Chapitre 69 : samedi 9 juillet 2005
Julia arrivait en bout de course. Elle déposa la pile d'assiettes sur le comptoir, c'était à Tony de les récupérer et de les mettre à laver. Elle grimaça. C'était rare qu'elle ait mal aux pieds, aux jambes, mais en cette période de l'année, cela lui arrivait parfois. Il fallait dire que, depuis la veille, ils ne chômaient pas. Le festival de musique venait de démarrer et durerait deux semaines. Des artistes, ainsi que leur entourage, venaient souvent dîner ici. Le restaurant d'Harris faisait toujours le plein, et pour les deux services.
- Ca va, Julia ? demanda Mickaël en remarquant sa grimace.
- Les jambes raides, chef, faut que je tienne... répondit-elle.
- Il reste du monde ?
- On vient de faire rentrer encore deux tables... 8 personnes...
- Houla...
- Lisbeth va nous aider, fit Julia.
- Ok.
Un léger soulagement s'entendit dans la voix du jeune homme. Mickaël savait qu'ils travaillaient tous toujours dans une certaine tension, qu'il fallait aller vite, mais sans se précipiter, sans faire n'importe quoi. Sauf que si une des serveuses ou Timothy lâchaient... c'était aussi tout leur équilibre qui s'effondrait.
- Pose-toi deux minutes aux toilettes, proposa Mickaël. Les desserts de la 6 ne sont pas encore tout à fait prêts. Et j'ai encore deux assiettes à finir pour la 12. Pour Ann, c'est bon ! lança-t-il en voyant l'autre jeune femme arriver.
Celle-ci jeta juste un œil compatissant à sa collègue et amie, repartit avec les assiettes, après avoir déposé deux corbeilles de pain vides, de la vaisselle sale. Elle revint peu après, avec à nouveau des verres sales, remplit les corbeilles de pain, prit des bouteilles d'eau, puis repartit, les bras à nouveau chargés. Pendant ce temps, Timothy prenait sa place en salle pour la commande des boissons pour les deux tables qui venaient d'arriver.
- Jonathan ! Espèce d'andouille ! cria Sam. Tu sers des Anglais ou quoi ? Regarde-moi cette viande ! Trop cuite ! Ca, c'est trop cuit ! Dégueulasse... zou ! Recommence ! Le pavé de bœuf ! SAIGNANT, qu'ils ont demandé, les clients de la 11 ! Ils ne veulent pas du charbon dans leur assiette !
Le jeune homme regarda un peu dépité les morceaux de viande dans la poêle devant lui. Pourtant, ils semblaient à point... Mais si Sam disait qu'ils étaient trop cuits... Alors, Sam avait raison. Il les retira de la poêle, prit un chiffon, l'essuya pour enlever la graisse qui avait brûlé légèrement. Et recommença. A côté de lui, Vincent surveillait la cuisson des légumes, tout en ayant un œil sur le four.
Lisbeth entra, de sa petite voix fine qu'on entendait cependant malgré le brouhaha, elle annonça les commandes suivantes.
- Où est Julia ? demanda-t-elle ensuite.
- Aux toilettes, répondit Mickaël. Elle arrive. Sam ! Les légumes ! Jonathan ! Ils arrivent ces pavés ?
- Voilà, chef, j'espère que c'est bon, cette fois... soupira l'apprenti.
- Limite pas assez cuits... remets-les. Vingt secondes de chaque côté ! Pas plus ! La semaine prochaine, je te refais un cours sur la cuisson du bœuf ! C'est aussi précis et délicat que pour le poisson !
Et ça repartit. La porte s'ouvrit, Timothy ne fit que traverser, pour gagner le cellier, ou plutôt la cave. Son domaine et celui du patron. Dans lequel seul Mickaël pouvait, parfois, se permettre une suggestion. Alisson s'occupait des entrées des deux commandes qui venaient d'arriver et Tony terminait la préparation des desserts que Julia emporta, en remerciant d'un sourire Mickaël pour la petite pause qu'il avait pu lui octroyer. Et Sam tournait encore autour de l'îlot central, se permettant une remarque, tout en se lançant lui-même dans un assemblage complexe pour présenter des assiettes. Salade verte et rouge, filet d'huile, le couteau claqua sur la planche, les tomates s'ouvrirent, juteuses, il les déposa avec dextérité, ajouta une pointe de coriandre sur l'une, une petite branche de romarin sur l'autre, déposa les deux assiettes sur le comptoir. Ann s'en empara aussitôt, croisa Julia...
Et ça continua. Encore. Jusqu'à plus d'une heure du matin.
Il était 1H30 quand, enfin, la pression retomba. Les derniers clients voulaient féliciter le chef, et alors que Sam filait avec une vélocité peu surprenante au-dehors, pour fumer, Mickaël prit le temps de passer au vestiaire, de changer de tablier. Il gagna la salle. Harris était en train d'échanger avec les derniers clients présents. Leurs têtes n'étaient pas inconnues au jeune homme et il mit un peu de temps à reconnaître parmi eux deux chanteurs français. Harris le présenta et ce fut seulement en entendant leurs noms qu'il fit le lien.
