Intentions de l'auteur VS intentions du narrateur

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@Lucivar@ :

Bah, je ne sais pas si c'est si simple qu'un jeu de séduction, même si je vois ce que tu veux dire et qu'en un sens c'est vrai.
Les deux exemples que tu donnes pour le coup, en effet, sont parlants, déjà parce que ce sont des personnages autant que des narrateurs, et que par leur séduction, l'auteur cherche à tromper ou perturber le lecteur. En effet, leur but, à la fois comme narrateurs mais aussi comme personnages, est de rallier leur narrataire, c'est cohérent avec ce qu'ils sont et pourquoi ils racontent.
On peut penser au narrateur Balzacien par exemple qui s'invente un lecteur idéal pour s'adresser à lui, un lecteur complice qui souscrive au discours et le réclame en quelque sorte, mais dans un rapport peut-être plus hiérarchique que séducteur.
Et d'autres formes encore, des narrateurs à la fois bien moins caractérisés mais non moins discret, dont on sent la présence et le tempo mais sans vraiment entendre la voix, comme un chef d'orchestre peut-être, qui s'inscrirait dans un plan autre, visuel plutôt que sonore, et pourtant un aveugle saurait qu'il est là, par son influence.
C'est un peu aussi la question de l'arbre fait-il du bruit quand il tombe si personne n'est là pour l'entendre ? Le narrateur raconte-t-il toujours son histoire si personne n'ouvre le livre ? Et c'est intéressant d'explorer ces élucubrations philosophiques peut-être.
Le narrateur veut être écouté, sinon il ne narrerait pas (quoiqu'on pourrait imaginer une narration contrainte qui puisse être intéressante, même si je vois pas encore comment), mais tout cela se mélange assez vite avec le désir de l'auteur d'être lu, alors que les deux appartiennent à des réalités différentes. C'est cette différence de réalité finalement qui permet à la lecture (romanesque, un mode d'emploi n'a pas le même but évidemment) d'évader le lecteur, sans doute. Peut-être que le narrateur n'a pas pour objectif de séduire les lecteurs de l'auteur mais son auditoire à lui, dans lequel le lecteur peut s'évader, par une sorte de capillarité, en s'invitant dans cet auditoire imaginé. La question du narrataire.

Tout cela est bien sur assez poreux et flou, des questions d'incarnation et d'interférence entrent en jeu, rien n'est pleinement indépendant.

Mais est-ce que l'absence d'une personnalité, d'une psychologie pensée, réfléchie, étudiée, scriptée, sous entend une absence de psychologie ? Pour moi non. Et le narrateur est un personnage quelque part, même si sa seule action est de raconter, même si ce quelque part est ailleurs, dans un endroit non éclairé, un endroit extra diégétique, contrairement aux personnages de l'histoire. Il y a quelque part une histoire non écrite sur ce narrateur qui raconte l'histoire, peut-être.
On peut très bien s'amuser à faire des mise en abyme et des poupées gigognes avec un narrateur qui raconte l'histoire d'un narrateur qui raconte l'histoire d'un troisième narrateur (voire du premier, ça pourrait être très méta)..., et pas sur que ce soit intéressant, ni que ce soit très lisible, mais on pourrait casser les codes et le faire. (ou simplement deux narrateurs qui se partagent le récit et peuvent se répondre et s'éclairer l'un l'autre)


Et oui !
Et on reboucle sur la question du narrateur/ narrataire, identifié ou non définit ou non et surtout de l'effacement de l'auteur devant le narrateur. Car le narrateur possède une psychologie, mais la connaît-il dans son intégralité.
Je vais rebondir sur ton propos Lucivar et tenter de donner un autre angle d'approche pour mieux saisir la nuance d'intention entre auteur et narrateur. Car même quand les deux se rejoignent, il y a une nuance.

L'intention de l'auteur est de faire passer un message, une idée, un argument, de répondre à une question qui le perturbe ou d'apporter sa réponse à un autre. L'intention de l'auteur est de provoquer quelque chose chez le lecteur de manière globale, le chambouler dans ses certitudes, l'informer d'une situation qu'il ne connaît pas ou peu. L'auteur tente de rendre "conte" de sa vision du réel et de la partager avec son lecteur via le livre. Il a quelque chose à dire qui pourrait dans l'absolu tenir en une phrase.
Pour cela il va faire des choix structurants qui peuvent être très différents selon les auteurs pour une même intention/idée.
Ces choix vont en priorité porter sur son angle d'approche. Si je prends un exemple que je couple avec celui du fait divers cité plus haut : je veux parler du viol, c'est un sujet qui me tient à coeur et qui me choque et qui provoque en moi une réaction telle que je veux m'en saisir et j'ai besoin que ça sorte pour diverses raisons qui me sont personnelle. Là j'ai l'intention de l'auteur.
Je me pose un peu deux secondes parce que je vais pas faire un exposé lors d'un congrès en rappelant les données statistique de ce fléau, je vais écrire un roman donc qu'est ce que je veux apporter comme regard sur ce sujet ?

