Faire pousser un thème ! Jardiniers à la rescousse.
Vous avez votre thème, tout beau tout chaud, que vous avez sorti de votre petite idée. Elle n'est pas mise de côté, rassurez-vous, mais en extraire le thème permet de voir la nature de la petite graine que vous allez planter. Car si on définit l'écrivain jardinier comme un écrivain qui laisse pousser les trucs un peu au hasard et voit ce que ça donne, je vous mets au défi de faire la même chose avec votre jardin, balcon, cache-pot (rayer la mention inutile). En gros, si vous plantez un monstera dans votre jardin il va crever et si vous arrosez un cactus il va crever. Faire pousser une graine passe par en connaître sa nature et ses enjeux, ce n'est pas un hasard, c'est naturel mais pas dénué de technique.
Petite précision avant de poursuivre, et pour revenir à votre idée première, cette idée peut-être hyper vague comme "tiens si je racontais ma vie" (A la recherche du temps perdu) à "t'imagines si un mec arrivait jamais à rentrer chez lui" (L'Odyssée) en passant par "il se passerait quoi si les gens avait pas de nez ?" (avant de vous marrer derrière vos écrans, le coup des gens sans nez, c'est véridique, c'est une BD mais pas moyen de retrouver le titre ^^!). Vous pouvez même piquer le délire de poser une idée conceptuelle comme "tiens si je faisais un livre sans E" (la disparition), "tu penses qu'une même phrase peut commencer plein de livres différents ?" (Si par une nuit d'hiver un voyageur). Ou même une idée peut venir d'une lecture, d'un autre récit qui vous touche profondément : "si je faisais un fan-fiction de L'Illiade ?" (La guerre de troie n'aura pas lieu), "moi j'ai envie qu'on arrête de dire de la merde avec Lolita" (Journal de L.) "Hamlet c'est sympa mais un peu vieillot, ça vous dit pas qu'on le rende un peu plus cool ?" (Le Roi Lion, oui ça marche aussi pour les dessins-animés). Bref, vous voyez la différence avec le thème ? L'inconvénient de l'idée brute, c'est qu'elle peut partir dans tous les sens et s'étouffer d'elle-même au bout de deux chapitres, ça nous est tous arrivé je pense de perdre le fil car une idée a besoin d'être un minimum entretenue et canaliser. C'est là où je veux en venir avec ce travail.
Donc une fois votre thème défini, il vous a donné des pistes sur ce qui va primer dans le développement de votre histoire, si vous allez devoir axer sur un personnage principal ou au contraire sur plusieurs, si votre univers doit être bien défini ou s'il peut rester flou sans que ça pose problème. Et si vous décidez d'aller à contre-pied, pas de souci, mais faudra assumer la difficulté imposée et les conséquences.
Vous allez donc pouvoir décider ce que vous allez en dire et mieux définir la proposition qui va découler de votre thème.
Ex : amour => amour maternel <=> amour filial => comment on se construit soi face à cette définition même de l'amour absolu et inconditionnel, et surtout face à sa perte ? (Les promesses de l'aube)
Ex : amour => amour interdit => peut-on réellement interdire deux êtres de s'aimer ? (Roméo et Juliette)
Ex : amour => amour interdit => c'est quoi l'amour quand on a que 14 ans et que l'homme qu'on aime en a 50 ? (Le consentement : qui peut aussi se décliner sous le thème du pouvoir et de l'emprise mais c'est son sentiment amoureux propre que l'autrice interroge et comment il peut être biaisé).
Ici je l'ai formulé sous forme de question mais vous pouvez avoir une vision très nette de la proposition qui découle de votre thème.
Ex : la mort => la mort fait partie de la vie => sans la notion de mortalité, notre humanité n'accorde plus de valeur à la vie (Carbone modifié)
Donc à vous de sortir votre intention, soit par un questionnement que vous voulez explorer pour mieux percevoir ou comprendre une expérience personnelle, soit un message qu'il vous tient à coeur de transmettre. (Cf le chapitre sur les intentions de l'auteur vs intention du narrateur).
De cette proposition autour du théme, vous allez pouvoir choisir un angle d'approche qui vous semblera le plus pertinent pour défendre votre idée. C'est là que va se poser le choix de la narration et du point de vu narratif qui va en fait dépendre de ce que vous voulez défendre. S'il n'y a pas de règles, il y aura des orientations plus intuitives et plus fortes selon le thème et la proposition à défendre.
