Chapitre 16 : L'arbre à fractales
Le reste du voyage se passa sans accroc. Plusieurs heures de route s’écoulèrent et le bus atteignit finalement le haut du plateau où la jungle continuait de s’étendre de façon moins touffue. Le Village d'Illys avait été construit aux abords d’une longue crevasse que les véhicules ne pouvaient franchir. Les passagers descendirent du bus, et Adallia et Kaïlye profitèrent de l’air un peu plus frais à cette altitude pour se revigorer.
Tout autour des deux jeunes femmes, le caquetage et le piaillement des oiseaux retentissaient à travers la forêt. Elles suivirent les autres passagers chargés de paquetages de la ville et se dirigèrent vers un pont en bois.
— Où est la maison de ta tante ? demanda Adallia tout en observant de gros arbres-champignons qui sortaient des entrailles de la crevasse.
— À l’ouest. On va d’abord retrouver ma tante à l’entrée du village, répondit Kaïlye.
En franchissant le pont qui les menait au village, Adallia eut soudainement le vertige à la vue du vide sous leurs pieds. Elle posa sa main sur la barrière pour se laisser guider tout droit en faisant mine que tout allait bien. « Je ne dois rien laisser transparaître, se dit-elle, sinon comment je pourrais aller faire mes recherches à l’autre bout de la Galaxie si je ne suis même pas capable de passer une simple crevasse ? ».
Ceci lui rappela la première fois qu’elle avait voyagé en vaisseau étant enfant et le vertige de l’espace qu’elle avait ressenti en quittant l’atmosphère de sa planète d’origine. Ce sentiment était resté inscrit en elle et la jeune femme s’en souvenait à chaque fois qu’elle devait surmonter sa peur du vide. Malgré ses nombreux voyages à travers la Galaxie, cette peur n’avait jamais disparu, mais elle savait désormais mieux la contrôler.
Adallia marcha lentement, plongée dans ses souvenirs, presque nostalgique. La voix de Kaïlye l’interpella et la ramena à la réalité :
— Alors, tu viens ? Ma tante nous attend !
— Euh... oui, oui, j’arrive, répondit hâtivement Adallia, qui reprit ses esprits, sans pour autant lâcher la rambarde du pont.
De l’autre côté, le Village d'Illys se présentait comme un amoncellement de maisons sythecs empilées les unes sur les autres, donnant l’impression de colonnades difformes. Pour éviter que l’ensemble ne basculât, la plupart des colonnades était soutenue par des piliers de pierre plantés au sol.
Pendant le trajet jusqu’au village, Kaïlye avait expliqué cette architecture originale à Adallia en lui racontant que les colonnades avaient été conçues sur cette partie du plateau afin de dominer la région et de surveiller les autres territoires. À une autre époque, au moment de la colonisation d’Ordensis, plusieurs groupes de Sythecs se faisaient concurrence. Cet aménagement avait donc été conçu originellement pour répondre à des besoins militaires. Le Village d'Illys était le seul à avoir gardé cet héritage patrimonial dans la région.
À l’entrée du bourg, se tenait une vieille femme sythec, presque aussi grande que Kaïlye, le dos plus courbé et avec de petites lunettes rondes. Elle était enveloppée dans des châles colorés et souriait en direction des deux jeunes femmes.
— Ah, vous voilà ! Bienvenue à toutes les deux ! lança la tante avec un regard amusé.
— Madhé ! s’exclama Kaïlye qui s’élança vers sa tante pour l’enlacer et en laissa tomber ses affaires de voyage.
— Hahaha, je suis contente de te revoir aussi, ma grande ! dit la tante qui étreignit à son tour sa nièce.
Adallia resta un instant debout devant les deux femmes avec ses sacs de fruits dans les mains, l’air penaud.
— Allons, Kaïlye, ne laisse pas ton amie rester là, plantée comme un piquet, finit par dire la tante.
— Oui, bien sûr Madhé, réagit Kaïlye en desserrant son emprise. Je te présente Adallia.
— Enchantée, Madame, fit la jeune femme en s’approchant et en souriant aimablement.
— Enchantée également, répondit la tante en lui posant la main sur l’épaule. Kaïlye m’a beaucoup parlé de toi. Je suis contente de pouvoir enfin te rencontrer.
— De même pour moi.
La vieille femme dévisagea son interlocutrice de haut en bas et dans les moindres détails. Elle n’avait pas revu d’Humains classiques depuis longtemps. En y repensant, Adallia réalisa que même certains passagers du bus lui avaient jeté des regards un peu curieux.
Pour la première fois, Adallia sentit une forme de fossé biologique entre elle et les Sythecs qu’elle n’avait pas l’habitude de voir dans un environnement aussi hétérogène que l’Académie. Elle comprenait néanmoins qu’il ne s’agissait pas d’irrespect, mais qu’au contraire, Adallia ravivait des souvenirs à la vieille femme qui paraissait très heureuse.
— Voici des fruits de Dinaë pour vous, dit Adallia en tendant les deux sacs qu’elle tenait toujours fermement dans les mains.
— Oh merci beaucoup, ma belle ! C’est une très délicate attention de ta part.
— Et de la mienne... ne put s’empêcher de rajouter Kaïlye en levant les yeux au ciel.
— Hahaha, merci beaucoup à toutes les deux ! Cela doit être lourd à porter, allons poser vos affaires à la maison. Ensuite, nous irons dîner toutes les trois au bord de l’eau, proposa la tante, toujours d’un ton jovial.
