Chapitre 2 : L'École des Théoriciens
Pendant la pause qu’Adallia faisait en milieu de cours, la jeune femme décida de rester derrière son bureau, car elle savait qu’elle risquait d’être approchée par des étudiants avides de questions. On l’avait prévenue qu’il en allait régulièrement ainsi avec les première année, toujours très motivés et désireux d’en savoir davantage. Certains d’entre eux étaient même parfois amenés à poser des questions très pointues auxquelles les professeurs n’avaient pas toujours la réponse ou qui nécessitaient certaines vérifications. Fort heureusement pour Adallia, ses précédentes recherches en cybernétique, même si elles ne lui avaient pas permis d’approfondir de façon exhaustive toutes les thématiques, l’avaient bien préparée à faire face aux étudiants.
Cette fois-là ne dérogea pas à la règle, et un étudiant aux cheveux gras et aplatis vint lui rendre visite à son bureau, l’air à la fois sérieux et confus. Il semblait manipuler quelque chose sur son connecteur. Adallia le regarda placidement venir jusqu’à elle.
— Professeur ? Désolé de vous déranger, mais j’ai une question, dit-il très poliment.
— Oui, je t‘en prie, dit Adallia qui se plaisait à tutoyer les étudiants alors qu’eux la vouvoyaient, lui rappelant ainsi l’époque où elle était elle-même étudiante.
— J’ai récemment vu sur les réseaux de la Confédération des nouvelles qui s’interrogent sur ce qui se passerait si les Androïdes créés par les Humains devenaient des Cyborgs, fit le garçon qui lui montra une série d’articles. Je voudrais savoir si vous en aviez entendu parlé et ce que vous en pensiez ?
Adallia parcourut rapidement du regard les textes que l’étudiant lui présentait, puis déclara :
— Oui, effectivement, j’ai également lu des nouvelles similaires qui abordaient cette problématique. Un groupe de réflexion a été lancé par la Confédération à ce propos. Le Gouvernement central craint qu’une fois la supraintelligence cybernétique atteinte, les Androïdes ne se muent en une société indépendante comme l’ont construite les Cyborgs actuels.
— En quoi est-ce là un souci ? Les Androïdes sont des êtres indépendants par définition, et je croyais qu’ils bénéficiaient dans la Confédération d’un statut presque égal à celui des êtres biologiques.
— Tout à fait, et c’est la raison pour laquelle, que l’on soit Humain ou Androïde, il convient de respecter certaines règles pour cohabiter.
— Je ne comprends pas très bien où vous voulez en venir, Professeur...
— Si la Confédération reconnaît l’évolution de la singularité technologique, cela ne doit pas être pour autant une source de menace pour l’intégrité de notre système politique et social, précisa Adallia. Il faut bien distinguer les problèmes : le fait que les recherches sur la supraintelligence soient autorisées respecte le développement cybernétique des Androïdes, mais cette supraintelligence représente aussi un risque non-négligeable d’émancipation d’un point de vue structurel.
— Pourquoi les Androïdes ne pourraient-ils pas tout simplement suivre leur propre voie au sein de la Confédération ?
Adallia admirait l’impétuosité du jeune homme face au dynamisme de l’actualité galactique. Il devait, toutefois, apprendre aussi à jouer avec les règles du jeu et faire face à la réalité telle qu’elle était.
— La Confédération est très frileuse sur ce sujet, car c’est une question liée à la colonisation de l’espace. Les Cyborgs, comme les êtres biologiques, se sont étendus dans la Galaxie pour se développer. Ce schéma pourrait se reproduire si d’autres Androïdes devenaient des Cyborgs.
— Vous voulez dire qu’ils empiéteraient sur les territoires occupés par les Humains ?
