Chapitre 9 : La théorie d'Adallia

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 Depuis leur discussion près des Arènes, Adallia n’avait cessé de repenser à ce que lui avait dit BIDI-O à propos de la peinture de Koutcha. La jeune femme avait bien tenté de profiter des compétitions sportives organisées au sein de l’Académie pour se changer les idées, mais son esprit était de nouveau accaparé par ses recherches. Et comme Kaïlye passait la plupart de son temps avec Sihryme et que BIDI-O bidouillait et expérimentait sa propre moto-jet, Adallia n’avait pas grand-chose d’autre à faire.

 La jeune femme s’employa donc les jours suivants à présenter la peinture à ses collègues de la Faculté d’Histoire pour avoir leurs points de vue. Cependant, quelque que fussent les espèces et les civilisations sur lesquels ces spécialistes travaillaient, aucun d’entre eux ne parvint à identifier de détail iconographique caractéristique d’une aire géogalactico-culturelle précise. Les êtres biologiques qui entouraient les machines au sein des assemblées de la peinture étaient difficilement distinguables. Quant à leurs vêtements, leurs postures et leurs attributs, rien n’indiquait leur fonction précise, à part le simple fait qu’ils étaient spectateur d’une scène iconique et qu’ils portaient au visage un masque avec le même symbole chimérique que celui représenté sur le plastron des êtres cybernétiques.

 Là encore, personne n’avait rien vu de tel. Certains des collègues historiens d’Adallia avancèrent même l’idée qu’il pouvait s’agir d’une fausse peinture imitant une œuvre ancienne. Pour s’en assurer, la jeune femme alla jusqu’à faire analyser les images par des cyber-robots archivistes du Temple. À son grand soulagement, ces derniers ne remirent pas en cause l’authenticité de la pièce, mais ne trouvèrent pas pour autant de correspondance avec des images connues et répertoriées. Adallia comprit qu’il ne serait pas aisé d’identifier l’origine de la peinture, et que celle-ci avait pu se retrouver fortuitement sur le marché d’art de Koutcha, avant de tomber entre les mains des Assegaï.

 Et alors qu’Adallia désespérait une fois de plus de pouvoir progresser dans son travail, l’un de ses confrères, spécialisé en études théologiques, lui proposa d’aborder les choses sous un autre angle et de se concentrer plutôt sur la dimension religieuse de l’œuvre. Il lui conseilla de s’imaginer à la place des artistes et de chercher quel particularisme cybernétique avait pu être transposé iconographiquement afin de conférer aux machines une certaine spiritualité. Ainsi, l’identification du procédé pourrait aboutir à celle des images, puis de l’origine de la peinture toute entière. Adallia trouva l’approche originale, car elle n’était ni experte en iconographie ni en religion, et était curieuse de comprendre l’exercice qui consistait à retranscrire des principes philosophiques et métaphysiques dans l’art.

 Et un jour qu’Adallia s’était enfermée dans l’une des salles de la Bibliothèque du Temple et s’interrogeait sur le sens d’une « vie cybernétique », elle reçut un message de BIDI-O. Il lui confirma que Kaïlye était également d’accord pour faire une démonstration de leurs recherches en transrobotique auprès des étudiants, et notamment en démultiplication des corps.

 Adallia répondit pour exprimer sa gratitude par un remerciement chaleureux à ses deux amis. Puis, au moment d’écrire son message, alors que la jeune femme réfléchissait simultanément à la façon dont elle allait s’y prendre pour organiser un cours à l’air libre, une idée lui vint. Une idée qu’elle s’empressa d’ajouter à ses documents de recherches enregistrés sur son connecteur et qu’elle avait hâte de présenter, en plus de tout le reste, à Yu Kiao.

✽✽✽

 Ce dernier finit justement par revenir sur Ordensis après une absence prolongée et remarquée, au point qu’Adallia s’était demandée où est-ce que son directeur avait bien pu partir. Le lendemain de son retour, il la convoqua à son bureau pour faire le point sur son travail, et comme souvent, ne la prévint que le jour même, pendant qu’elle était en train d’enseigner l’un de ses cours. Pour ne pas avoir à le contrarier, la jeune femme répondit qu’elle viendrait à l’heure prévue et qu’elle avait « des choses intéressantes » à lui présenter. Ainsi, après sa leçon du matin, elle profita de quelques minutes balbutiantes pour mettre de l’ordre dans les données de son connecteur, et fila en direction du bureau de son directeur.

