Syntia

C’est seulement ma deuxième journée de fac et je suis déjà déconcertée. Ma nuit a été malmenée par des réveils en sursaut, revivant sans arrêt ce foutu accrochage. Le danger que dégageait ce gars par tous les pores de la peau me hante toujours, alors que je suis éveillée. J’ai vraiment flippé au moment où son corps menaçait le mien. Habituellement, je fuis comme la peste les situations qui pourraient me mettre en difficulté. De toute façon, si j’avais eu le goût du risque, mes parents auraient déployé tous les stratagèmes inimaginables pour que je reste bien sagement dans une petite bulle, à l’abri de toute menace. Donc, autant dire que j’ai gardé pour moi l’épisode d’hier. Sinon, ils m’auraient à coup sûr fait une crise d’angoisse, voire envisager de me changer de fac. Quant à mon frère, il serait devenu complètement fou et aurait retourné tout le campus jusqu’à mettre la main sur ce cinglé.

Pas très rassurant !

Seulement, j’avais besoin d’en parler. Il n’y a qu’une personne à qui je pouvais me confier sans déclencher des réactions exagérées et c’est Ava, ma meilleure amie. La fonction visio de mon portable a donc été mon confessionnal le temps d’une soirée, lui permettant d’être mon oreille attentive. Sauf que la conversation a été fidèle à ce qui fait d’elle une nana bien barrée et pour une fois ce n’est pas ce que j’espérais. Si je résume notre discussion, ça a donné ceci :

— Attends Syn ! Un mec t’a collée contre un mur en faisant peser tout son corps sur toi et tu ne me le dis que maintenant !

— Tu as aussi retenu qu’il m’avait menacée ? Et même quasiment agressée ou c’est secondaire à tes yeux ?

N’importe qui aurait été agacée ou déçue que sa meilleure amie ne prenne pas plus au sérieux les confidences que je venais de lui faire. Bizarrement pas moi. Finalement, j’aime ce côté d’elle et ce n’était peut-être pas plus mal ainsi.

— Bien sûr que non ! C’est un connard, j’ai bien compris cette partie de l’histoire. Laisse-moi juste rêver deux secondes, dis-moi au moins qu’il est canon ?

— T’es impossible et complètement folle ! Pourquoi je t’ai choisie comme meilleure amie déjà ?

— Parce que je suis ton double, en version dépravée. Mais également la seule qui supporte le monde de Bisounours dans lequel tes parents te font vivre, sans parler de toutes tes bizarreries.

Comment ne pas l’adorer ? Nous avons éclaté de rire et même si ça n’a pas résolu mon problème, ça m’a au moins permis de me détendre un peu en dédramatisant la situation. Par contre, elle n’a pas eu l’information qu’elle souhaitait, à savoir si ce taré était canon ou non.

Ce matin, je finis tranquillement de me maquiller, quand un grand coup résonne à la porte de ma chambre. La douce voix de Sienna, quinze ans, en pleine crise d’ado, retentit.

— On aimerait bien manger ! Donc, si madame la précieuse pouvait ramener son cul, ce serait top !

Un monde de Bisounours, hein ? Ma sœur doit avoir le rôle de Touronchon dans ce cas.

Une fois installée à table avec mes parents, mon frère, ainsi que ma charmante emmerdeuse de sœur, la routine matinale commence. Nous discutons de nos emplois du temps respectifs pour la journée, ma mère me pose mille questions, m’assommant également de recommandations. Mon frère et mon père parlent des prochains entraînements de l’équipe de foot dans laquelle joue Bastien. Quant à Sienna, elle est sur son téléphone, ne s’intéressant absolument pas à ce qu’il se déroule autour d’elle, comme à son habitude. C’est donc dans ce joyeux brouhaha que je beurre mes toasts grillés, lorsque mon père me fait remarquer une petite chose que j’ai oublié de dissimuler.

— Syntia, pourquoi ne te sers-tu pas de ta main gauche pour t’aider ? Que se passe-t-il ?

Respirer, prendre le visage le plus neutre possible, puis mentir pour éviter une crise de panique parentale.

— Oh… Heu… Ce n’est rien. J’ai dû dormir dans une mauvaise position cette nuit, mon bras est simplement un peu ankylosé.

— Tu es certaine que ce n’est que cela, ma puce ? m’interroge mon père anxieux pour pas grand-chose.

— Bien sûr papa ! Ne t’inquiète pas, tout va très bien, le rassuré-je, un sourire de façade aux lèvres.

