Chapitre 4

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Bourgogne, samedi 6 juillet 2019

 Le soleil cognait fort en ce début d’après-midi. Je rentrais tout juste de LA soirée de l’année. Il devait être quatorze ou quinze heures, je ne sais plus très bien. Mes camarades de lycée et moi-même avions fêté les résultats du baccalauréat toute la nuit. Perdus au milieu des bois, sans personne pour nous surveiller ou nous juger, nous étions libres de célébrer la fin du lycée. Chacun l’avait fait à sa manière : il y avait eu les bons camarades, qui avaient fêté ça autour du feu, se promettant de ne jamais se perdre de vue ; les amoureux, qui s’étaient abrités derrière un arbre à l’écart de la foule ; les angoissés, qui avaient certainement un peu trop abusé de la bouteille et qui paniquaient à l’idée d’un avenir incertain ; et enfin les soulagés, qui célébraient bien plus un commencement qu’un achèvement.

 J’étais de ceux-là. De ces personnes ravies de bientôt se lancer dans une nouvelle étape de la vie, dans un inconnu plein de promesses, dans une vie où tout reste à construire. Mais pour le moment, mon esprit, encore embrumé des vapeurs de la veille, peinait à rassembler ses souvenirs alors que je marchais le long du chemin de gravier blanc qui me ramenait à la maison.

 C’était une belle maison de campagne. Une de ces maisons de maître aux fenêtres ourlées de vigne vierge et entourée d’un vaste jardin ombragé. Cette maison avait appartenu à nos parents. C’est ici que l’on vivait lorsqu’on rentrait en France pour les vacances. A leur mort, ma sœur et moi en avions hérité. La maison était à une centaine de kilomètres de l’université la plus proche, mais ma sœur avait insisté pour qu’on s’y installe, renonçant de fait à ses études. Elle, pourtant si douée au lycée et qui avait toujours eu un tas de projets en tête, avait tout abandonné à la suite des événements d’Abidjan. Malgré le confortable héritage laissé par nos parents, elle avait préféré s’installer à la campagne et prendre un boulot de caissière au supermarché du coin plutôt que de poursuivre ses rêves de faculté de médecine. Quand je lui demandais pourquoi, elle ne répondait pas, elle se contentait de hausser les épaules. Mais je savais bien que j’avais ma part de responsabilité. Personne n’aurait pu concilier études de médecine et éducation d’un gamin de dix ans. Ce que je n’avais pas vu, ou n’avais pas voulu voir, c’est le traumatisme profond qu’avait laissé le monstre en elle. Elle ne montrait rien lorsque j’étais là, aucune souffrance, aucune détresse. Bien au contraire, elle affichait toujours un sourire de façade et un semblant de joie de vivre vraiment convaincants. Seulement voilà, la réalité finit toujours par vous rattraper et par dissiper vos douces illusions.

 Le salon était désert. Seule la poussière en suspension, visible au passage des rayons de soleil, animait la pièce de ses vaporeuses voltiges. Ma sœur n’était pas là, ni dans le salon ni dans aucune autre pièce de la maison. Ce qui était étrange parce que sa voiture était garée dans l’allée. Je ressortis à l’arrière de la maison. Le ruisseau coulait à quelques mètres de là, séparant notre jardin des prés alentours.

 C’est lorsque je contournai le saule pleureur que je la remarquai. Elle était assise paisiblement, adossée contre l’arbre, sa robe d’été flottant au vent, son visage caché par le feuillage éploré. Ce qu’il se passa ensuite n’est plus que bribes de souvenirs : l’enveloppe à mon nom posée contre le tronc d’arbre ; le rasoir dans l’herbe, tout près d’elle ; l’entaille profonde à son poignet gauche ; moi qui me précipite vers elle ; le garrot que je lui pose autour du bras avec une manche arrachée de ma chemise ; les secours qui m’obligent à lâcher sa main ; le regard profondément désolé de l’urgentiste ; le drap blanc qui recouvre son corps ; moi qui reste seul sous cet arbre, anéanti.