- Bonjour, Messieurs, répondit-il en français en leur serrant la main.
- Oh, vous êtes francophone ? Ceci explique cela... dit l'un d'eux.
- Oui, j'ai des racines françaises. Du côté de ma mère, expliqua-t-il sobrement.
- Félicitations en tout cas ! C'était délicieux !
- Merci, répondit-il toujours ému d'entendre les remarques des clients, et heureux d'avoir fait plaisir.
- Nous nous sommes régalés, intervint l'un des autres convives.
- Vous vous attendiez peut-être à manger écossais... souligna Mickaël avec un petit sourire.
- Ca fait des mois que nous sommes en tournée, et franchement... Ca nous a rappelé le pays, ça fait du bien de temps en temps ! dit le premier.
- Oui, surtout de manger de la viande cuite à la perfection... soupira l'autre, visiblement lassé de la cuisson "à l'anglaise".
- Ici, vous êtes en Ecosse, pas en Angleterre, précisa Mickaël. Ca change tout !
Ils opinèrent, acceptèrent le verre de whisky "offert par la maison" que leur proposa Harris. Mickaël déclina le petit verre, resta encore un moment, puis les salua. Il retourna en cuisine, c'était le tour de Vincent et de Tony de nettoyer. Jonathan finissait de ranger certains éléments.
- Qu'est-ce que je fais de ça, chef ? l'interpella-t-il en désignant des légumes épluchés qui n'avaient pas été utilisés.
- C'est à emmener ou à jeter. On ne pourra rien en faire mardi, répondit Mickaël.
Le samedi, Mickaël devait toujours contrôler ce qui restait dans les frigos. Pas question de garder durant trois jours des fonds de sauce, des fonds de bouteilles, des pots de crèmes entamés. Ou le personnel les emmenait, ou ça finissait à la poubelle. En semaine, il pouvait se permettre de garder certaines choses - pas toutes, loin de là. Mais pas le samedi soir. Il leva les yeux, regarda l'horloge qui affichait 2h du matin. Il espérait que Maureen dormait... et ne l'attendait pas avec un livre.
"Sam doit déjà être dehors", pensa-t-il. Quelque chose l'ennuyait, il n'aurait su dire quoi. Depuis la veille, Sam était un peu bizarre. Mais ils n'avaient guère eu le temps de discuter tous les deux. "On verra mardi, il arrivera tôt, ce jour-là, avant les autres, on pourra discuter", pensa-t-il simplement.
Il entra dans le vestiaire pour se changer, mais alors qu'il s'apprêtait à en sortir, Alisson y entra à son tour, ne le laissant pas passer.
- Ca a été ? demanda-t-il poliment, un peu étonné de la trouver sur son chemin.
- Très bien. On a bien assuré, non ?
Sa voix s'était faite très légèrement traînante. Un peu perdu dans ses pensées, un peu pris de fatigue aussi, Mickaël ne le remarqua pas. Pas assez vite en tout cas. Elle s'approcha, se planta devant lui. Elle avait de très beaux yeux, une bouche sensuelle, une démarche un rien chaloupée. Elle dégageait beaucoup de féminité. Elle posa sa main sur l'épaule de Mickaël. Surpris, il mit quelques secondes à réagir.
- Oh ! fit-il avec un petit mouvement de recul.
Mais elle était rapide et dit :
- Une bonne soirée comme celle-là doit se terminer sur une note parfaite !
Et elle tenta de l'embrasser. Il s'écarta vivement, repoussa sa main.
- Non.
Son regard vert s'était durci. La fermeté avait remplacé la surprise et l'incrédulité. Il la fit pivoter, se dégagea le passage et sortit.
Dehors, Sam faisait les cent pas, se demandant quand Micky en aurait terminé avec les derniers clients. Quand il le vit apparaître, les sourcils froncés, le regard sombre, il se dit qu'il y avait eu un os. "Pourvu qu'on n'ait pas fait de conneries...". En quelques secondes, Sam se repassa le film de la soirée, repensa aux différents plats, aux quelques aléas qui auraient pu survenir. "Du retard dans le service ? Non, même si Julia a eu besoin d'une courte pause... Un souci sur une bouteille ? Timothy n'est pas revenu avec une pleine... Un problème dans un plat ? La viande ? Un assaisonnement raté ?"
La voix grave, un peu en colère, de Mickaël le tira de ses réflexions :
- A mardi, Sam. Demain, Maureen et moi allons chercher Mummy. Passe un bon dimanche. Salue Willy si tu le vois...
Il avait dit tout cela en dégageant son vélo un peu brusquement et s'apprêtait à monter dessus. Sam se campa alors devant lui.
- Un souci ?
- Oui.
- On s'est planté quelque part ?
- Non. Le souci, c'est Alisson.
- Et merde ! lâcha Sam. Pas eu le temps de te prévenir...