Son visage se détend et moi je crie victoire intérieurement. De toute façon, je ne me voyais pas leur annoncer qu’un type m’a bousculée hier dans les couloirs, m’infligeant au passage un hématome et sûrement une petite luxation à l’épaule. Je peux gérer ce problème avec des antidouleurs, beaucoup de glace et des bandes de strappings pour immobiliser un peu celle-ci. Ça devrait vite rentrer dans l’ordre, du moins pour ma blessure. En ce qui concerne le mec flippant, j’espère qu’il m’a déjà oubliée.

— Bon, si madame le centre du monde a fini de se lamenter, on va pouvoir y aller ! J’ai une copine qui m’attend au lycée.

— Sienna! Arrête de parler comme ça de ta sœur, sinon…

— Ce n’est pas grave maman.

De toute façon, ma cadette a déjà quitté la table. Je sais pertinemment qu’elle se fout royalement des réprimandes qu’on peut lui faire.

Après l’avoir déposée au collège, Bastien et moi nous rendons ensemble à la fac. Lui est en dernière année. Pour l’instant, à mon grand regret, je n’ai pas obtenu l’autorisation de conduire. J’espère que la commission votera en ma faveur, j’adorerais avoir mon indépendance rapidement. Ça ne pose pas de problème à mon frère de m’emmener. C’est même le contraire, ça le rassure. J’aime mon frangin, mais il m’étouffe trop souvent. Il est constamment sur mon dos. À dix-huit ans, une femme n’a pas envie d’être maternée comme il le fait. J’ai bien assez de mes parents pour ça.

À peine s’est-il garé que je saute de la voiture en le remerciant et me dirige au pas de course vers Ava que j’ai de suite repérée non loin de l’entrée.

— Sa… Lut, réussis-je à dire difficilement à ma meilleure amie après mon sprint matinal.

— Hé ben ! Je t’ai autant manqué que ça ?

Une fois ma respiration revenue à la normale, je lui souris, puis je lui explique que je désirais échapper à Bastien avant qu’il ne me materne trop, comme à son habitude.

Tout en enroulant son bras autour de mes épaules, elle réplique sans dissimuler sa convoitise :

— Ben si ça peut t’aider, moi, je veux bien qu’il me couve à ta place. Il peut même faire ce qu’il souhaite de moi si ça lui chante.

— Tu ne t’arrêtes donc jamais ? Me marré-je.

— Ce n’est pas de ma faute si ton frère est gaulé comme un dieu ! Il est à nouveau célibataire en plus. Tu penses qu’il y a moyen ?

— Je n’en peux déjà plus de toi, Ava !

Elle me fait sa moue d’ange diabolique, avant que je poursuive notre discussion.

— Comme je sais que tu vas me le demander, non, je ne sais pas ce qu’il s’est passé avec son ex-petite amie. Et non, il n’y a pas moyen ! T’as déjà oublié notre pacte : « Pas touche aux frères » ?

— Pffff, c’est facile pour toi ! Les miens ont onze et treize ans.

Elle continue de me parler, mais je ne lui prête plus attention. Mes yeux se sont mis sur pause, mon cerveau bug, tandis que mon corps se tétanise un peu plus chaque seconde.

— Syn ! Tu m’écoutes ? Hou, hou… Syntia !

— Chut !

Je reprends mes esprits, fais demi-tour et avance lentement vers le bâtiment principal tout en traînant Ava par le bras. Ce mouvement m’envoie une décharge électrique dans l’épaule fragilisée par le coup que j’ai reçu hier, me lançant par la même occasion une piqûre de rappel. Tout en me suivant sans comprendre ce que je fabrique, ma pipelette d’amie me questionne :

— Je peux savoir ce que tu fous ?

— Il était là !

— Qui ?

— Le gars !

— Hein ?

— Le fameux gars ! Suis un peu Ava !

— Ah, le fameux gars ! C’est lequel ? Il y en a partout !

— Ava ! Grr…

— Quoi ? Soit plus précise aussi !

Ce n’est pas possible, elle ne va pas se taire !

Ne tenant pas compte de ses blablas, je m’approche des marches du bâtiment alors que ma meilleure amie s’arrête d’un coup, m’obligeant à en faire autant. J’ignore ce qu’elle manigance et encore moins ce qu’elle a retenu de notre conversation d’hier soir, mais une chose est sûre, elle n’a pas dû comprendre que ce mec était un grand malade.

Tiraillée entre l’envie de fuir à l’intérieur du bâtiment et rester avec Ava, sans pour autant me faire remarquer, je bouge la tête frénétiquement. Tandis que je réfléchis toujours à quelle option choisir, la voix enjouée de ma folle de pote enraille mon cerveau :

— Allez, montre-le-moi !

— Quoi ? T’es folle ! Il m’a trop fait flipper hier. Arrête tes conneries pour une fois. On entre dans le bâtiment, je ne veux surtout pas me retrouver près de lui.