 Après le décès de ma sœur, je reçus nombre de soutiens de la part d’amis et de connaissances plus ou moins proches. Je me forçais à écouter leurs platitudes sur la vie qui continue, les pages qui se tournent, les souvenirs heureux qui restent et les vivants qui se doivent d’aller de l’avant. Mais rien n’y faisait, la ville et les choses, tout me restait étranger désormais, et j’évitais les gens, parce que je ne supportais plus les regards de compassion polie qu’ils me jetaient à moi, le petit orphelin de nouveau en deuil.

 Mon suicide social fut rapide et radical : je revendis tout ce qui m’avait été légué par mes parents et ma sœur et quittai la région sans un mot à personne.

 Cette fuite inavouée devant une existence devenue sans intérêt m’amena sur la côte méditerranéenne, par une froide nuit de septembre.

Marseille, vendredi 20 septembre 2019

 Il était à peine 5 heures et une brume matinale envahissait tout le port. J’avais escaladé la clôture de protection avec mon léger sac à dos et me retrouvais à présent à errer entre les milliers de conteneurs entassés. Et si je parvins finalement à échapper à ce labyrinthe de métal, ce fut pour mieux me retrouver nez à nez avec un ballet incessant de grues dansant au-dessus d’une eau encore endormie. Le choc sourd de l’acier qui s’entrechoque, les engins de transport, leurs alarmes de recul et leurs gyrophares, tout cela venait grandement troubler la quiétude de cette matinée d’automne. Mais l’ensemble dénotait toutefois une certaine harmonie : tout semblait en effet réglé comme du papier à musique et chacun, homme comme machine, jouait sa partition sans jamais s’émouvoir de ma présence. Je passai devant des dizaines de cargos aux noms tous plus évocateurs les uns que les autres : Spirit of Winter, Costa Diadema, Al Marzoqah, Wei Lun, etc. Mais seul l’un d’entre eux attira mon attention : le Новая Земля (Novaya Zemlya, ou Nouvelle Terre en français). Ne parlant pas un mot de russe à l’époque, je ne comprenais rien de la signification de ce nom, mais sa calligraphie cyrillique, rude et austère, piqua ma curiosité. C’était un vraquier immense, près de 300 mètres de long, et pas loin de 50 mètres de haut pour la partie située à l’arrière, celle qui abritait le poste de pilotage et les divers locaux de vie. D’immenses grues s’attelaient à remplir la coque du navire en céréales diverses.

 Au pied du cargo, un marin fumait une cigarette. Je m’approchai alors pour lui demander des renseignements sur la destination du bateau :

 — Excuse me, speak English ? Ou français peut-être ?

 Le regard d’incompréhension qu’il me lança m’indiqua que non. Je faisais demi-tour et commençais à m’éloigner lorsqu’une autre personne, au fort accent slave, m’interpella en français :

 — Puis-je vous aider, jeune homme ?

 Je me retournai et vis un type d’une cinquantaine d’années posté en haut de la passerelle qui menait au cargo. A son uniforme, je reconnus aussitôt un officier de marine, peut-être même un capitaine.

 — Oui, euh, je voulais savoir, eh bien... Où va ce navire ? me risquai-je à lui demander, peu sûr de mon approche.

 — Pourquoi aimeriez-vous connaître cette information, camarade ? demanda-t-il un sourire en coin.

 — Pour, euh, je m’étais dit que je pourrais peut-être, enfin, si vous étiez d’accord...

 — Ce cargo va à Marioupol en Ukraine et c’est 3000€ la traversée. A remettre en liquide au capitaine, c’est-à-dire moi.

 — Ok.

 Il fronça alors les sourcils :

 — Ok quoi ? Ok d’accord ou Ok c’est trop cher pour vous ?

 — A quelle heure part votre cargo ?

 — Dans une heure. Si j’étais vous, je me dépêcherais de réunir l’argent.

 Je m’engageai alors sur la passerelle en bois. Arrivé à la hauteur du capitaine, je fouillai dans mon sac et lui tendis deux liasses de billets.

 — 2000€, c’est tout ce que j’ai. Il faudra faire avec ou j’irai négocier auprès d’un autre cargo.

 Coup de poker qui se révéla payant :

 — Ok, davaï, monte à bord. Sergueï va t’emmener jusqu’à ta cabine. A ce prix-là, faudra pas t’attendre à du grand luxe.

