Les biais de correction sont-ils vraiment là où on le pense ?
Suite à une discussion juste ici : https://www.atelierdesauteurs.com/talks/20456/ecrire-ou-reecrire--#comment_198936
@Nuageux@ a posé cette question :
Ça concerne les biais surtout... On pourrait dire la subjectivité aussi ? Au niveau 1, concernant l'orthographe et peut-être un peu moins strictement la grammaire, c'est hyper encadré, non ? Quelle place reste t'il au biais du correcteur ? Là on est dans un paysage hyper familier et normalisé où tout fait concensus et il n'y a pas grand chose à discuter. À part l'écriture inclusive je vois pas ce qui met du piment dans l'histoire.
Après en 2, oui je comprends les biais et la multitude de causes qui peuvent y mener et en trois j'aurais pensé (je pense !) que c'est encore pire. Pour moi plus on rentre en profondeur dans le texte et plus l'on prend le risque d'être subjectif. Or j'ai l'impression que tu dis l'inverse Isabelle... Ça me perturbe.
Réponse :
Donc je reviens sur les trois niveaux de correction que j'ai pu observé à force, non seulement de traîner par ici (ça commence à faire pas mal d'années !), mais surtout de corriger des auteurs plus aguerris ou de trier (et souvent de rejeter malheureusement) les manuscrits.
J'ai classé les niveaux en 1, 2 et 3, mais ce n'est pas un ordre chronologique, c'est une donnée de profondeur, le 1 étant le plus superficiel. C'est aussi ce qui vient le plus facilement sur Scribay pour des raisons de population d'utilisateurs. 99% des utilisateurs ne sont ni écrivains, ni même du milieu éditorial donc sont des amateurs purs, des amoureux des mots plus ou moins expérimentés et plus ou moins poussés dans leur cheminement personnel. (Tu me connais, je ne mets aucun jugement de valeur, je ne fais qu'un constat). Les auteurs/relecteurs d'ici vont donc apporter ce qu'ils sont sur les corrections et ce qu'ils sont dépendra de leur patrimoine de lecteur (les oeuvres qui les peuplent et qu'ils affectionnent. Evidemment, il y a un écart entre un lecteur qui ne lit que des romances YA et un lecteur qui ne jure que par Beckett ou Faulkner). Et voilà où je veux en venir.
Le niveau 1 concerne l'aspect superficiel du texte (je ne préfère pas parler de forme car j'y mets un sens différent, je parlerai de formalité du texte). En gros, faute d'orthographe (effectivement incontestables) et de grammaire (plus subtil car la grammaire ne se limite pas aux accords féminins ou pluriel, ou à la place du COD). Dans ce niveau de correction tu vas notamment avoir la conjugaison et @Anna Soa@ m'a servi sur un plateau l'exemple de la concordance des temps. J'ai souvent été reprise par des lecteurs ici sur la concordance des temps : il s'agissait d'une erreur de correcteur car la concordance des temps n'est pas une obligation d'écriture, bien au contraire. Et voilà où le biais peut s'installer. Une habitude de lecture peut entraîner un correcteur sur des corrections de syntaxe qui n'ont pas lieu d'être au regard du texte qu'il lit.
Ce niveau de correction se base également pour certains sur des règles standard d'écriture :
- une phrase une idée
- show don't tell
- éviter les verbes ternes
- éviter les adverbes
- éviter les formes passives
- éviter les participes présents
- éviter l'enchassement des propositions
etc...
Ce ne devrait pas être des règles? mais des conseils, des vigilances. Quand ça devient des règles et mal comprises ou mal appliquée, ça donne une horreur en terme d'écriture, ça donne des textes qu'une IA peut écrire. C'est surtout un biais de correction.
Autre exemple et pour le coup sur la grammaire ou le vocabulaire, je ne sais pas si tu te souviens d'un texte, naît sur WP et transporté ici, d'Antonio Exposito, le Quatrième Roi Mage. Je ne te raconte pas le massacre des correcteurs sur les premiers chapitres ! Antonio possède une syntaxe particulière qui fait la part belle au sens. De prime abord, elle semble fausse. En analysant le texte, elle est juste, parfaitement juste, étrange, alambiquée mais juste ! Elle permet à son auteur de placer dans un seul mot l'ensemble de ses métaphores et de sa polysémie et de les utiliser en une seule phrase qui aura alors l'entièreté des signification. Mais souvent il employait aussi des verbes inventés à partir de substantifs pour mieux saisir un sens et sa musique. Objectivement, le verbe n'existant pas, il s'agit d'une faute et le biais du correcteur est de ne pas être capable d'analyser le sens et la grammaire correctement, mais de rester sur une forme de sujet/verbe/complément, "une phrase, une idée" et surtout de ne pas voir que la grammaire a de toute époque permis la construction de verbe de la sorte. C'est une faute de l'auteur uniquement si un verbe parfaitement équivalent existe déjà dans la langue. Pour la petite histoire, ce texte peinturluré sur les plateformes par des correcteurs trop formatés à une langue plus commune et simple, a non seulement trouvé un éditeur, mais a su en trouver deux car il fut racheté par Gallimard pour la collection Folio SF. J'en conseille la lecture fortement, c'est un chef d'oeuvre qui marquera son temps, lentement mais sûrement.
