Ô raison

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Quand la musique meurt, personne ne le devine. Quand sa mélodie nous berce, on s'y baigne volontiers, mais quand elle s'achève, où va-t-elle ? Qui sait si elle ne demeure pas, par-delà le silence, pleine de sa virtualité, en creux, potentielle. Ou si simplement elle s'estompe au sein même de l'absence. Au fond, le vide reste-t-il mélodie ?

Telles étaient les questions qui voyageaient dans le crâne touffu du carlin en entendant le chanteur mourir, avec sa musique, sur la table d'un sale type. Il cherchait quelle citation conviendrait le mieux à cet instant. Entre « La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à nos pensées » ou, encore, « Pour connaître un peuple, il faut écouter sa musique » ou, plus prosaïque, « Si tu veux contrôler un peuple, commence par contrôler sa musique », il hésitait. À la place, il mordit la jambe d'une personne à l'avenant. Provoquant une agitation qui ouvrit plus d'espace à l'homme mélodieux pour respirer. Sauf qu'il ne respirait plus.

De son côté, Fringard, agacé par cette perturbation inopinée alors qu'il se reposait sur de tendres coussins, beugla, sans mesure.

— Barde, tu déranges, tu salis ma table, ma femme et mon armure !

Mais aucun son ne vint, seul un souffle étranglé siffla pitoyablement hors du merle. Déjà, il voyait le paradis.

— Trouvère, arrête ton cinéma, tu veux ?

La gorge écarlate, il ne bougeait plus.


Le paradis ressemblait à une salle de spectacle.

Les musiciens y étaient très chics.


— Il meurt, au secours, mon chéri, s'égosilla Lulu.

Dans le pub, l’ambiance déclinait lentement.


Le groupe entama une polka. Violons, accordéons, homme-orchestre.

Chouette, une polka !


— Ton ami (j'imagine, vu sa dégaine) meurt, Fringard… commenta Poivre-et-sel, factuel.

Autour de la scène, faussement indifférents, les cuitards buvaient encore, en silence, l’air morose et coupable.


Un rythme endiablé, cette Polka !

L'âme de Piroulette se mit à danser, de moins en moins seule.


— Mais vous avez raison ! s'exclama le chevalier, laissant choir Lulu et ses formes abondantes. Qui va chanter les odes à ma gloire ? Toi, le vieux, comment on défait un sort ?


Il y avait des interférences qui gâchaient le concert.

Embarrassant. Il devait s'agir de restes du monde d'avant, probablement.

Thrasybule avait l'impression de percevoir d'étranges échos spectraux résonnant à travers la beuverie maussade.

— Une narration tu veux dire (bougre d'imbécile bêlant) ? rétorqua le quadra, narquois.

— Bon, crache ! rugit le guerrier, tentant de vaincre la mort en inondant Piroulette de claques. Et toi, vis ! Cruchon !


Ça grognait dans les coulisses.

Qui gâchait ainsi sa fête, alors qu'il s'apprêtait à poser sa voix divine sur les instruments pour les emporter dans son sillage ?


— Tu ne peux pas défaire (ce serait trop facile, et bien moins drôle), expliqua le vieux en s'installant au fond de son siège pour mieux suivre le spectacle. Tu ne peux que narrer autre chose qui changera la donne. Narrer en plein stress est un excellent exercice.

— Je voulais juste qu'il la ferme un peu, je voulais pas le tuer ! beugla le chevalier.


Piroulette désirait chanter, mais se ravisa.

Il avait l'étrange impression que ce chant serait le dernier.

Mais cette musique était si entraînante !


— Allez, invente une histoire, ricana Poivre-et-sel. Tes coups ne le ramèneront pas !

Fringard s'écarta de la table où gisait son ami. Il dut donner quelques coups de coude pour qu'on lui laisse un peu de place. À ses pieds, attentif, Thrasybule semblait le fixer de ses yeux percés.

— Une idée, le clebs ?

— « Pour contrôler un peuple, contrôle d'abord sa musique ».

— T'as rien de mieux ?

— « La musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à nos pensées » ?

— Ouaip, mignon, mais pas utile. Autre chose ?

Le carlin fit non de la tête.