 — Ça ira très bien. Spassiba, prononçai-je dans un russe très incertain.

 — Sergueï ! Idi siouda !!

 L’intérieur du bâtiment accusait un certain âge. La peinture des couloirs, d’un blanc immaculé au départ, virait aujourd’hui au gris et s’écaillait dans les coins. Je suivis le fameux Sergueï pendant ce qui me semblait être des kilomètres de coursives, sans la moindre fenêtre pour se repérer, tournant à gauche, à droite, puis encore à gauche, montant de cinq étages, redescendant de deux, jusqu’à ce que Sergueï daigne enfin s’arrêter devant une porte, m’indiquant du pouce que c’était là ma cabine. Je le remerciai et, tandis qu’il prenait congé, il se mit à rire bruyamment dans le couloir tout en baragouinant quelques mots en russe.

 Je pénétrai à l’intérieur de ce qui allait être mon chez moi pendant les quinze prochains jours. Une simple ampoule grillagée éclairait la cabine depuis le plafond. Effectivement, le capitaine n’avait pas menti, on était loin du grand luxe, l’intérieur était plutôt sommaire, voire carrément spartiate. Une étroite planche en fer rouillé surmontée d’un futon très peu épais faisait office de lit. Un placard, un bureau, une chaise et un lavabo complétaient l’équipement de la cabine. Pour les toilettes et la douche, ce serait au bout du couloir. Je déposai mon sac à dos sur le bureau et m’affalai sur le lit. Mes pieds dépassaient d’au moins quinze bons centimètres. Quand bien même, je ne tardai pas à m’endormir. Mon repos fut de courte durée, je fus réveillé à peine une demi-heure plus tard par le vrombissement du moteur qui se mettait en marche. Je jetai un coup d’œil à travers l’unique hublot de la cabine et vis le port s’éloigner petit à petit. Plus de marche arrière possible dorénavant, je quittais mon pays sans regret.

 Les jours qui suivirent furent tous plus ou moins semblables : la mer, calme ; le ciel, bleu ; les marins, affairés ; moi, brisé.

 C’est lors d’une nuit noire et venteuse, alors que je déambulais sur le pont comme tous les soirs, que j’entendis les pleurs pour la première fois. Perdu dans l’obscurité, appuyé contre la balustrade, je m’efforçais de percevoir les lumières de la côte. Mais il n’y avait rien à l’horizon que les ténèbres. Je fus bientôt rejoint sur le pont par un marin venu fumer une cigarette :

 — Prekrasnaya notch, nié tak li ?

 Devant mon absence de réponse, il haussa les épaules, termina rapidement sa cigarette et jeta le mégot par-dessus bord. Je suivis des yeux la pointe rougie dans l’obscurité avant que l’écume ne l’avalât. J’aurais aimé en cet instant être englouti à mon tour dans les eaux sombres. Mais je n’avais pas le courage de sauter moi-même et devais donc me résigner à espérer un coup du sort, une faiblesse dans la structure de la balustrade ou un coup de vent suffisamment puissant pour me faire basculer dans le vide. Mais non, rien de tout cela ne se produisit cette nuit-là. Juste de lointains pleurs qui parvinrent à mes oreilles tel un écho diffus. Je relevai la tête mais ne vis personne. Le marin avait disparu et j’étais seul sur le pont. La complainte, à la résonance féminine, ne pouvait venir que de l’intérieur du bâtiment. Intrigué, je me décidai à aller voir ce qu’il en était vraiment.

 La coursive principale était déserte, mais les pleurs se faisaient maintenant plus distincts. Parvenu dans la cage d’escalier, il me sembla que ceux-ci provenaient des étages inférieurs. Je descendis le long d’échelles pleines de suie et de graisse jusque dans les entrailles du cargo. Une porte close me faisait maintenant face et ce qui ressemblait fortement à des avertissements en russe y étaient inscrits un peu partout. J’hésitai un instant, puis tournai la poignée et pénétrai dans la salle des machines : partout des pompes immenses, des turbines monumentales, des pistons colossaux. Mais surtout un gigantesque vacarme qui recouvrait tous les autres sons de telle sorte que je ne distinguais plus les pleurs. Je restais pourtant persuadé qu’ils provenaient de cet endroit du navire.