  • 1) Je suis une femme parmi tant d'autres victimes d'agression sexuelle et je choisi de raconter mon parcours de victime, ma honte, mon trauma pour à la fois provoquer un catharsis qui me ferait du bien et à la fois sensibiliser aux conséquences de cette agression.
    Voici une première intention de l'auteur qui va entraîné le choix d'un point de vue narratif spécifique, celui de la victime, et le narrateur va lui avoir une autre intention. L'auteur veut provoquer un choc, un truc fort. Le narrateur, même si c'est l'auteur, il veut être entendu. Donc N (le narrateur) ne va pas avoir l'intention de perturber le lecteur, ou de créer de la confusion. Son intention est de raconter et rien d'autre. N peut être confus, perturbé, ou au contraire très froid avec ce qu'il raconte, très distant, ça c'est son état, pas son intention. Le définir ainsi, et choisir ce type de narrateur, c'est l'intention de A (l'auteur).
  • 2) Je suis une femme victime de violences sexuelles et je cherche, j'ai besoin de comprendre pourquoi, quand j'ai porté plainte, les flics ont rien écouté ? Pourquoi je ne me suis pas sentie protégée, pourquoi ils n'ont jamais arrêté mon agresseur ? C'est vicéral, pour avancer dans ma vie, ça m'est nécessaire. Et comme je veux comprendre, je vais tenter de me mettre à la place de ces flics. Je vais adopter leur point de vue. N sera donc différent, ça peut-être A qui mène l'enquête, qui fait ses recherches, ça peut-être un personnage flic qui voit passer 50 cas par jours, mais N n'aura qu'une intention, raconter sa version des faits, ou les faits, raconter son histoire indépendamment de l'intention de A. N ne veut pas perdre son auditeur, ne veut pas le guider sur une fausse piste, mais il peut être sur des fausses pistes, être lassé, épuisé du manque de moyen, confondre ses journées de boulot et de repos et à deux doigts du burn out, ça se ressentira dans sa façon de raconter. Là aussi, c'est l'intention de l'auteur de le rendre ainsi pour s'aider soi à comprendre.
  • 3) Je suis une femme victime de viol et quand je regarde les chiffres, je prends peur. Je ne suis qu'une femme de plus. Mon drame personnel est partagé par une femme sur 5, dans ma famille, mes amies, dans le tram que je prends, y'a d'autres victimes qui ont une histoire semblable à la mienne et je ne le sais pas, je ne le comprends pas. Je décide de compiler ces histoires parce que j'ai besoin de ne plus être seule, de savoir comment elles font pour aller au travail, aimer, avoir des enfants.
    Je construis un roman chorale avec plein de N ! L'intention de chaque N est de raconter son histoire individuelle et d'être entendu. L'intention de A est de les mettre ensemble pour ouvrire la perspective, pour que la masse ne soit pas fondue mais devienne plurielle.
  • 4) Je suis une femme victime de viol et je rêve encore de mon violeur. C'est quelqu'un que je connais, et c'est souvent quelqu'un que l'on connaît. Pourquoi ? Comment ? Si une femme sur 5 est victime, combien d'hommes sont coupables ? C'est quoi leur paroles à eux, leur version à eux ? C'est quoi cette société qui a entraîné ça, qui a fait du viol un drame plus fréquent que les accidents de voiture, aussi banal ? J'ai besoin de comprendre le mécanisme, de comprendre ce qui s'est passé dans la tête de l'homme qui m'a fait ça, comment il reprend sa vie après. Je choisi son point de vue, je tente de m'y mettre, de m'y plonger. Soit j'affabule N car j'y transfère ma colère, soit je recueille vraiment son témoignage (pour info, une cinéaste a fait cela, elle a fait un documentaire où elle interroge les homme coupable d'agression, c'est effarant l'absence de prise de conscience de leur actes !). N n'est pas un coupable, c'est quelqu'un comme les autres. Son intention est de donner sa version, de montrer qu'il a souffert d'accusation quand pour lui, elle était consentante. N ne cherche pas forcément à tromper son auditeur, il est convaincu d'être quelqu'un de bien, il est convaincu de ce qu'il est. C'est l'intention de A que de montrer la faille du discours, que de confronter le lecteur et surtout de se confronter elle à cette façon de se mentir, de se défendre de et peut-être à réaliser que les choses ne peuvent changer si on n'éduque pas les garçons et les filles.

