J’ai posé un pied sur la scène, mais elle tremble. Pourtant j’ai espéré ce moment et j’ai travaillé d’arrache-pied pour cet instant.
Devant moi, la salle est pratiquement vide. Au fond, se rongeant les ongles, ma mère. Derrière un pupitre, les personnes qui tiennent ma vie entre leurs mains.
Mon cœur bat, mes mains sont légèrement moites et j’ai l’impression de respirer à travers un tuba.
Mais à quelques pas de moi, un jeune homme, muni de tout un attirail audio me demande, s’il peut lancer la musique. Comment puis-je dire non ? Alors machinalement j’acquiesce avec un battement de paupière.
Mon dieu !
Impossible de reculer maintenant. Je prends une grande inspiration et avance le plus fièrement possible.
- Bonjour Mademoiselle.
- Bonjour, dis-je dans un souffle imperceptible. Bonjour, dois-je répéter, mais plus fort ce coup-ci.
- Pouvez-vous vous présenter ?
Une fois les premières questions passées, je sens la pression légèrement redescendre. J’ai même réussi à placer un peu d’humour, pour faire croire à ma parfaite assurance. Mais c’est maintenant que je dois leur prouver qu’ils ont besoin de moi.
Je me mets en position. La main droite sur mon épaule gauche, posée sur une jambe, quand l’autre est tendue derrière et que ma tête est baissée. Les quelques secondes qui passent, avant que la musique ne soit lancée semblent durer une éternité.
Si, si, sol… Les notes du piano raisonnent et pénètrent mon corps, elles le nourrissent même. Comme une poupée mécanique, mes bras, mes jambes se mettent à bouger, comme portés par ce carburant d’ondes sonores. Je m’envole maintenant, tournant et sautant avec force et délicatesse mêlées. Piqué, piqué, pointé, tour à droite, tour à gauche… attention à ce saut… Il est passé. C’était le seul passage que je redoutais. Je suis parfaitement détendue et tout le stress, accumulé depuis ces derniers mois, s’échappe en une bouffée qui m’exalte. Jamais mes mouvements n’ont été aussi fluides et précis, mes sauts plus hauts et gracieux. Je ne ressens aucune fatigue ni douleur. Je suis portée par le bonheur de faire ce que j’aime le plus. Je me surprends même à finir par quelques mouvements totalement improvisés et opportuns.
Un genou à terre, ma poitrine qui se soulève à chaque inspiration profonde, je suis dans un état second.
- Mademoiselle, dit une voix que je ne perçois qu’après sûrement plusieurs interpellations.
- Mademoiselle, répète l’homme derrière son pupitre.
Je relève la tête et souris. Ma mère semble aux anges et je devine sur ses joues des larmes, des larmes de joie.