 J’explorai alors les lieux, me faufilant entre les moteurs et les chaudières, contournant les centaines de tuyaux qui couraient dans tous les sens et évitant de peu la vapeur brûlante des vannes à soupapes. Soudain, une main m’attrapa par l’épaule et me força à me retourner. Un mécanicien me hurla dessus en russe et m’empoigna par le col jusqu’à la sortie. Fin de l’expédition nocturne, les sanglots s’étaient évanouis et je retournai piteusement à ma cabine.

 Voilà maintenant plusieurs heures que j’essayais de trouver le sommeil. En vain. Je n’arrivais pas à effacer le souvenir de ces pleurs. Lorsque la lumière du jour commença à poindre à travers le hublot, je n’avais toujours pas fermé l’œil. Le mystérieux chant qui parvint avec force à mes oreilles à ce moment-là eut l’avantage de me sortir pour un temps de ma tourmente. En prêtant un peu l’oreille, je reconnus le genre d’appel à la prière que lançaient les muezzins d’Abidjan à travers les haut-parleurs de leurs mosquées.

 Sorti sur le pont, j’eus la douce surprise de constater que nous étions à l’entrée du détroit du Bosphore. Istanbul s’étendait là, juste sous mes yeux, s’éveillant tranquillement à la lueur de l’aube. Sur ma gauche, massive et sublime à la fois, Sainte-Sophie me toisait du regard. Elle, qui avait vu naître et mourir des civilisations entières, qui avait survécu à d’innombrables guerres et tremblements de terre, se dressait toujours majestueusement sur les hauteurs du Bosphore. L’on m’avait toujours enseigné que ce détroit marquait la séparation entre deux continents, deux cultures, deux mondes qui n’avaient cessé de s’affronter des siècles durant. Aujourd’hui, et depuis le pont de mon navire, je me sentais à l’abri de cet affrontement séculaire, n’appartenant plus à aucun monde, libre de me laisser porter là où le vent l’aura décidé, sans jamais me soucier du passé ni de son étouffant héritage.

 Le cargo resta là pendant des heures, guettant le feu vert des autorités portuaires turques pour s’engager dans le détroit. Quant à moi, je ne me lassais pas de contempler la cité byzantine avec ses mosquées par dizaines, ses ferries qui allaient et venaient sans cesse entre les deux rives de la ville. Le spectacle était si hypnotique que je ne remarquai pas le vent qui se levait. Bientôt, des nuages venus des terres s’amoncelèrent au-dessus du ciel stambouliote. Les minarets, pointés vers le ciel, tentèrent en vain de les accrocher. Plus rien ne pouvait freiner la chevauchée fantastique de cette nuée chargée de pluie. Elle nous encercla en l’espace de quelques minutes et commença à déverser toute sa fureur sur une mer désormais bien agitée. Des trombes d’eau s’abattaient par paquets sur le pont du navire, aussitôt balayées par de puissantes rafales de vent. Au bout d’une dizaine de minutes, constatant que le ciel ne décolérait pas, je dus me résigner à aller m’abriter.

 Balloté par les flots, le bateau tanguait maintenant sérieusement. Se déplacer en ligne droite dans les coursives relevait de la gageure et c'est gratifié de quelques hématomes en plus que je rejoignis ma couche pour m'allonger un peu. Mais malgré l’extrême fatigue qui était la mienne, la forte houle empêchait tout repos, fût-il minime. D’autant plus que je ne tardai pas à entendre de nouveau les pleurs.

 Je ressortis immédiatement de ma cabine, bien décidé cette fois-ci à ne pas laisser un misérable mécano m’empêcher de connaître le fin mot de cette histoire.

 Le cargo tanguait toujours autant, sinon plus encore. Cette fois-ci, l'écho des pleurs me dirigea vers les étages supérieurs du navire. Au dernier étage pour être plus précis. Il n’y avait pas de couloir à cet étage, mais une seule et unique porte. La personne à l’origine de ces pleurs ne pouvait plus m’échapper.