Ces étapes, que l'on soit jardinier ou architecte, sont indispensables. En gros c'est pour le jardinier la connaissance de la graine et le choix du terreau et de l'exposition ou la quantité d'arrosage ; et pour l'architecte, la connaissance du projet entre petit cottage anglais et cathédrale gothique, et donc le choix du terrain et des fondations pour supporter les travaux. Pour l'instant il n'y a pas de grandes différences entre les deux et sachez que les jardiniers amateurs comme les architectes amateurs d'ailleurs, négligent souvent cette étape. Petite précision cela dit, certains auteurs ne négligent pas forcément cette étape, mais ne la conscientisent pas. Ils déroulent et ça coule tout seul, (un peu comme avec les déictiques et la cohérence narrative) donc c'est pas un absolu de se poser et de décortiquer aussi précisément mais quand on bloque, quand on doute, quand on ne sait pas trop comment se dépatouiller avec ses idées, ben ça aide bien.
Une fois votre angle choisi, vous allez rentrer dans ce que j'appelle le phase naturelle du texte. En gros, c'est tout ce qu'on a déjà abordé : de ces choix initiaux va dépendre une série de conséquence que vous devez respectées car c'est la cohérence narrative. Le travail debout va gentiment soit se poursuivre parce que vous avez envie de vous sécuriser d'un plan, soit va prendre fin pour passer assis car vous voulez voir comment poussent vos graines. Mais si vous posez un plan, n'oubliez pas la logique : dans une maison, vous mettez pas la cuisine à l'étage et les chambres en bas, sinon vous allez avoir du mal à la vendre, de même, vous placez pas une baie vitrée dans les toilettes, et vous respectez un angle de toiture dans une région de fortes pluies (pas évident pour tout le monde celui-ci, d'ailleurs faut que j'appelle mon proprio ;-) ). Une chose aussi importante si vous faites un plan, laissez de la place à la déco intérieur. En gros, que votre maison soit fonctionnelle et remplisse le job, c'est bien, que le lecteur y sente une âme et une personnalité, c'est mieux. Et une pièce vide peut avoir plusieurs fonctions : chambre parentale, de bébé, bureau, buanderie, dressing géant, salle de jeux. Gardez ça en tête.
On passe à la trame narrative, ou le scénario ou le déroulé finalement du texte.
On a vu que pour chaque thème, les explorations principales ne vont pas s'attarder sur les mêmes choses. Certaines façons de concevoir votre trame colleront mieux à certains thèmes qu'à d'autres.
- Premier exemple, largement décrit en littérature, le fameux schéma narratif quinaire : introduction, élément perturbateur, péripéties, résolution, situation finale. Dans les péripéties se situe le point culminant, ou climax, en général le héros est au fond du trou et on se demande comment il va s'en sortir, donc souvent avant la résolution. Ce schéma est déclinable en sous-étape comme ça vous chante, souvent avec des mini-résolutions dans les péripéties qui permettent au héros d'évoluer avant d'affronter l'antagoniste. Si ça paraît très formaté et peu original, sachez tout de même que c'est du sur-mesure pour tous les thémes tranformatifs (rédemption, vengeance, survie etc.) car ça constitue le voyage initiatique. Le schéma narratif quinaire s'intéresse plus au déroulé propre de l'histoire qu'aux personnages et à leur relations. La relation s'établit dans l'action et les personnages seront révélés par elle. Cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas vous attarder sur leur psychologie, mais ce n'est pas l'essence de cette trame qui se concentre surtout sur l'ordre des actes.