— Panique pas comme ça, Syn, sérieux. On est à la fac, pas dans un entrepôt désert au beau milieu de la nuit. Je ne te demande pas de faire les présentations, juste de me le décrire pour que je puisse jeter un coup d’œil rapide.

— Pas question bordel ! Ava, je te jure que c’est un psychopathe en herbe !

Les mains jointes associées à son air de chien battu, elle me harcèle en me suppliant :

— S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît !

Je souffle en levant les yeux au ciel, mais je finis par céder, comme toujours. De toute façon, tant que je ne le ferais pas, elle va insister jusqu’à me rendre complètement dingue.

— Tu as conscience que t’es vraiment chiante Ava quand tu t’y mets ?

Vu la mine réjouie qu’elle me renvoie, il n’y a aucun doute, elle sait parfaitement où se situe son niveau de « chiantitude » sur l’échelle de Richter.

— OK, tu zieutes rapidement. Ensuite, on décampe illico presto !

— Oui chef ! me répond-elle en se mettant au garde-à-vous.

Elle est pénible, mais tellement drôle. Je me retiens de rigoler pour ne pas risquer d’attirer l’attention. Puis, telle une espionne, je me planque derrière Ava et lui indique à voix basse :

— Il était vers le tas d’arbres au milieu de la pelouse. Grand et plus que bien foutu. Cheveux bruns très courts sur les côtés, avec un effet décoiffé sur le dessus. Les yeux noirs, profonds. Il porte un jean sombre délavé, avec un tee-shirt à manches longues gris foncé relevé sur ses avant-bras tatoués. Quant à son visage, il est à se damner, mais avec un air dangereux qui te fait comprendre de ne pas l’emmerder.

Je ne me retourne pas et j’attends qu’elle jette un coup d’œil, tout en passant d’un pied à l’autre marquant mon impatience de dégager d’ici. Le silence qui me parvient du côté d’Ava me paraît vite suspect. Habituellement, elle a mille choses à débiter à la seconde.

— Alors ? C’est bon, tu l’as vu ? On peut y aller ?

— Je dirais… Presque bon, entends-je répliquer une voix grave beaucoup trop proche de moi. Tu as oublié sexy, ultra-canon, magnétique et mystérieux avec un air menaçant.

Même si ma langue brûle de vouloir rétorquer, je m’en abstiens. Je préfère faire l’autruche, mais de légères tapes sont données sur mon épaule valide. L’instinct de détaler comme un lapin s’impose, pourtant je fais l’inverse en me retournant pour lui faire face comme si de rien n’était. Je n’ai malheureusement pas le temps de tergiverser davantage qu’Ava prend la parole :

— Il s’est plutôt bien décrit, je trouve. Parce qu’il est bien tout ça à la fois, ce fameux gars, dit-elle sans une once de gêne.

Et merde ! Le karma s’acharne sur moi depuis hier. N’ayant plus le choix, je pivote complètement et me retrouve quasiment nez à nez avec monsieur danger. Prise de court, j’effectue un pas en arrière afin de rétablir une distance de sécurité entre nous. Puis je suis l’adage qui dit que : l’attaque est la meilleure des défenses !

— T’as oublié frimeur pour te caractériser plus précisément. Et qui te dit qu’il s’agit de toi ?

Même si je suis loin d’être à l’aise et sûre de moi, je fais tout pour lui prouver le contraire. Pas question de lui montrer une once de faiblesse. Seulement, je n’ai pas face à moi un gentil étudiant. Lorsque je me confronte à son regard, j’en perds le rythme de ma respiration.

— Chérie, on sait très bien tous les deux que tu parlais de moi ! Ta pote vient de le confirmer involontairement. Je suis également certain que tu as passé la nuit dernière à te rejouer la scène d’hier dans le couloir.

Ava, qui s’est décalée sur le côté, contemple ce qui se joue entre nous deux avec un intérêt désespérant. De mon côté, mon cœur bat tellement fort dans ma poitrine que j’ai peur qu’il explose. Néanmoins, je me force à agir normalement, alors que dans mon for intérieur c’est le chaos, j’ai une trouille terrible. Comme si cela ne suffisait pas, ma tension augmente d’un cran quand il s’avance un peu plus, rapprochant son visage du mien, et taquine ma lève inférieure de son pouce. Il est trop près, beaucoup trop près, je vais défaillir d’angoisse et de quelque chose d’autre que je suis incapable d’analyser pour le moment.

— Tu as perdu ta langue, Chérie ? C’est dommage, car j’aurais pu lui trouver un usage intéressant.