Piroulette se sentit las de résister à cette polka endiablée.

Il voulait y glisser sa mélodie.

Pourquoi résister ?


Fringard soupira en faisant face au corps inanimé de son ami baigné par la lueur biéreuse. Il ne parvenait pas à réfléchir. Il ressentait quelque chose d'étrange, d'inédit. Il était triste... La musique lui manquait – sa musique lui manquait.


Les rideaux du fond de la scène s'ouvrirent sur une silhouette longiligne.

Ce n'était pas la mort grêle, pas plus qu'un chef d'orchestre, malgré sa longueur et sa droiture.

Devant lui, dressée sur son unique jambe, se tenait sa mère, Ritournelle.

Celle avec qui il n'avait jamais pu faire de duo...


Comme une vessie qui s'illumine, une idée de narration vint à Fringard, il s'empressa de l'articuler :

Le barde, du plus profond de la mort, se laissa porter par la mélodie. Ses ailes le tirèrent des limbes, emportant son âme, la ramenant à son corps. Il avait toujours été musique et le sera toujours. Tant que le son existera, Piroulette subsistera. Tous, alors, chantèrent, et leurs voix, leurs souffles, le ranimèrent...

Le chevalier se tourna brusquement vers l'assemblée, sous le regard amusé de son conseiller en narration et celui, affolé, de sa nouvelle chérie. Les soûlographes le dévisagèrent.

— Allez, z'avez entendu ! Chantez, bande de troufions ! Beuglez des merveilles, les alcoolos ! Ou j'vous tranche les roubignolles, même à ceux qui n'en ont pas ! Un, deux, trois... !


Le chant de sa mère se mit à emplir la salle, se conjuguant avec les instruments valdinguant, fous. Comment ne pas se laisser emporter ? Pourquoi ce duo n'avait-il jamais eu lieu avant ?

Il était temps.

« Maman ? » fit Piroulette.


L'ode aux relents de houblon et d'urine se mit à emplir la salle, se conjuguant avec les fausses notes et les rots filants, mous. Comment ne pas être dégoûté ? Pourquoi infliger au monde cette abominable cantate qui jamais n'aurait dû avoir lieu ? Plus jamais !

— Allehheehhez, bardeuuuh ! chanta affreusement Fringard, se joignant à la débâcle sonore. Reviens ! Tu te rends compte ? Je chante, pour ta gueule !


« Choisis, fit Ritournelle, la trouvère unijambiste. Choisis, mon petit. »

« — Je veux qu'on fasse ce duo, maman ! »

« On peut le faire plus tard, mon lapin en guimauve.

Maman peut attendre. Mais toi ? »

« — Je ne sais pas... Là-bas, la musique est si moche, ça n'en vaut pas la peine... »

« — Tu hésites, pourtant, mon splendide minouche... »

« — C'est que... Il chante, maman. Il chante... pour moi... »

Le cœur de l'aède sursauta !

Tambours – rythmes – notes – sonata – battements

Leur tendre mélodie chauffa ses entrailles,

D’enthousiastes rondes attrapèrent ses sangs,

Promptes blanches bataillèrent, coup d’estoc, taille,

Les noires l'inondèrent de sons percutants,

Les croches enfoncèrent ses creux, ses failles,

Les doubles-croches dézinguèrent le mal supurant

Et les triples-croches remportèrent enfin bataille !

Ainsi triompha la cacophonie. Tout le monde en sortit sourd, malade ou dégouté. Mais Piroulette vivait désormais. Il se redressa promptement, gorge nette, dégonflée, et serra dans ses bras son chevalier.

— Merci, mon bien-aimé !

— Bon, bon, on va pas en faire un fromage, railla le preux, gêné. Ça m'ennuierait que tu clamses avant d'avoir glapi mes légendes. Essaie de pas crever, d'accord ?

Le barde s'enroula autour du bras droit de Fringard tandis que Lulu s'entortillait autour du gauche. Devant l'étrange trio, affalé en sirotant sa flaque pétillante, Poivre-et-sel rigolait dans sa barbe pleine de mystères.

— Buvons ! s'égaya-t-il. Célébrons, gloire à la musique (et gloire aux cons) !

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