- Autre façon de poser ses bases, le schéma actantiel : en gros vous ne vous focalisez pas sur le déroulé de l'histoire que vous racontez, mais ses enjeux. C'est le rôle des personnages et les relations qu'ils entretiennent qui fera récit, à la différence du schéma narratif où les personnages (acteurs) se déplacent au sein de la structure, ici les personnages (actants) sont des positions au sein de la structure et sont définis par leur relation. Ainsi, vous aurez un protagoniste (le sujet) qui sera défini par son rôle central et le fait qu'il entreprend une quête pour un objet (attention, l'objet peut très bien être une abstraction, comme gagner son estime de soi ou l'amour de sa belle). Il aura des adjuvants ou des opposants. Voilà, fin du plan. L'objet peut avoir un destinateur et un destinataire, en gros une origine et un but, si vous voulez, ou encore la quête peut-être commandité par le destinateur (je vais chercher le Graal au nom de Dieu qui me l'a demandé) et le destinataire va sanctionner la réussite de la quête (râté, t'es passé à côté). Et c'est la relation entre ces actants qui va faire votre récit, schéma au top du top pour tout ce qui est thème sur la relation inter-individuelle (amour, pouvoir, survie, etc.). Car le sujet et l'objet sont situés sur un axe relationnel de désir, le destinateur et le destinataire de l'objet sont sur un axe de communication, et les opposants/adjuvants, sur un axe de pouvoir (positif ou négatif, ou si vous voulez, d'influences). Donc vous pouvez selon votre thème choisir de centrer votre récit sur un des axes relationnels selon votre angle d'approche. Ce schéma est déclinable aussi à l'infini, une sorte de fractale où vous pourrez établir des quêtes secondaires à la quête principale. C'est ainsi que se contruisent notamment les récits enchassés. Notez que les personnages ayant leur rôle, nul besoin qu'ils évoluent comme dans le schéma quinaire, en revanche ce qui est intéressant, c'est de faire évoluer le regard du lecteur sur eux. L'opposant peut devenir sujet, et le sujet une forme d'antagoniste. On peut être d'accord avec la quête ou pas, avec le sujet ou non. Notez aussi que plusieurs rôles peuvent être tenus par un même personnage, objet ou évènement (et oui, les actants ne sont pas forcément des personnages).
- Troisième schéma narratif décrit, vous allez voir que ça ressemble un peu à un mix des deux précédents : le schéma narratif canonique. Là on va s'intéresser à l'action qui va se décomposer en 5 éléments. 1) L'action en elle-même, qui suppose 2) une compétence préalable (c'est à dire un devoir-faire, un vouloir-faire, un savoir-faire, et évidemment un pouvoir-faire) et 3) une performance, c'est à dire une réalisation concrète de cette action. Se greffe à cela 4) une manipulation (incitation à vouloir-faire, devoir-faire) et 5) une sanction (qui évalue si l'action a bien été réalisée. Entre ses différentes composantes de l'action, il se posera une relation temporelle logique, ex: Le Roi demande (manipulation, devoir-faire) au chevalier de sauver la Princesse (action). Le chevalier s'entraîne au combat (compétence : savoir-faire et pouvoir-faire) et délivre la Princesse (performance). Le Roi lui donne (sanction / récompense) la moitié de son royaume. Et à l'intérieur on peut aussi, comme avec le schéma actantiel, enchasser les récits.
Ces trois grandes façons de penser le schéma de votre narration s'applique très bien au roman. La première est assez orientée sur la globalité (il faut qu'à tel moment il arrive ceci), les deux suivantes se portent plus sur l'action ou les personnages. Si vous mixez ces conseils vous aurez alors un fil directeur qui permet d'arriver à la fin (le schéma quinaire) et des branches qui vous permettent de creuser la relation entre les personnages ou le pourquoi de telle action. L'idée est de vous amusez à les mixer ou tout simplement, dans la réécriture, à penser chaque élément de votre texte (tel personnage ou telle scène) dans son intérêt pour votre proposition initiale.
Vous voyez aussi que, comme une sorte de méthode du flocon de neige (qui se base tout simplement sur ces différentes analyses en narratologies) un dessin fractalaire peut se dégager de votre récit car vous allez, en explorant votre thème selon soit une action, soit une relation, mettre en évidence d'autres thèmes, secondaires mais important aussi pour votre histoire. A voir si ces thèmes secondaires ne viennent pas à prendre la première place ou si tel ou tel personnage que vous avez developper n'est pas parti dans la direction d'un autre thème au lieu de soutenir le vôtre.
Ce genre de choses entraînent une phrase que je dis fréquemment aux auteurs que j'accompagne "ça, ça appartient à un autre livre !"
Il n'est pas nécessaire d'avoir un plan très bien défini pour avoir une ligne directrice. Si vous devez trouver une résolution à votre histoire, penser en terme de schéma canonique vous permettra de réfléchir à quelles compétences votre protagoniste doit acquérir pour accomplir son action et la réussir (ou pas). Si votre thème est la relation familiale, vous pouvez, grâce au schéma actantiel convenir des relations entre chaque et les aborder selon les points de vues qui vous plaisent sans perdre votre cohérence.
Donc normalement, si vous êtes architecte, à ce stade, vous avez vos fondations et votre plan global. Si vous êtes jardinier, vous avez choisi votre terreau et vos tuteurs, y'a plus qu'à laisser pousser ou à monter les murs et ça c'est une autre histoire.
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