 La jeune femme parvint au Département d’Histoire du monde cybernétique sans avoir besoin cette fois-ci d’assistant technique. Et à quelques mètres du bureau, elle perçut une voix s’élevait depuis la porte qui était restée entre-ouverte. Elle reconnut aussitôt le timbre grave de son directeur qui grommelait en tentant de mettre de l’ordre dans ses affaires.

 À peine Adallia fut-elle arrivée sur place que Yu Kiao l’accueillit par un geste de bienvenue et lui proposa de s’asseoir pour faire son rapport. À l’aide de son connecteur, et sans plus discuter en amont, la jeune femme afficha la peinture découverte dans les archives du Centre des sciences cybernétiques. Elle exposa son récit à son directeur qui l’écouta consciencieusement en passant ses doigts dans sa barbichette comme il avait l’habitude de le faire à chaque fois qu’il réfléchissait.

 Lorsqu’Adallia eut fini son exposé, Yu Kiao se mit à ausculter l’œuvre à l’aide de ses lunettes bioniques. Comme à son habitude, le Sythec marmonna des mots incompréhensibles d’un air strict et rigoureux. Adallia avait abandonné depuis longtemps d’interpréter les expressions de son directeur quand celui-ci analysait quelque chose, car elle savait par expérience qu’il ne laissait rien transparaître de sa pensée réelle avant de la formuler par lui-même. La jeune femme se mit donc à regarder dans le vide, le temps qu’un avis fût clairement énoncé.

 Elle n’était pas très bien physiquement depuis quelque temps. Ces dernières semaines de recherche lui avaient pris beaucoup de son énergie et elle désirait maintenant se reposer. Toutefois, l’objet de ses découvertes persistait dans son esprit, et elle ne pouvait complètement s’en défaire. Elle était perdue dans ses pensées lorsque Yu Kiao releva la tête et dit :

C’est vraiment la première fois que je vois quelque chose comme cela…

 Adallia esquissa un sourire de soulagement.

En somme, Adallia, fit promptement son directeur, vous dîtes que les Assegaï ont développé un marché d’art sur Koutcha et qu’ils collectent des œuvres qui représentent des êtres cybernétiques.

C’est exactement ça, Professeur.

 Toujours d’un air pensif, Yu Kiao poursuivit :

La cybernétique dans l’art n’est en réalité pas rare. Chez les Sythecs par exemple, on trouve des tablettes portatives représentant des Androïdes. Elles ont souvent une signification sentimentale, c’est le cas lorsque des Androïdes évoluent au sein d’un même groupe d’Humains pendant plusieurs générations. Elles sont aussi un symbole de la continuité temporelle face à l’impermanence de l’univers.

Oui, Kaïlye m’a dit un jour qu’elle espérait pouvoir en faire une avec elle et BIDI-O.

Je crois que c’est une bonne chose. À leur manière, les machines ne sont pas insensibles à de telles formes d’expression. Cela leur rappelle le fardeau que procure théoriquement leur immortalité technique et l’importance pour eux de se concentrer sur le moment présent afin de mieux ressentir notre condition à nous, les êtres biologiques.

Je comprends, Professeur.

 Yu Kiao avait de nouveau les yeux rivés sur la peinture que lui avait présentée Adallia.

En revanche, dit-il, il y a dans cette peinture quelque chose qui n’a rien de commun : à savoir qu’il n’existe pas, à ma connaissance, de machines représentées dans l’art religieux.

Oui, et ce n’est pas la seule chose originale dans cette peinture.

Expliquez-vous, s’enquit son directeur.

En fait, c’est une remarque de BIDI-O qui m’a fait réaliser ceci ; même lui n’a jamais vu de telles représentations de Cyborgs, répondit la jeune femme, avant de poursuivre. Cela va de pair avec tous les éléments iconographiques de cette peinture, que ce soient les êtres biologiques qui assistent aux assemblées ou l’architecture qui entoure les lieux, ou encore ce symbole chimérique sur le plastron des machines et sur le masque des participants. Aucun de ces éléments n’est identifiable.

 Malgré l’originalité de cette approche, Yu Kiao ne parût pas déconcerté. Après quelques secondes de flottement, il lui dit :

Vous avez peut-être mis le doigt sur quelque chose, Adallia. Cet ensemble imagier est, à première vue, assez insolite ; de même que ces Cyborgs obscurs au centre de chaque assemblée sont étranges. Mais avant de trop s’avancer, il conviendrait de voir plus en détail la relation entre la dimension religieuse et l’ensemble iconographique pour mieux comprendre à quoi se réfère véritablement cette peinture.