 Alors que je m’approchai, le roulis du cargo me poussa brutalement contre la porte, laquelle s’ouvrit en grand pour me laisser passer et je m’étalai de tout mon long de l’autre côté. En relevant la tête, j’aperçus le capitaine et plusieurs officiers m’observant avec circonspection : j’étais dans la cabine de pilotage. Cette immense salle était remplie d’ordinateurs, d’instruments de navigation en tout genre et de grands gaillards russes dont aucun n’était manifestement à l’origine des pleurs délicats que j’avais entendus. Leur capitaine prit la parole :

 — Du mal à tenir debout avec cette houle, jeune homme ?

 — Euh, oui un peu, répondis-je extrêmement embarrassé par la situation.

 — Venez donc vous asseoir ici, me conseilla-t-il en désignant un siège près du sien, vous serez bien mieux que par terre.

 — Merci.

 Je me relevai péniblement et rejoignis mon hôte. De son poste, on voyait tout le navire tanguer et, derrière le rideau de pluie, Istanbul, calme, sereine, coutumière des colères célestes.

 — Nous allons bientôt pouvoir appareiller, m’annonça le capitaine. Mais le radar indique que le mauvais temps devrait durer encore deux ou trois heures. Mieux vaut pour vous que vous restiez assis, vous ne semblez pas avoir le pied marin…

 Il me fallut plusieurs jours de traversée encore pour comprendre que si des pleurs hantaient quelque endroit, c’était mon âme tourmentée et non ce bâtiment vétuste rempli de marins un brin bourrus. Les pleurs revenaient chaque fois que mon esprit divaguait, le plus souvent au moment de l’endormissement. Et quoique je fasse, je les entendais encore et toujours. Je ne réussissais à trouver le sommeil que lorsque mon corps était arrivé au bout de sa capacité de résistance. Cela ne durait jamais bien longtemps, je me réveillais en sursaut plusieurs fois par nuit, les pleurs reprenant de plus belle. La fatigue commençait à affecter ma santé psychique et, poussé à bout, je me mettais parfois à hurler seul dans ma cabine : « Pourquoi ?!! Pourquoi maintenant ?! Tu es partie il y a trois mois !!! Pourquoi ? Pourquoi tu n’es pas venue me demander de l’aide quand tu étais encore en vie ? Pourquoi tu pleures maintenant que je ne peux plus rien pour toi ?!! Pourquoi, Eloïse, pourquoi ? Pourquoi m’as-tu abandonné ? Je t’en supplie, reviens ». Et je finissais toujours par éclater en sanglots.

Marioupol, vendredi 4 octobre 2019

 C’est dans un triste état que je débarquai dans le port au matin du 4 octobre, ne sachant plus vraiment ce que je venais faire dans cette région du monde encore en proie à de violents affrontements entre l’armée ukrainienne et les rebelles pro-russes. Je finis par monter dans un train qui allait au nord et en descendis quelques heures plus tard, dans une petite ville du nom de Volnovakha. Tiraillé par la faim, je me dirigeai vers l’unique épicerie en vue. C’est au moment de payer en Euros que je compris que je n’avais pas été des plus prévoyants. Et aucune banque ou bureau de change n’était bien évidemment présent dans ce bled paumé. Ereinté, usé, il fallait encore que je fasse des pieds et des mains pour faire comprendre à cette imbécile d’épicière que les Euros étaient une monnaie forte et qu’elle y gagnerait au change. Mais elle ne voulait rien entendre et ne cessait de me répéter « grivnias, grivnias ». Je n’en avais pas de ces « grivnias », je n’avais que des Euros et j’étais affamé.

 Mon salut vint d’une douce voix derrière moi qui me demanda, dans un anglais parfait :

 — Besoin d’aide, jeune homme ? Je me retournai et vis une petite bonne femme rondouillette d’une soixantaine d’années.

 — Oui, s’il vous plaît, je meurs de faim et cette femme ne veut pas accepter mes Euros. Je n’ai que cette monnaie sur moi.

 La vieille dame s’approcha du comptoir et y déposa un billet tout en prononçant quelques mots à l’attention de l’épicière. Celle-ci prit le billet et me fit comprendre que c’était bon : je pouvais partir avec mes vivres.