- De quoi ? demanda Mickaël à la fois intrigué et en colère.
Sam haussa les épaules. La jeune femme s'encadrait dans la porte, sortit, les salua simplement et s'éloigna, sa haute silhouette vêtue d'un manteau léger, assez court, qui dévoilait des jambes parfaites et une démarche élégante, soulignée par de jolies chaussures à talons.
Sam attendit qu'elle ait tourné au coin de la ruelle pour répondre :
- Jeudi soir. Elle m'a demandé si t'avais quelqu'un...
Mickaël explosa :
- Et tu pouvais pas me le dire ? Elle a essayé de me coincer...
- Bah, tu lui as échappé, non ? fit Sam en haussant légèrement les épaules.
- Ouais, tu parles... Ca va être coton de bosser comme ça...
- Je pensais pas qu'elle aurait tenté une approche... Je l'avais prévenue.
- Prévenue de quoi ?
- Ben, que t'étais pris !
- Ouais, ben, ton avertissement n'était pas suffisant !
- Elle a un côté "femme fatale", il faut bien le reconnaître. Elle n'est pas mal foutue non plus...
- Arrête, Sam ! cria Mickaël. Si tu veux te la faire, je te laisse la place ! Moi, elle ne m'intéresse pas ! Imaginer que je pourrais tromper Maureen ? Mais ça va pas, là ?
- Hé, j'ai jamais dit ça ! Te fiche pas en rogne contre moi ! Ok, j'aurais dû te prévenir... mais on n'en a pas eu le temps ! Quand veux-tu discuter un peu en ce moment ? dit Sam en écartant largement les bras en signe d'impuissance.
Mickaël soupira. Sam avait raison. Il ne pouvait lui en vouloir.
- Bon, allez, je rentre, j'en ai marre, conclut-il.
- On est claqué de cette semaine, fit Sam, compatissant. Récupère demain. Pense que tu vas aller dans les Highlands, petit veinard !
Mickaël hocha la tête, pensif. Il se serait bien permis une remarque à ce sujet, en songeant à Jenn, mais n'avait pas envie d'ergoter avec Sam durant des heures. Parce qu'il était plus de 2H du matin, qu'ils étaient dans la ruelle, derrière le restaurant, et qu'ils n'avaient pas de whisky à disposition. Ni de bons fauteuils.
**
Mickaël prit cependant le temps de rentrer, roula lentement, peut-être même plus que d'habitude. Il finit par s'arrêter le long des quais, juste avant de prendre la rue qui remontait jusqu'à chez lui. C'était là que Maureen l'attendait. Il fixa la rivière sans la voir, se dit que dans moins de deux heures, l'aube pointerait.
Bien sûr, des filles comme Alisson, il en avait croisé quelques-unes. En France, en Angleterre. A Glasgow, aussi. Il y en avait partout. Des filles comme Maureen aussi. C'était ainsi. Parfois, il avait été plus loin, juste une aventure, d'une nuit ou deux. Pas des mauvais souvenirs, c'était certain. Plutôt des bons, même. Sauf qu'à chaque fois, il était célibataire. Oh, bien sûr, il n'avait jamais laissé la gent féminine indifférente, et il lui arrivait de remarquer quelques regards appréciateurs. Mais cela en restait là et, après tout, il n'y avait pas de mal à apprécier la beauté, y compris sous forme humaine. Lui aussi, ça lui arrivait de regarder une jolie fille et, pourtant, il aimait Maureen. Cela n'avait rien à voir. C'était comme si un producteur de whisky se serait interdit de goûter ceux d'autres producteurs. Ou qu'un restaurateur n'aurait pas voulu manger chez un collègue, de temps en temps.
"Ca peut arriver... Personne n'est à l'abri... Se faire draguer... Ca pourrait arriver à Maureen aussi..." Il fronça les sourcils, reconnut que lui, quand il s'était agi d'approcher la jeune femme, n'y avait pas été par quatre chemins. "Sauf que là, Sam l'avait prévenue ! Merde ! Moi, si j'avais vu un mec dans la boutique, j'aurais compris tout de suite, j'aurais pas cherché plus loin ! Va falloir régler ça, sinon..."
Il soupira. Régler ça, oui. En parler à Harris ? Pour l'heure, il n'avait rien à reprocher à Alisson sur le plan professionnel. Et il savait très bien qu'ils n'avaient pas le choix, au moins jusqu'à la fin du mois. Il fallait tenir. "J'en parlerai avec Sam, mardi. Mais le connaissant... Il ne va pas la lâcher, maintenant !"
Il baissa un peu la tête, se dit qu'il devait rentrer. Demain, ils prenaient la route. Demain... ou plutôt dans quelques heures, il reverrait Mummy et les Highlands. Et Glencoe. Et que Maureen l'attendait. Qu'elle s'inquiétait peut-être déjà un peu, même s'il l'avait prévenue qu'en cette période d'affluence, il pouvait rentrer plus tard que d'habitude. Oui, il y avait Maureen.
Maureen.
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