Le concept de « vie cybernétique » semble justement renforcer la relation entre les deux. La sacralisation des machines dans la peinture véhiculerait, d’après l’article dans lequel je trouvé tout ceci, l’idée d’une « âme » ou d’une spiritualité spécifique aux êtres cybernétiques. Cette interprétation justifierait le fait que, par exemple, ces machines soient placées au centre de chaque assemblée et que les êtres biologiques soient tournés vers elles, comme s’il s’agissait d‘une scène de prêche ou d'un acte de piété.

Ce serait effectivement une possibilité, d’autant plus que derrière l’interprétation des images se cache la question de la nature de l’objet vénéré, déclara Yu Kiao, satisfait du raisonnement logique de son élève.

C’est ce que je pense aussi, Professeur. Ma théorie est qu’en réalité, la « vie cybernétique » renverrait plutôt à une représentation religieuse de la conscience des machines. Et dans ce cas, il faudrait déterminer si les images de la peinture reflètent un système de croyances lié à la singularité technologique.

 Adallia était contente d’avoir pu formuler le fruit de sa pensée qui permettait de concilier les approches religieuse et iconographique de la peinture avec un intérêt plus technique que celle-ci pouvait susciter chez les Assegaï.

 Yu Kiao avait repris une profonde expression de réflexion. Il ne détachait pas son regard de la pièce dont l’hologramme tournait sur lui-même. Il prononça d’un ton mesuré :

Certes, néanmoins, tout ceci doit être démontré de manière tangible, Adallia, et il reste des zones d’ombre à éclaircir. Il faudrait notamment essayer de savoir comment et depuis combien de temps les Assegaï sont entrés en possession de cette peinture, et ce qu’ils en savent réellement. Pour cela, il me semblerait judicieux de trouver l’auteur qui se cache derrière les initiales K. J., à l’origine de l’article que vous avez découvert. Cette personne pourrait vous en apprendre plus sur Koutcha et vous dire s’il a persévéré quant à l’identification iconographique de cette peinture.

Oui, je pense que vous avez raison, c’est ce que je vais faire.

 Malgré l’approbation de son directeur quant à l’orientation que prenaient ses recherches, Adallia remarquait que Yu Kiao avait l’air agité. Ce dernier n’arrêtait pas de gesticuler sur sa chaise à chaque fois qu’il arrêtait de parler, comme si quelque chose le perturbait.

Cela ne va pas, Professeur ? osa demander Adallia.

Hm…. pour tout vous dire… quelque chose d’autre m’intrigue, avoua son directeur.

 Adallia, confuse, interrogea encore une fois :

Que se passe-t-il ?

 Yu Kiao, la mine sombre, dit d’une voix grave :

Comme vous le savez, je n’étais pas sur Ordensis ces derniers temps, et il se trouve que j’ai fait une rencontre plutôt inattendue... Suite à votre exposé, je me demande désormais si cette rencontre était vraiment une coïncidence.

Dites-moi tout, insista Adallia.

Plus précisément, je me suis rendu à une commission académique, raconta Yu Kiao. Ce genre de commission a lieu de temps à autre pour évaluer les résultats des institutions d’enseignement et de recherche de la Confédération. Cela permet entre-autres d’allouer ou de restreindre des budgets auxdites institutions et d’encourager leur notoriété lorsqu’elles sont actives. J’ai été sélectionné par l’Académie, avec d’autres membres d’une délégation, pour représenter et défendre les positions d’Ordensis. Je vais vous épargner les détails inutiles de cette tâche et en venir directement aux faits.

 Pendant que Yu Kiao marquait une pause dans ses explications, Adallia s’interrogea sur le lien qu’il pouvait bien y avoir avec ce qu’elle avait partagé précédemment.

Parmi les jurys, poursuivit enfin son directeur, se trouvait un homme chargé d’interroger nos représentants du Centre des sciences cybernétiques à propos des recherches effectuées par l’Académie sur les Cyborgs. Il souhaitait savoir si nous avions des informations sur les Assegaï. Mais comme le Centre des sciences cybernétiques traite presque exclusivement de l’activité technologique des autres Cyborgs, mes collègues ont préféré le renvoyer vers moi, ce qu’il a d’ailleurs fait en privé peu après.

Et que vous a-t-il dit exactement ?

Il m’a expliqué qu’il n’était en réalité pas membre permanent de la commission académique et qu’il travaillait pour le Bureau des affaires cybernétiques, au sein du Gouvernement central. Apparemment, il surveillerait l’activité de l’École des Théoriciens. Et comme l’Académie d’Ordensis est spécialisée dans l’étude et les relations des civilisations intragalactiques, l’homme désirait nous interroger sur la question.