 — Merci infiniment, madame. Tenez, ce billet en Euros devrait largement suffire à couvrir la dépense, lui assurai-je.

 — Gardez votre argent, jeune homme. Et dites-moi plutôt ce qui vous amène ici. Nous n’avons pas l’habitude des étrangers. Et encore moins des étrangers non-russophones.

 — Si seulement je le savais, soupirai-je.

 — Je vois... Et vous avez un endroit où dormir ?

 — ...

 — Vous me semblez fatigué. Vous feriez mieux de me suivre à la maison. Vous y resterez le temps que vous souhaitez, me proposa-t-elle.

 — Euhhh, c’est extrêmement aimable de votre part, mais comment puis-je vous remercier ?

 — Vous êtes jeune ? Vous avez deux bras ? Venez, on va bien trouver de quoi vous occuper.

 La vieille dame me confia s’appeler Lizaveta. Aujourd’hui retraitée, elle avait enseigné l’anglais dans un collège de Donetsk. Elle vivait désormais dans un village proche de Volnovakha avec son mari. N’ayant pas de véhicule, nous fîmes le trajet à pied, sur un chemin de terre envahi de mauvaises herbes. Puis nous nous enfonçâmes dans un bois de bouleaux. Entre les branches des arbres, on pouvait discerner au loin les bulbes dorés d’une église orthodoxe. Au bout d’une dizaine de minutes, nous parvînmes finalement à destination.

 Que dire de ce patelin ? C’est simple, tout y était terne : des murs aux toits en passant par les clôtures des potagers endormis, tout n’était que morne décrépitude. Seuls les murs blancs de l’église tranchaient avec la sinistre grisaille des lieux. Cette église, banale partout ailleurs, en devenait si magnifique ici que je me mis à penser que les villageois, dans leur grande dévotion, avaient intentionnellement négligé leurs maisons pour mieux mettre en valeur la divine demeure. Nous ne croisâmes personne dans ce village. Seules quelques poules qui s’étaient hasardées à traverser devant nous témoignaient du peu de vie qui coulait encore dans les veines de ce triste bourg.

 Arrivé devant la maison de Lizaveta, j’hésitai un instant. Qu’est-ce que je venais faire ici ? Je détournai la tête légèrement et vis mon reflet sur une vitre de sa maison.

 — Alors, vous rentrez ? me lança Liza. Finalement, je constatai que mon être collait assez bien à la couleur des lieux et j’avançai d’un pas pour pénétrer à l’intérieur. C’était une petite maison à la décoration vieillotte et surchargée, mais somme toute chaleureuse. Je m’y sentis immédiatement à l’aise.

 — Mikhaïl ! Spousskaïssya vniss ! cria Liza.

 J’entendis son mari maugréer depuis le premier étage. Un homme sec au regard dur et sévère descendit alors les marches de l’escalier. Il contrastait tellement avec la bienveillance naturelle que dégageait sa femme que j’avais peine à croire qu’ils avaient pu un jour se plaire l’un l’autre et se marier.

 Lorsqu'il arriva dans le salon, je tendis la main pour le saluer. Il m’ignora complètement et se tourna vers sa femme. Liza et son mari entamèrent alors un vif échange. Au bout de quelques minutes, Mikhaïl leva les bras en l’air et les rabaissa aussitôt avant de quitter la pièce. Liza se tourna alors vers moi, le sourire en coin :

 — Tu verras, il crie beaucoup, dit toujours non et ne paraît jamais content, mais au fond c’est un homme droit et bon. Et puis, il sait pertinemment qu’il ne peut rien me refuser.

 — Je ne veux surtout pas déranger, je ne resterai pas longtemps. Dites-moi en quoi je peux aider le temps de mon séjour.

 — Tu es ici chez toi. Mais je te serais très reconnaissante si tu pouvais aider mon mari au champ. Cette bourrique vieillit mal et devient de plus en plus lente, s’amusa-t-elle.

 Je n’avais prévu de rester chez eux qu’une semaine ou deux, le temps de mettre mes idées au clair. J’y restai plus de deux ans.

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