— C’est cela. Vois-tu, dans la Galaxie, seulement 5% des mondes sont naturellement habitables, mais la singularité technologique et les nouvelles capacités techniques qui en découlent ont permis d’augmenter ces possibilités. Grâce aux cyber-robots, 10 à 15% des systèmes sont devenus colonisables. Ce nombre grimpe jusqu’à 30% avec les Androïdes et 50% avec les Cyborgs et leurs technologies. Le risque est qu’en devenant des Cyborgs et en construisant leur propre société, les Androïdes de la Confédération marcheraient sur les plates-bandes des Humains dans la Galaxie en s'imposant par leur développement technologique dans les territoires que les Humains peuvent également coloniser.
— Les Androïdes ne pourraient-ils pas tout simplement rejoindre les autres Cyborgs ?
— Encore faudrait-il que les Cyborgs acceptent, répondit Adallia avec un sourire.
— Je comprends, Professeur, merci beaucoup.
— Je t’en prie.
L’étudiant salua Adallia et retourna s’asseoir auprès de ses camarades qui bavardaient, tandis que d’autres revenaient dans la salle de classe après être allés aux commodités.
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La pause avait duré plusieurs minutes et il était temps de poursuivre le cours. Adallia rappela donc les derniers étudiants pour qu’ils retournassent à leurs tables, puis continua la suite de son exposé.
— Bien, vous avez désormais compris à quoi correspondent les différentes phases de l’échelle de la Singularité et les quatre types de machines qui abritent l’intelligence artificielle – robot, cyber-robot, Androïdes et Cyborgs.
Les étudiants approuvèrent timidement du regard, ce qui fit sourire Adallia.
— Grâce à cela, dit la jeune femme d’un ton confiant, vous avez les clés pour appréhender cet univers d’un point de vue technique. Mais il nous reste encore un élément à aborder pour aujourd’hui : il s’agit de la dimension sociologique des Cyborgs. Je vous envoie quelques documents sur vos écrans pour que vous puissiez regarder.
Adallia demanda à l’assistant technique de transférer une série de documents numériques sur le contexte historique de développement des Cyborgs. Elle reprit ensuite en accentuant la voix :
— Peu après l’apparition de la supraintelligence, les Cyborgs se sont dispersés à travers l’espace afin de coloniser de nouveaux territoires. Malgré leur expansion, aucune organisation fédératrice ne s’est clairement dégagée afin de les structurer dans un même ensemble. Il s’agissait alors de petits groupes de Cyborgs répartis dans des systèmes-États, reliés les uns aux autres par leur savoir commun tout en conservant leur propre indépendance.
— Pourquoi se sont-ils séparés ainsi ? interrogea l’étudiante aux cheveux roux.
— L’une des préoccupations immédiates des Cyborgs était la recherche de ressources et de lieux capables d’abriter et d’élaborer leur scientificité. C’est ce qui explique que chacun de ces groupes s’est nourri de son environnement pour développer de nouvelles compétences techniques et parfaire son propre mode d’existence.
Adallia enjoignit les étudiants à regarder leurs écrans et à éplucher les documents qu’elle leur avait transférés quelques instants auparavant.
— La carte du document 1 vous montre les transformations récentes du réseau cybernétique dans la Galaxie et comment les systèmes contrôlés par les Cyborgs ont finalement réussi à s’unir et à constituer une entité cohérente. Cette dernière pourrait être qualifiée de sociétale et politique ; d’une part, parce que cette entité organise les relations que les Cyborgs entretiennent entre eux et d’autre part, parce qu’elle développe leur capacité à se projeter dans l’avenir et à penser leur place dans l’univers, notamment par rapport aux êtres biologiques. Sachant que cela n’a pas toujours été le cas, qu’est-ce qui peut expliquer ce phénomène nouveau d’unité parmi eux ?
Les yeux écarquillés en direction des étudiants, la jeune femme les scruta en attendant une réponse.
Soudain, avec une légère grimace, l’étudiante aux lunettes carrées qu’Adallia avait déjà remarquée précédemment par ses réponses pertinentes tenta d’un ton hésitant :
— Est-ce que… est-ce que cela aurait un lien avec l’École des Théoriciens ?
— Oui, fit Adallia. Et de quoi s’agit-il au juste ?