Le niveau 2 concerne les correcteurs plus endurants. Ils vont s'attaquer aux incohérences scénaristiques du texte (note que je ne parle pas, à ce niveau, d'incohérence narrative). Cela peut aussi être tout à fait incontestable, ex : la soeur du héros était pas veuve au chapitre précédent ? alors c'est qui ce mari qui sort de nulle part ? ;-)
Mais il peut y avoir un biais, car il y a ici des lecteurs qui sont auteurs, donc une projection de ses propres intention d'écriture. Là va se poser les affaires de goûts, entre ceux qui n'aiment pas les longues descriptions, ceux qui ont besoin de se représenter les choses avec précisions, les partisans des dialogues à n'en plus finir, les allergiques aux incises. On va voir fleurir des commentaires qui seront par contre un bon indicateur de l'effet du texte sur le lecteur : crédibilité des personnages, empathie développée, longueur, scènes redondantes... etc. C'est ce niveau là qui, selon moi, tient presque de la correction éditoriale.
Les correcteurs niveau 2 sont hyper précieux, ce sont des bêta-lecteurs d'ailleurs, parce qu'ils font également le niveau 1 et qu'ils ont cette façon de tourner leur propos en mettant en avant leur ressenti de lecteur. En gros, il y a un biais, mais il est assumé. Ce qui me chafouine, c'est que, sauf formatage de genre littéraire (par exemple les descriptions hyper poussées en SFF, l'étalage du lore pendant 30 pages comme dans le seigneur des anneaux qui sont brandie comme des règles d'écriture de genre) ces ressentis de lectures sont souvent mis sur une affaire de goût alors que derrière ce cache parfois un manque de maîtrise de l'auteur. Exemple, dans mon dernier texte, un lecteur m'a reproché (gentiment) la description de l'île qui l'a sorti de l'histoire et lui donnait une impression de carte postale, en modérant son propos sur l'avis des autres qui serait sûrement différent. Une autre, au contraire, avait beaucoup aimé et s'est senti transportée dans le décor. En tant qu'auteur, je ne peux me contenter d'un confort et me cacher derrière une question de goût du lecteur. Car ce premier commentaire pointe sans doute une faiblesse de ma description et une longueur ou un angle qui n'est pas le meilleur et que je dois reprendre.
Et j'en viens au niveau 3
Le niveau 3 va décortiquer le texte dès la première phrase et (en général) n'a pas besoin d'aller plus loin que le premier chapitre. Basé sur une analyse stylistique, il pointe la narration et le traitement de la narration donc la cohérence entre point de vue choisi, temps de narration choisi, tonalité du phrasé et déroulement thématique. Il va le mettre en lien avec le choix des personnages et du thème du texte et donc le choix du scénario en fonction du thème porté par l'auteur. C'est ce que j'appelle le travail debout, ou le couplage fond/forme du texte. Si la narration survit à ce découpage au scalpel, alors on glisse dans la correction niveau 2. Le texte est solide et les ajustement seront à la marge, une scène à supprimer, quelque phrase à reformuler, une vigilance sur certaines formulation et le tour est joué. Si le texte n'y survit pas, le diagnostique est fatal, faut réécrire. Y'a aucun réajustement possible sans repartir d'une page blanche. L'avantage étant que tu as déjà le déroulé de ton histoire en tête.
C'est une chose que j'ai déjà eu à faire sur un de mes roman, la deuxième partie qui changeait de point de vue narratif ne tenait pas. Une horreur à corriger et à réajuster, réécrire tout fut plus rapide, plus satisfaisant et plus efficace.
Ce type de correction n'est pas fondé sur le goût, car il n'est même pas question de l'histoire, il est question de cohérence narrative. Donc tu peux l'appliquer à n'importe quel genre, Romance comme SFF, historique comme polar, tu vas explorer la singularité du point de vue de l'auteur et ses choix narratifs. Tu vas creuser la structure du texte et attaquer les fondations de l'oeuvre. Si elles ne sont pas solides, tout s'écroule.
Chaque choix narratifs va entraîner une cascade de conséquences qui ne sont pas soumis à un biais du lecteur mais à la logique du langage. Exemple : un enfant ne raconte pas son histoire comme un adulte, un milieu social va s'imprégner de ses codes de langages, une région également aura un accent dans son phrasé. De même, une narration en JE au présent ne présente pas le même schéma qu'une narration en il/elle au passé et ne s'emploie pas de la même façon. Dans ce type de correction, il n'est pas question de préférer une forme à une autre, mais de relever les incohérences de l'auteur dans l'exploitation de la forme qu'il a choisi.
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