Cette fois, je suis totalement figée. Je ne sais pas pourquoi ce type persiste à me mettre mal à l’aise. Surtout qu’il n’est ni menaçant ni froid comme hier. Il donne l’impression de jouer un jeu dont lui seul connaît les règles. Il semble même y prendre un malin plaisir. S’il ne s’arrête pas, je sens que la crise d’angoisse qui va s’ensuivre me sera fatale pour les quarante-huit prochaines heures.

Avant de me ridiculiser en m’effondrant de stress devant tout le monde, je suis tirée vers l’arrière, un bras réconfortant se posant sur mes épaules.

— Ça va Syntia ?

Ryan, le meilleur ami de mon frère, vient sans le savoir de me sortir d’une catastrophe assurée. Toujours un peu tremblante, je hoche la tête pour lui répondre que tout va bien. Malgré la situation, je ne souhaite pas qu’il y ait un scandale par ma faute. Je veux juste que ce merdier prenne fin.

À l’abri derrière Ryan et soutenu par Ava qui en a profité pour s’approcher de moi, je relève enfin la tête. En une fraction de seconde, le gars qui m’impressionne change du tout au tout pour redevenir celui qui m’a foutu la trouille hier, me conseillant vivement de me méfier de lui. Sa mâchoire fine, mais anguleuse est contractée, accentuant l’aspect froid et brut de son visage. Ses yeux renvoient une agressivité brûlante, glaçant chaque particule de ses iris. Lorsque mon regard glisse sur lui, la puissance de ses bras musclés que l’on distingue en dépit de son haut à manches longues met en alerte mon côté rationnel. Comment peut-il être aussi beau et terrifiant à la fois ?

Les étudiants aux alentours n’ont pas l’air de voir ce qui se joue entre nous. Ils continuent d’aller et venir normalement, ce qui crée un décalage perturbant entre leur réalité et la mienne. Dans le brouhaha ambiant, le silence de ma peur me paraît assourdissant, seul le corps de Ryan qui forme un rempart salvateur m’apporte un semblant de réconfort. J’en profite pour me coller davantage à son dos et ainsi, retrouver immédiatement un repère familier en espérant que cela m’aide à affronter cette nouvelle situation déstabilisante.

— Ne t’approche pas d’elle, Zane !

Son prénom résonne dans mon esprit. L’originalité de celui-ci lui va à la perfection. Rude, singulier et sexy. Le Zane en question feint la menace, en prenant une attitude presque outrée face à l’avertissement de Ryan. Son regard est rieur. Il n’a pas du tout l’air impressionné par le meilleur pote de mon frère, ce qui fait s’envoler le petit sentiment rassurant que j’ai éprouvé à l’arrivée de Ryan.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. Ces charmantes jeunes femmes m’ont juste demandé leur chemin.

Le corps de Ryan collé au mien se crispe encore plus, créant une tension liée à la crainte dans le mien.

— Ne me prends pas pour un con ! Va jouer avec les nanas de ton espèce et ne l’approche plus !

La fausse nonchalance de mon ennemi n’aura duré que deux secondes finalement.

— Sinon quoi, Ducon ? Tu penses pouvoir me casser la gueule ? Ah non, pardon, j’oubliai. Sans ton équipe de foot à deux balles, tu n’es rien !

Les deux gars se défient du regard. Ryan reste immobile semblant ne pas vouloir se détacher de moi. Tandis que le fichu Zane s’approche de plus en plus de nous, menaçant. Pour autant, le meilleur ami de mon frère ne se défile pas, répliquant de plus belle :

— Si tu le dis, Reed ! En attendant, j’en connais un qui sait à quel point on ne rigole pas dans notre équipe justement.

À mesure que le ton monte, Ryan devient amer et Zane plus inquiétant encore. Quant à moi, je ne bouge pas d’un millimètre, toujours accrochée au bras d’Ava qui semble de son côté complètement captivée.

— Sauf que tu oublies une chose, Ryan de mes deux ! C’est que je sais où te trouver. Deuxième grosse erreur de ta part, avec ton comportement, tu viens de me donner encore plus envie de faire connaissance avec ta petite Syntia !

Je ne comprends absolument rien à leur combat verbal et leurs sous-entendus. J’ai bien l’impression que ces deux-là ont déjà un différend en commun et que celui-ci n’a rien à voir avec moi. Le meilleur ami de mon frère ne répond rien, mais son corps parle pour lui. Je sens bien qu’il bout sur place à sa respiration qui s’accélère. Tandis que le silence retombe, mon esprit se reconnecte avec le monde réel et je recommence à respirer normalement. Mais lorsque la voix grave de Zane résonne une dernière fois, faisant écho en moi, je me pétrifie instantanément. Il n’y a aucun doute, les mots qu’il prononce avant de partir me sont destinés.

— N’oublie pas, ne te retrouve jamais seule !