Vous a-t-il dit pourquoi précisément ?

Il semble qu’il s’intéresse aux contacts entre les Assegaï et les Humains, mais il ne m’en pas dit beaucoup plus. Et pour être tout à fait franc, les données historiques que j’ai pu lui fournir sur le sujet n’ont pas vraiment eu l’air de retenir son attention.

 Ne voyant pas en quoi cela posait problème à son directeur, Adallia se permit de lui demander :

Pourquoi me parler de cela ?

Parce que, comme je vous l’ai dit, je ne crois pas au hasard, Adallia, reprit Yu Kiao d’un ton presque évident. Il arrive que des représentants du Gouvernement assistent ou participent à des commissions académiques, mais c’est la première fois que je vois un membre du Bureau des affaires cybernétiques faire partie d’un jury.

Et que cela révèle-t-il selon vous ?

C’est une façade, un prétexte si vous préférez. Notre homme était là pour recueillir des informations et ne s’en cachait presque pas, du reste. Cela montre qu’il se passe quelque chose actuellement avec les Assegaï et l’École des Théoriciens, sinon le Gouvernement n’agirait pas de la sorte.

Et vous pensez que cela aurait un rapport avec ce que j’ai trouvé ? fit Adallia.

Le développement des échanges sur Koutcha et la présence des Assegaï là-bas n’est pas anodine d’après ce que vous m’avez expliqué. Je pense que l’individu que j’ai rencontré serait peut-être intéressé par ce que vous avez trouvé.

Vous voudriez que je m’entretienne avec lui, alors ?

Il m’a laissé sa carte de visite après notre rencontre. Et j’étais en train de me demander si cela valait la peine de le recontacter, car l’ironie de la situation est qu’il comptait justement se rendre sur Ordensis pour consulter les archives de notre Académie, comme vous l’avez vous-même fait.

 Un peu embarrassée, voire inquiète, comme si elle avait l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, Adallia ne dit rien. Voyant qu’elle était un peu à l’aise avec cette situation, Yu Kiao ajouta :

Je comprends votre hésitation, Adallia. Cependant, je me disais que nous pourrions faire d’une pierre deux coups en tentant d’obtenir des informations qui nous aideraient à avancer dans vos recherches et peut-être savoir ce que cet homme souhaite chercher dans nos archives d’Ordensis.

 Adallia grimaçait toujours, mais elle se dit en même temps que Yu Kiao n’avait pas tout à fait tort. Bien que s’entretenir avec un membre du Gouvernement pût s’avérer à double tranchant, cela pouvait lui apporter les moyens d’aller plus loin.

Je comprends, finit-elle par dire. Je ne suis pas réticente à discuter avec lui, mais dans ce cas, comment aborder les choses. Dois-je tout lui raconter ?

Non, bien entendu. Je crois qu’il faut rester prudent. Il conviendrait d’abord de lui soutirer des informations avant de trop en dévoiler. Le Bureau des affaires cybernétiques est un organe politique du Gouvernement central, il risque d’utiliser les ressources de l’Académie à son profit sans pour autant nous expliquer clairement ses intentions. De plus, il faut faire attention à ce que la Confédération détourne le moins possible votre travail dans un autre but que la science.

 Adallia savait que son directeur, comme la majorité des Sythecs, était très méfiant du Gouvernement, car derrière, il y avait toujours la question de l’autonomie des systèmes stellaires sythecs. La jeune femme décelait que c’était aussi l’une des raisons pour laquelle Yu Kiao souhaitait en savoir davantage sur cet individu.

 Adallia venait elle-même d’une région galactique entièrement contrôlée par la Confédération, elle était donc davantage à même que les Sythecs de communiquer avec des gens qui évoluaient plus directement sous cette autorité politique. Néanmoins, elle n’avait jamais eu affaire à un agent du Gouvernement, et c’était ce qui la rendait un peu anxieuse, notamment parce que la Confédération était réputée pour son système bureaucratique rigide, à l’image de ceux qui la représentaient.

Ne vous inquiétez pas, je vous aiderai, rassura Yu Kiao qui lisait dans ses pensées. Je vais également me renseigne de mon côtér sur ce qui se passe afin de nous aider à y voir plus clairement. Je vous tiendrai au courant dès que j’aurai de plus amples informations sur tout cela.

Merci, Professeur, dit Adallia, heureuse que son directeur l’épaulât dans cette nouvelle mission.

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