Ils m'entraînent au bout de la nuit, les poissons de l'ennui
Octine trouvait que l'expression "marcher comme un crabe" prenait tout son sens en voyant l'étrange progression du soldat Kravos dans les ruelles iodées. Le pire, se disait-elle en les traversant avec lui dans la lueur ténue des torches, c'est qu'il avançait vite, malgré sa curieuse marche de biais.
— C'est pour bientôt, cliqueta-t-il derrière son masque aux allures patibulaires – taillé spécialement pour dissuader les manants de venir lui causer. Il arrive, nous devons rassembler toutes nos forces. Est-elle prête ?
Ses neufs cerveaux hoquetèrent. Zut, flute à bec ! que répondre ? Elle avait à peu près oublié sa mission. Non, elle l'avait ouvertement négligée.
— Je ne sais même pas où elle se trouve en ce moment, général Kravos, mentit la pieuvre, dissimulant son changement de couleur dans l'ombre des façades.
Le petit bonhomme s'arrêta. Elle s'immobilisa aussi, avisant son petit dos – avait-il grandit, depuis la dernière fois ?
— Je l'ai perdue de vue hier après-midi, général, reprit-elle, mal à l'aise.
Après un étrange soubresaut qui paraissait encore plus inquiétant dans la pénombre, une pince émergea du fond de pantalon du soldat et se pointa vers elle, acérée.
— Dis donc, je suis là ! hoqueta le falzar serré. Ne lui parle pas à lui ! Au-dessus, ce n'est que...
— Tourtos ! s'enorgueillit le masque patibulaire.
— ... Qu'un imbécile ! conclut le froc, en agitant sa pince cruelle. Je l'ai choisi pour sa taille, inversement proportionnelle à son esprit... ô morte-mer.
Déconcertée, la poulpe détailla le petit personnage à la faveur d'une torche enthousiaste. Un large plastron et une ceinture masquaient habilement le fait qu'ils vivaient à deux dans ce corps pantomime. En bas, incognito, le général Kravos donnait le rythme depuis le pantalon, en dirigeant l'ensemble, cinq pattes par bottes, tout en avisant le chemin via son œil roublard débordant par la braguette. Au-dessus, son subalterne se tenait tel une figure de proue vivante, prête, sans le savoir, à encaisser les assauts à la place de son supérieur. On était organisé chez les crabes, on savait où placer la piétaille pour qu'elle prenne les coups à la place des gradés.
— Excusez-moi, balbutia Octine, nouant ses tentacules de gène. Il fait nuit, on n’y voit goutte.
— Qu'importe ! trancha le futal nerveux, suis-nous ! Nous allons au Beoffroy. En silence !
— Mais ...
— Quoi ? se fâchèrent les petites jambes tandis que la méchante pince retournait à son rôle de fesse droite.
— Le donjon m'a déjà refusé l'entrée hier, je doute qu'il ne me laisse passer à présent.
— Tu es pieuvre ; prend l'allure d'un garde, voyons ! De toute façon, avec moi, il te laissera passer. Il a reçu des ordres de la duchesse – « Laisse donc passer les gardes, sinistre tas de brique » a-t-elle dit – si elle savait ! s'exclamèrent les deux fesses bien alignées, sans pour autant reprendre leur route, prises d'hésitation. Ah, oui ! Par contre, veille à tenir éloigné ce mammifère terrestre qui pue la viande. Il nous ferait repérer !
Octine se saisit en apercevant, émergeant de la nuit, le petit carlin aux yeux en dispute qu'elle connaissait si bien. Thrasybule, l'air coupable, déclara « Rien n'est blessant comme un reproche injuste ».
— Oh... mon cher ami, hésita Octine, je suis désolée. Tu ne vas pas pouvoir nous suivre.
Le philosophe, basculant la tête d'un côté, aurait voulu lui dire que ce piètre impératif n'avait rien de catégorique, qu'il n'y avait rien d'éthique à lui refuser de rester, et au fond de quelle autorité, car le rapport maître-esclave – il bascula la tête de l'autre côté – n'avait pas court entre eux, sinon erreur de statut ontologique... Mais, à la place, il aboya, agitant la queue, puis conclut d'un grognement « Il faut apprendre à obéir pour savoir commander ».
— Je savais que tu comprendrais, reprit la poulpe en glissant à rebours vers l'être latéral qui la précédait en direction des hauteurs de la ville, laissant le petit chien à ses reniflements. Adieu, mon ami.