— C’est une organisation mise en place justement pour structurer les Cyborgs autour d’un système commun.
— C’est l’explication au pied de la lettre, abonda le professeur. De la même façon que les Humains se sont structurés autour de la Confédération, les Cyborgs se sont organisés au sein d’une entité cybernétique qui, dans le cas présent, porte le doux nom de « École des Théoriciens ». Cette « école », pour reprendre le vocabulaire utilisé, vise à faire coexister les différents types de Cyborgs et à définir leurs relations avec les autres êtres de l’univers. Toutefois, vous noterez que le nom de « École des Théoriciens » semble assez éloigné d’une conception politique telle que nous la formulons chez les Humains à propos d’une structure étatique. Pourquoi donc parler d’« école » ? Et surtout, qui sont les « Théoriciens » en question ?
— Les Théoriciens désignent les Cyborgs eux-mêmes, répondit aussitôt la même étudiante, sans avoi laissé le temps aux autres de répondre.
— Oui, fit à nouveau Adallia.
La jeune femme était contente ; elle allait pouvoir expliquer le fruit de ses précédentes recherches en Histoire du monde cybernétique. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’elle avait l’occasion d’aborder son sujet de prédilection qui, la majeure partie du temps, restait inaccessible au commun des mortels.
— Lorsque les Cyborgs ont cherché à mieux se structurer entre eux, deux groupes se sont opposés l’un l’autre. Un premier courant proposait d’étudier les sociétés et les cultures des espèces biologiques afin de comprendre les mécanismes et les avantages qui pourraient en résulter pour le monde cybernétique. Le second courant, lui, était plutôt partisan d’une forme de nihilisme et s’opposait à la constitution d’un système cybernétique influencé d’une quelconque façon par les sociétés des êtres biologiques. C’est finalement le premier courant qui s’est imposé et a donné naissance à une nouvelle classe de Cyborgs spécialisée dans la compréhension des espèces biologiques : les Assegaï. Ces derniers ont réussi à faire accepter leur vision d’un système dans lequel les Cyborgs, dans leur ensemble, deviennent des « théoriciens », c’est-à-dire qu’ils tendent à utiliser les connaissances acquises chez les espèces biologiques pour développer de nouvelles théories dans différentes branches des sciences.
Adallia marqua une pause pour laisser le temps aux étudiants d’écrire ses explications. Plusieurs d’entre eux paraissaient particulièrement intrigués par les propos de la jeune femme.
— Professeur ? interpella subitement l’étudiant qui était venu la voir pendant la pause. J’ai entendu dire que les Assegaï représentaient la branche culturelle de la société cybernétique, est-ce que c’est exact ?
— C’est l’interprétation de certains chercheurs qui considèrent que l’approche des espèces biologiques par les Assegaï serait spécifique à une vision cybernétique et constituerait donc une forme de culture.
Un autre étudiant, assis plus au fond et l’air décontenancé, intervint à son tour :
— Excusez-moi, peut-on vraiment parler de culture si la leur consiste seulement à étudier celle des autres ?
— C’est un point de vue qui ne fait effectivement pas l’unanimité, rétorqua Adallia d’un ton neutre. Beaucoup de chercheurs pensent que l’approche scientifique des Assegaï vis-à-vis des espèces biologiques ne suffit pas à dire qu’elle est le reflet d’une culture cybernétique, mais plutôt celui de la technicité et d’un schéma de pensée issus de la singularité technologique des machines. D’ailleurs, le nom de « école » a été attribué par des spécialistes pour désigner la pensée cybernétique sous le prisme culturel. Mais en réalité, les Cyborgs eux-mêmes se désignent uniquement comme des « Théoriciens ».
Adallia ne s’attendait pas à ce que les étudiants, et plus particulièrement ceux de première année, lui fissent de telles remarques. Elle en était agréablement surprise puisqu’elle-même connaissait très bien cette problématique. L’aspect culturel de la société des Cyborgs était au centre de ses recherches, et l’un de ses objectifs pédagogiques consistait justement à ce que les étudiants ne se bornassent pas à une simple explication technique du monde cybernétique comme c’était souvent le cas dans la Confédération mais, au contraire, élargissent leurs champs d’horizon.
