Chapitre 7
La vente de la maison m'ayant mise pour un temps à l'abri du besoin, j'attendis. J'attendis que se calme tout à fait la tempête silencieuse qui, par moments, me faisait encore chavirer. J'attendis d'aller mieux. J'attendis que le destin, enfin, me fît un signe.
Souvent, rêveuse et désœuvrée, je m'asseyais à mon bureau et je dessinais, au hasard, sur des feuilles blanches comme on peut errer sur un trottoir, sans but. Des formes géométriques d'abord, puis des arbres, des visages enfin. Je finis par me prendre au jeu et me mis à sortir, en quête de modèles, sur les boulevards et dans les galeries marchandes.
A ma demande, une mère de famille m'autorisa un jour à faire le portrait de sa fillette, âgée d'environ cinq ans ; je griffonnai sur place les premiers traits et invitai cette dame à venir chercher le portrait chez moi lorsque je l'aurais achevé. Elle acquiesca :
- C'est joli, me dit-elle quelques jours plus tard, très joli même, mais vous savez, ma fille est une enfant heureuse et ici, elle a l'air tellement triste ! C'est dommage !
Quand elle m'eut quittée, emportant néanmoins le portrait dont je lui fis cadeau, je réfléchis à ses paroles et examinai la photographie que j'avais réalisée de mon dessin. Dessin réussi, à n'en pas douter, mais d'où il émanait, oui, une sorte de souffrance diffuse que je ne sus à quoi attribuer : était-ce ce reflet dans l'œil ou ce léger pli à la commissure des lèvres ? Impossible de le savoir.
Je me penchai alors sur d'autres de mes dessins : force me fut de constater que de tous, émanait la même impression. Je m'essayai à d'autres portraits, en prenant pour modèles certaines des anciennes photographies que j'avais conservées : en vain.
Cependant, alors que je m'apprêtai à ranger l'un de mes albums, un polaroïd s'échappa d'entre les pages et s'imposa à moi :
C'était Juliette ! mon Dieu ! Juliette.
Les pensées qui me vinrent alors furent comme un fer rouge appliqué sur la peau nue. La photographie avait été prise le jour de l'an, en 2003. La date était inscrite au bas de l'image. Avais-je déjà deviné, alors, pour Juliette, ou non ? Elle avait un poignet plâtré : cela avait donc déjà commencé, sans doute. Six mois avant sa mort. Elle souriait, pourtant son sourire n'était pas convaincant. Une main sur son épaule : celle d'Yvan, son mari... Celle de son bourreau, et indirectement, du mien.
Je frissonai. Je m'étais promis de ne plus JAMAIS y penser. Je refermai vivement l'album au visage de celle qui avait été si longtemps ma meilleure amie.
Mais, cette nuit-là, je dormis d'un sommeil agité : je revis maintes fois Serge, sourire aux lèvres, m'annoncer fièrement qu'Yvan lui avait cédé sa moto, qu'il allait faire un tour.
Yvan, la moto, l'alcool, les coups. La mort de Juliette, mes cris. Serge, les coups, le silence. La douleur. Le silence...
***
Aujourd'hui, tout est fini. J'ai déménagé dans un village du sud de la France. Je me suis fait engager dans un petit magasin d'antiquités (J'ai trouvé par hasard l'annonce sur internet) et je fais des portraits au fusain que je vends aux touristes. J'ai adopté un chat qui le soir se love sur mes genoux lorsque je m'installe au soleil, sur le banc de pierre, pour écouter les cigales.
C'est ce que le sort a décidé pour moi. Je suis plutôt heureuse. Je n'ai rien choisi, ce sont mes nouveaux rails.
Comprenez-moi bien, c'est le destin qui décide toujours. Serge ? Yvan ? Je ne savais pas si quelqu'un allait payer. Ni qui. Je ne l'avais jamais su. Même le jour où, devant une Juliette au visage tuméfié, j'avais très légérement desserré au hasard une minuscule vis, sur la moto que mon mari m'avait promis de rendre.
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