraient également se ressourcer au même divin baril, avides d’y noyer leurs ecchymoses...
C’est de cette gloire locale, ce havre du changement, ce monument à l'hébétude, qu'Octine poussa la porte de sa main poulpique, flanquée d’un barde coquelicot et d'un carlin en pleine réflexion.
On ne pouvait que l'être, en tant que philosophe, en humant cet intérieur gonflé de brumes houblonnées qui vous enivrait au moindre reniflement. On pouvait gloser à la façon des hédonistes, ces penseurs pochtrons, ou se rappeler les truculents discours lancés par Socrate à ses mignons en plein banquet. Pourtant, les discussions qui arrivaient à ses oreilles sagaces n'avaient rien à voir avec les brillantes et ancestrales rhétoriques. Tout ce qu'il percevait se résumait en grognements et imprécations sordides, gémissement et éclats de rire gras. Il se mit à baver de dédain tandis qu’Octine s'enfonçait dans ce magma biereux.
Au bar, de spectres :
— Tiens, v’la autre chose, rigola le tenancier en dardant un œil approximatif sur la jeune femme. Hé, Gonflamand, t'as vu ce qui... mais qu'es’t’a ?
Le susnommé Gonflamand était en train de téter le bois du bar, comme si de ce sein solide allait jaillir un lait tantrique.
— L'a trop bu, c'cochon, ricana Laurallemand, ou il est devenu con !
— Bourré et con, il l'est tout l'temps, mais ce genre, il l'avait jamais fait, foi de Gontraste, fit le barman, en tirant les cheveux du premier comme on tire sur une sangsue gourmande.
— Excusez-moi, les interrompit Octine.
— On t'excuse pas la gueuse ! rugit Gontraste, comme si elle venait de lui cracher au visage.
— Euh... Non mais c'est une façon de parler, je ne m'excuse pas vraiment, précisa la poulpe.
— Et ben, tu ferais mieux !
— Ouaiip tu ferais biiiiiiieeenn... mieux ! compléta Laurallemand.
La pieuvre reprit, déterminée à en finir.
— Moi et mes compagnons voudrions pouvoir nous décrasser. On nous a recommandé ces lieux.
— Toi et tes compagnoooooonns, glissa, l'air de deux airs, le pilier de comptoir. Ouuuuh, madame a des compagnooooons.
— C'est qui, tes compagnons ? demanda Gontraste après avoir vidé deux pintes en même temps. C'est ce gros-cou et... l'homme... invisible ? Ouhaha...
Son rire gras s'emmêla avec celui des autres dans une cacophonie qui n'enjoua guère Octine, pas plus que les oreilles de Thrasybule ou les agonies de Piroulette – qui avait à présent la nuque si large qu'il demeurait le regard rivé au plafond – et tant mieux, le décor l'aurait horrifié.
— Qu'importe, insista la jeune femme. Je voudrais prendre une chambre.
— Pas possible, ma petite dame, fit, faussement résigné, le tenancier en tentant d'empêcher Gonflamand de lécher son comptoir. L'est pas con, c'te gars-là ?
— Hum... Oui... Bon, ceci est bien une auberge, déclara Octine en surveillant le cou de son compagnon, qui semblait dangereusement gonfler. Vous avez donc des chambres, avec des bains.
— Des bains ? balbutia Gontraste. Et pourquoi pas des douches ? Non, ah ah, des cascades des jus de fruit ! Si tu pieute ici, reprit-il, devenant lugubre, on t'file un seau pour y tremper ton cul et tu pourras être contente si l'eau est propre... Enfin... De toute façon y a plus de place.
— Mais il y a une pancarte qui dit que...
— ... Qu'il n'y a plus de place, et me raconte pas que tu sais lire avec ces yeux des chèvre !
Octine n'allait rien tirer de cette bande de veaux. Il lui fallait dégainer l'artillerie.
Mais quelle artillerie, direz-vous ? Qu'est-ce qu'une pauvre mollusque perdue dans un terrible monde d'hommes alcoolisés pourrait avoir comme moyens ? Il vous suffit de lire la suite.
— Pardon, s'exclama-t-elle, je dois renouer mes lacets !
Et elle disparut sous une table.
— Et pisse pas sous mes chaises ! éructa le barman, en revenant à ses pochtrons. J'vous jure, y a plus de monde. Et regarde, Laurallemand, c'est qu'elle nous laisse son monsieur tête d'ampoule. Et alors, t'arrive à respirer avec c'te trogne ? C'est quoi, ton problème ? La peste ?
Piroulette fit quelques signes inintelligibles, puis tourna sur lui-même, avant de lever la main.
— Et vllllaaaa qu’il dannnnse, traina Laurallemand, en singeant les mouvements du barde. C'est t'être une danseusssse étoile.
— Une danseuse étoile, c’est quoi ça ? questionna Gontraste en tentant de décoder le message. Tu crois qu'il risque de pèter, tête d'ampoule ?
— Sais-rien, se résigna l’autre, par contre j'peux te dire que les danseusétouales, c'est des meufs top, comme ça ! Qu’elles te lancent leur gambettes jusqu'à faire quat'fois l'tour de leur prop'tête. Trop la grâce !
— Excusez-moi, fit une voix ténébreuse.
— Qu'est c'est encore que... Oh ! fit le barman troublé par la grande ombre qui venait de lui masquer les résidus de lumière ambiante. Ça s't'un mastaque... Regarde-z'y donc, Laural !
— Hu... fit avec éloquence Laurallemand. Les éléphant d'mer y viennent aussi boire des godets dans ton auberge, mainant ?
— Je voudrais louer une chambre, gronda l'ombre.
Le terreur se déversa tout autour de l’immense personnage, sombre comme une colonne de l’enfer.
Octine donnait tout. Arriver à gonfler son corps de la sorte était couteux en énergie, mais cela en valait la peine. Ils plieraient (malgré qu'elle portait toujours sa robe). Tout le monde avait toujours plié face à cette apparence qu'elle appelait "la baleine".
— J'veux pas contrarier un castard dans ton genre, mon gars, assura Gontraste, plus ou moins nerveux. Mais on a des règles ici. Et c'est valable...
— …Ouais ! Lavable ! l'interrompit Laurallemand.
— Lavable ! Non... Oh mec ! grogna le tenancier. Valable ! C'est valable pour tout l'monde ! Même quand on mesure quatre mètres, ou à peu près.
— Parlez où il vous en cuira ! gronda Octine de la façon la plus inquiétante et lugubre possible.
— Faut être plein !
— Plein ? fit le colosse, désarçonné, la voix filant vers l'aigu.
— Mort plein ! Condition sin et canon !
— ... Canoooooonnn ! compléta le pilier de bar, regardant tout autour, hébété. Tiens, mais elle est où la p’tite meuf qui voulait s'laver.
— Morte, j'l'ai bouffée avant d'entrer, dit Octine, retrouvant ses meilleures basses.
— Bon, j't'offrirais bien gîte et couverts, étranger, reprit Gontraste, refreinant son malaise. Vu comme tu fais peur. Mais la maison Morue a ses traditions. Même quand on mange des gens, on doit boire pour pieuter ! Alors ? Tu vas boire ?
Epreuve facile quand on n’a pas de bouche. Octine mit quelques instants à saisir ses piécettes dans sa bourse vu la taille de ses paluches, mais parvint à les écraser sur le bois du comptoir. Tandis qu'elle commençait à gronder « Aboule tes pintes » depuis son meilleur rôle de composition, Piroulette parti à la dérive des brumes turpides sous la surveillance de Thrasybule qui marmonnait « Le vin est la caverne de l’âme ».
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