— La question que vous soulevez n’en reste pas moins intéressante, ajouta-t-elle. Le fait que les Cyborgs aient créé une structure commune, à travers ce qu’on appelle l’École des Théoriciens, nous poussent à revoir nos jugements. Il conviendrait aujourd’hui de réadapter certains de nos concepts sociologiques, politiques et même cognitifs à leur monde pour mieux comprendre ces êtres et définir plus clairement les contours d’une culture cybernétique.
Les étudiants s’abreuvaient des paroles prononcées par Adallia. Néanmoins, la jeune femme voyait bien qu’ils étaient un peu déboussolés et qu’en outre, il était difficile pour eux d’envisager les machines sous un angle culturel, même avec une intelligence et une conscience abouties.
— Ce qui est certain en tout cas, reprit leur professeur pour éviter que les élèves ne se perdissent dans leurs pensées, c’est que l’apparition des Assegaï a constitué un changement fondamental puisque ces derniers ont permis l’émergence de l’École des Théoriciens comme facteur d’unité des Cyborgs. On peut notamment le constater d’un point de vue géogalactique.
À l’aide de documents recensant les différents faits historiques marquants du développement des Cyborgs, Adallia montra comment ces machines s’étaient progressivement unifiées. Les Cyborgs étaient restés dans un premier temps confinés dans certaines régions stellaires, avant de commencer à déployer leurs forces et à s’étendre à travers l’espace sous l’égide de l’École des Théoriciens. Désormais, ils étaient en train de tisser un réseau tellement développé que celui-ci en était devenu l’une des principales structures de la Galaxie.
— De plus, l’instauration de l‘École des Théoriciens a modifié la configuration des relations intragalactiques, continua Adallia. On peut notamment observer, à l’aide des cartes que vous avez entre les mains, que l’expansion des Cyborgs s’est faite en direction d’entités structurelles contrôlées par des espèces biologiques. Je vous pose la question suivante : d’après vous, qu’est-ce qui peut expliquer l’orientation de ce processus ?
D’abord l’air perplexe, l’étudiante aux lunettes carrées leva la main pour prendre la parole :
— Comme les Assegaï sont des Cyborgs qui étudient les autres civilisations et cultures, leur présence s’est accrue dans les zones limitrophes aux espèces biologiques.
— Oui, c’est tout à fait cela ! répondit Adallia. Cela a créé une dynamique qui favorise aujourd’hui les contacts et permet aux Cyborgs d’échanger avec les espèces proches de leurs territoires.
— Pourtant, j’ai entendu dire que la Confédération s’opposait à ces échanges, fit toujours savoir la même étudiante.
— Hm... C’est un peu plus compliqué que cela. La Confédération cherche d’abord à adopter avec les autres espèces biologiques une attitude commune vis-à-vis des Cyborgs avant de développer davantage nos relations avec eux. Elle voudrait, en outre, que les différentes espèces partagent le savoir technologique obtenu auprès des Cyborgs.
— Est-ce qu’il existe un consensus sur le sujet ?
— Pour être tout à fait franche, la réponse est non. Chaque espèce entend négocier de son côté, selon ses propres intérêts. Ceci est assez ironique quand on sait qu’autrefois c’étaient les Cyborgs qui étaient plutôt coupés des relations intragalactiques.
Pour illustrer ses propos, Adallia se tourna vers l’assistant technique et lui demanda à nouveau de faire dérouler une diapositive holographique. L’assistant fit apparaître devant les étudiants des données statistiques grâce auxquelles la jeune femme put exposer, pendant le reste du cours, les différents niveaux d’interaction entre les Cyborgs et les espèces biologiques au sein de la Galaxie. Cela lui permit de mettre en exergue les inégalités de rapports qui existaient et les diverses approches sous-entendues par ces échanges.
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