Gus
Enfin, il entre dans mon champ de vision. Il a le dos admirablement voûté, le pied qui traîne comme s’il dansait délicatement. Son visage reluit de poussière. Pas de doute, il revient d’avoir monté les petits ballots de paille sur la mezzanine de la grange. Il est si fort Gus... Je l’aperçois faiblement, il ne prend même pas la peine d’allumer les néons de la cuisine tant il brille. Il s’installe sur un tabouret et s’accoude un instant sur le plan de travail avant de se prendre la tête entre les mains. Au ralenti, il glisse les mains dans ses cheveux noirs soyeux et secoue la tête comme ces pubs pour shampoing qu’on voit à la télé. Le fait-il réellement ou est-ce mon imagination qui me joue des tours ? Je cligne des yeux. Il n’a pas bougé de son tabouret. Autour de lui, c’est un capharnaüm : les portes des meubles sont bancales, certaines cruches qui pendouillent au mur comme des vulgaires gants de toilette sont ébréchés, des poêles et des casseroles s’empilent dans la crasse et lui au centre de tout ça, il rend ce joyeux bordel plus beau. Il se lève et disparaît de mon champ de vision. Mon cœur s’accélère, si je me fais surprendre, je vais encore me faire gronder. Mais… J’entends la porte du frigo. Il a faim, moi aussi. Nous pourrions manger en tête à tête... Je prendrais plaisir à le dévorer des yeux. Je sens d’ici l’odeur de la tarte aux pommes de Granny, celle-là même dont il raffole. J’entends le bruit caractéristique des assiettes qui s’entrechoquent, du tiroir à couverts qui ricoche contre le meuble lorsqu’il le referme d’une délicate agressivité. Gus reprend sa place initiale et s’arme délicatement d’une fourchette. Il a beau manger lentement la bouche ouverte, je n’y vois qu’une … Il regarde vers moi, ma respiration se bloque. Je sais qu’il ne peut me voir cachée ainsi derrière la porte qui sépare le salon de la cuisine mais je ne peux m’empêcher de rougir. M’attendrait-il ?
J’inspire un bon coup et je pose la main sur la poignée de la porte. Je secoue la tête afin d'effacer mes joues pourpres et j’entre dans la cuisine de Granny. Tout en continuant de manger, Gus lève un œil vers moi et me fait un signe de la main en souriant. Je marmonne un « Salut ! » timide avant de grimper sur le tabouret en face de lui. Contrairement aux siens, mes pieds ne touchent pas le sol. J’espère que je vais encore grandir. Grandir pour être à la bonne hauteur pour un jour embrasser ses lèvres gorgées de confiance. Il y a une assiette et une fourchette pour moi. Mon ventre sautille : il a pensé à moi. Il lève la tête et me regarde l’air suspect en jetant un regard bref sur l’horloge derrière moi. :
- T’es d’jà rentrée ? me demande-t-il.
Il parle toujours la bouche pleine, il ne prend jamais la peine d’avaler avant de dire quoi que ce soit lorsqu’il mange. Cette nonchalance lui donne un charme à la fois vulgaire et envoûtant. J’acquiesce et hausse les épaules tout en me penchant en arrière, je tente de paraître innocente :
- Moui, le prof de sport était absent...
Au regard qu’il me lance, je sais qu’il ne me croit pas, mais jamais je n’oserais lui avouer que si j’ai séché les deux dernières heures de l’après-midi c’était pour être sûre de ne pas rater sa venue. Il rentre toujours chez lui avant que je ne revienne de l’école sans que je ne comprenne exactement pourquoi. Je vis avec grand-mère depuis quatre ans à présent et bien que les circonstances de la mort de mes parents restent floues, mon admiration pour Gus est parfaitement claire à mes yeux. Un peu trop rapidement à mon goût, il se lève et débarrasse son assiette alors que j’enfourne ma première bouchée de tarte aux pommes. Je profite qu’il ait le dos tourné pour regarder la naissance de ses reins que laisse entrevoir son t-shirt blanc, un peu trop court et tâché, à l'effigie de captain America . Sa vaisselle terminée, je le vois prendre ses affaires, prêt à partir :
- Attends ! Granny, m’a dit de te dire qu’elle avait besoin de toi pour monter des caisses dans le grenier !
Un long soupir s’échappe de ses lèvres parfaitement dessinées. Si Granny apprend que j’ai demandé à Gus de monter mes propres caisses au grenier, elle va me faire passer un sale quart d’heure. Je devrais sans doute copier encore des pages et des pages de définitions du dictionnaire mais profiter de la présence de Gus n’a pas de prix. Il me demande où se trouvent les caisses à déménager et je lui montre l’étage avec mon majeur. Il plisse les yeux et ses iris noirs m’électrifient. Il sait qu’il n’a pas le droit de monter à l’étage et d’accéder à nos appartements privés à Granny et moi. Néanmoins, il me laisse terminer ma portion de tarte aux pommes avant de me suivre dans les escaliers. Il ne peut rien me refuser. Je monte lentement les marches une par une et j’enjambe les breloques disséminées ici et là qui tentent de nous barrer le chemin.
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