4 approches différentes et on peut en trouver pleins d'autres, mais l'intention de l'auteur n'est pas celle du narrateur et il faut faire attention à bien les distinguer. Normalement, le choix du narrateur (comme le choix de l'histoire) place déjà l'intention de l'auteur et le reste est entre les mains de N. Et même si A et N sont les mêmes, le média entraîne une intention différente, une nuance. Si l'intention de l'auteur supplante dans le texte celle du narrateur qui est juste de raconter et d'être entendu, et donc d'employer tous les moyens possibles pour séduire ou attirer ou garder son auditeur, là il y a les accrocs du texte qui apparaissent. La narration n'est plus tenu et le lecteur va le sentir.

Voilà selon moi où se place l'auteur et où se place le narrateur.


@Lucivar@ :

Je comprends bien et je suis d'accord. Ton exemple fonctionne et les explications sont claires et elles aussi fonctionnent bien autour de ton exemple. Mais je suis pas certain de l'universalité de la chose.

Cela dépend de l'intention de départ de l'auteur, ici parler d'un sujet personnel, le viol. Je pense qu'un autre auteur, n'ayant pas de rapport personnel avec le viol, et qui voudrait écrire sur le sujet (pourquoi pas hein) aurait une autre approche. Plus détachée peut-être, et donc pourrait vouloir une narration plus détachée elle aussi, peut être d'avantage un point de vue externe.
Peut-être aussi que dès l'intention, tu te coupe d'un auditoire. On pourrait imaginer dans ton exemple qu'un homme sur cinq ne voudrait pas lire ton texte parce que "insérer ici un argument sexiste", de même qu'ensuite, chaque choix peut accrocher ou décrocher le lecteur, même si le but est de les accrocher, évidemment. C'est aussi pour cela qu'on choisit nos lectures par genre, par auteur, par thème et par 4eme de couverture... Parce que si on prend un livre au hasard dans une benne, bah il y a des chances qu'il ne nous plaise pas. Un auteur va avoir tendance à cibler un lectorat, plus ou moins intentionnellement, que ce soit pour satisfaire une cible déjà acquise, du "fan-service" quoi, ou que en voulant tirer une flèche dans une certaine direction, il touche ce qui s'y trouve.

Je ne cherche pas du tout à dire que l'auteur a forcément raison et que tant que son intention est pure et assumée, en ressort une sorte de perfection de circonstance qui ne doit pas être jugée et critiquée et interrogée. Mais juste que on peut décider de faire des choix de niche et que ce soit okay de toucher du coup une cible plus étroite. Ce qui ne dispense pas de s'interroger sur la réalisation de la chose, sur les choix que l'on fait et ce qu'ils impliquent comme contraintes, cohérences et travail, et ne pas pêcher par fainéantise. Ce qui peut arriver quand on cible un public restreint, c'est de le caractériser et de croire qu'il suffit de lui donner ce qu'il veut (ce qu'on croit qu'il veut). Genre de nombreux discours débiles qu'on peut voir autour des contenus pour enfant : oui c'est con, mais c'est pour les enfants, ils sont pas exigeants. Oui, ma trilogie est nulle mais il y a un super sabre laser en forme de tire bouchon qui permet au méchant de voler quand il le secoue comme une hélice, ça vous plait les fans ?
Oui ma romance est mal écrite mais bon, il y a un patron séduisant et plein de relations toxiques, alors bon.


Je suis assez d'accord avec toi. Nos deux approches se rejoignent je trouve.
Car oui, prend un autre auteur encore bien différent, il va encore rajouter des trucs. Un homme qui veut, à travers une histoire de viol, montrer l'aberration de #metoo parce que la victime serait affabulatrice. L'enfant issu du viol qui veut comprendre sa mère ou comment l'histoire de sa mère s'est imprimée sur lui...
Et puis oui, le sociologue qui n'a pas de vécu personnel mais que la question touche et qui va opter pour la distance pour tenter de prendre en compte les paramètres.

Bien entendu que ce choix de l'auteur sera inclusif pour certains et exclusif pour d'autres mais il y a une singularité de l'auteur qui lui donne sa spécificité. Ce qui fait que par exemple je ne lis plus de Houellebecq parce qu'il me sort par les yeux ou de Beigbeder parce que leur propos me herisse. Est ce que pour autant c'est mal écrit ? Ça c'est une autre question.
Je sais que lorsque je travaille les manuscrit avec les auteurs, je pose cet objectif là : le lecteur pourra ne pas aimer, mais il ne doit pas pouvoir dire que c'est mal écrit ou remettre en cause le texte. Le propos oui, mais pas le texte.

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