Perçant la nuit comme on fend les flots, les mollusques arrivèrent bientôt au pont levis. Octine se préparait déjà à une âpre négociation, mais elle se rendit compte que le vieux Beoffroy avait autre chose à faire que s'occuper d'eux. Il semblait en grande discussion avec une personne que la poulpe n'apercevait pas, pas plus qu'elle ne l'entendait. Sans doute un habitant campé à sa fenêtre, en mal de sommeil et prompt aux causettes nocturnes.
Crabes et pieuvre n'eurent aucun mal à pénétrer le bâtiment. Beoffroy ne sourcilla guère, ni de ses montants, ni de ses vieilles pierres.
— Suis moi, toi, derrière, soufflèrent les mandibules cachées à l'entre-jambe du soldat. Vite, à la salle des gardes !
Ils serpentèrent ensemble dans le donjon aux tripes rocheuses, avant d'arriver devant une porte humide, sinon visqueuse. Octine hoqueta, ces odeurs, cette ambiance. Son passé se tenait derrière ce seuil.
Il s'ouvrit.
Derrière : l'océan, mais sans eau. Une salle de garde, sans gardes. Des coulisses, pleins d'acteurs, mais sans leurs costumes... Bref, l’impensable.
Face à cette scène incongrue et grouillante, Octine déglutit de sa bouche fictive comme de son bec. Entre ces quatre murs imbibés, sous ce plafond baveux, tombaient des gouttes sur les chairs désossées, les carapaces grisâtres et les corps chitineux, déperlant jusqu'à former des flaques reflétant d'obscènes cages thoraciques. Elle frissonna de tous ses membres. Des légions d'yeux gluants se tournèrent vers elle.
— Joyeux merriversaire ! glapirent-ils en chœur, entamant une danse méphitique, en chantant, plein d'ardeur.
Octine s'arrêta sur le porche, étourdie. Sacre-grand-bleu, elle avait complètement oublié ! C'était aujourd'hui !
Au péril de l'humidité, les être marins allumèrent alors quelques bougies – dont, par bienséance, nous tairons le nombre ici – ornant un cake, plancton-corail – son préféré –, avec un soupçon de caviar, cédé par édit, par la délégation d'esturgeons en villégiature chez son père. Lequel manquait à l'appel, bien sûr, mais ces quelques œufs suffisaient à lui faire savoir que papa veillait, pensait à elle.
Octine pleura, se dénuda pour redevenir pieuvre, puis remercia la horde grouillante qui léchait les murs de joie.
De ses membres habiles, elle découpa en cent parts égales son cake plancton-corail puis s'installa parmi les siens. « Un discours, un discours, un discours ! » entonnèrent-ils, joyeux. Octine rechigna, mais se rendit vite compte qu'être avec les siens suffisait à dompter sa grande timidité.
— Bien, bien, se résigna-t-elle, grimpant sur un crabe-araignée pour être bien vue de tous. Mes chers con-sous-marins, c'est avec joie que je vous trouve ici, pour mon merriversaire – et honnêtement, je dois dire que je l'avais oublié ! En tout cas, vous semblez tous en pleine forme, franchement ! Ça fait plaisir à voir ! En plus, vous voilà réunis sous une même bannière ! La mer va mieux, c'est clair ! Mais alors je ne vous cache pas être étonnée de vous trouver dans ces contrées non-salines. Contente, mais surprise, oui ! C'est certain !
À travers les « Ouais ! Youpie ! Tralala », les clac-clac des mandibules, et les slurp-slurp des tentacules jaillit alors une phrase des plus étranges : « Conquérir la terre ! ».
— Conquérir la mer, oui ! Et je vois que l'effort est en marche !
« Non, conquérir la terre ! » reprirent les chœurs.
Octine s'arrêta, se rappelant de ce qu’avait laissé entendre Kravos. Le vrai pourquoi de ce rassemblement n’avait rien à voir son merriversaire. Bien sûr que non ! En réalité, ils étaient venus... Mais oui ! Tout prenait sens ! Elle qui imaginait que l’affaire prendrait encore des années, voilà qu’on y arrivait, déjà ! Sotte Octine, naïve poulpesse ! La mission que lui avait confié son père auprès de Louise de Carbon n'avait rien d'un voyage diplomatique préparatoire et encore moins une sorte d’Erasmus incognito parmi les secs, non ! Ce n’était pas tâter le terrain qu’elle faisait. En réalité, elle installait les pavés d’une route pour les siens, afin qu’ils s’y avancent lourdement !
Ses yeux horizontaux s’ouvrirent grand devant cette foule bigarrée et bien assaisonnée qui dansait, effrénée. Son bec s'ouvrit, incrédule, éberlué.
— Vous... voulez dire que... le prince ?
« Oui ! Le prince arrive ! Ouais ! Youpie ! Tralala – clac-clac des mandibules et slurp-slurp des tentacules. Le prince est là ! ».
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