Sans discuter les ordres, Adallia et Kaïlye suivirent la vieille femme qui les aiguilla à travers le village où de petits zeppelins motorisés transportaient des matériaux ainsi que des denrées jusqu’à des fermes implantées au sol, entre les colonnades. Des panneaux énergétiques et des stations de recyclage étaient également disséminées un peu partout.
En chemin, Kaïlye échangea avec sa tante sur sa vie à l’Académie. Adallia, elle, se tint un peu en retrait par politesse et observa les habitants vaquaient gaiement à leurs occupations. Un élément qu’elle avait naïvement oublié la saisit : ici, les Sythecs ne parlaient pas la langue commune, mais un dialecte local. Dinaë était trop cosmopolite pour pouvoir entendre les habitants parlaient dans une autre langue. Dans le village en revanche, les différences de tons et de sons étaient frappantes aussi bien que le roulement de certaines syllabes.
Parfois, des habitants accueillaient Kaïlye par des paroles de bienvenue. Aussitôt, celle-ci répondait dans des mots qu’Adallia ne comprenait pas et n’avait jamais vu sortir de la bouche de son amie. Elle comprit que Kaïlye et sa tante discutaient en langue commune par courtoisie pour qu’elle ne se sentît pas trop dépaysée. Adallia se rappela lorsque BIDI-O et l’Androïde des Arènes avaient discuté ensemble sans avoir recours au langage informatique. La situation n’était pas si différente ici aussi.
✽✽✽
La maison de la tante était localisée entre deux parcelles agricoles que des cyber-robots, contrôlés à distance par des fermiers Sythecs installés sous des bâches, étaient en train de labourer. En passant à côté d’eux, Adallia fut surprise lorsqu’elle s’aperçut que les machines portaient sur leur dos une image de l’arbre à fractales, le symbole dont lui avait parlé Yu Kiao au moment d’orienter ses recherches vers l’iconographie. Bien que son directeur ne lui eût montré qu’un fragment de ce symbole, elle le reconnut instantanément grâce aux branches constituées d’une multitude de formes géométriques. Et alors qu’elle ne décrochait pas son regard des cyber-robots, Adallia manqua de tomber un peu plus loin en ratant la marche d’un palier qui donnait accès à une plate-forme aimantée.
La plate-forme était encastrée sur une colonnade de maisons et permettait de monter aux différents étages. Personne n’avait remarqué qu’Adallia avait failli trébuché, et la jeune femme fit comme si de rien n’était en rejoignant discrètement Kaïlye et sa tante sur la plate-forme. En haut de la colonnade, une petite barrière de protection s’affaissa pour les laisser sortir de la plate-forme et entrer dans un jardin qui juxtaposait une maison.
Une vue à couper le souffle s’offrit aux yeux d’Adallia. La jungle couvrait tout le plateau jusqu’au front de mer à l’horizon, entrecoupée par la silhouette majestueuse du volcan. En s’approchant du bord du jardin, qui n’était protégé que par une légère clôture, Adallia sentit de nouveau un sentiment de vertige la submerger et se décida à faire demi-tour. Bien trop habituées à ce spectacle, Kaïlye et sa tante n’avaient pas prêté attention une seule seconde à la vue, et étaient entrées directement dans la maison.
— Je t’en prie, Adallia, invita d’une voix forte et enjouée la tante. Pose tes affaires ici ma fille et repose-toi quelques minutes après ce long périple depuis l’Académie.
D’un pas lent, Adallia pénétra dans le séjour. Cette fois, un sentiment de familiarité l’envahit. Aussi bien dans l’aménagement que dans la décoration, tout lui faisait penser à la maison de Kaïlye au Village des Dunes. Kaïlye lui avait un jour raconté qu’à la mort de ses parents, son oncle et sa tante l’avaient élevé ici pendant plusieurs années avant que ses grands-parents ne finissent par faire construire leur propre maison au Village des Dunes, près de l’Académie, et ne s’installassent définitivement sur Ordensis. Ils avaient alors récupéré Kaïlye qu’ils avaient emmené chez eux et élevé là-bas. La jeune femme s’était reconstituée son univers au fil des ans dans sa nouvelle demeure.
Depuis cette époque, de temps à autre, elle revenait au Village d'Illys pour trouver l’inspiration pour son travail et passer du temps avec sa tante, surtout depuis que son oncle était décédé. La vie n’avait pas été facile pour cette famille, mais comme tous les Sythecs, ils étaient soudés entre eux et aimaient passer du temps les uns avec les autres.
Kaïlye prit ses aises et s’affala sur le divan du salon comme si elle était à la maison, éreintée par les heures de bus. Adallia posa les fruits sur une table tandis que la tante vint prendre une partie de leurs affaires pour aller les déposer à l’étage, là où se trouvait leur chambre. Adallia se précipita vers la vielle femme Sythec, qui malgré son âge avancé, faisait preuve d’une énergie et d’une vitalité certaines.
— Non, non, ne vous dérangez pas, Madame. Je vais vous débarrasser de ça et les monter moi-même.
— Hahaha, tu peux m’appeler Madhé, tu sais, répondit la tante en riant. Comme tu veux, c’est la deuxième porte à droite au premier étage. Kaïlye va te donner un coup de main.
— Nan, pas besoin, on n’a pas beaucoup de choses. Moi, je vais plutôt t’aider à ranger les fruits Madhé, fit Kaïlye en se levant aussi sec du sofa.
— Très bien, les filles.
Adallia monta les escaliers en bois qui grincèrent sous ses pas. À l’étage, un petit couloir aux murs beiges et au sol boisé donnait accès à trois pièces. Directement sur la droite se trouvait une salle de bain dont la tuyauterie avait visiblement été rafistolée à plusieurs reprises. À gauche, une porte où il était écrit « Débarras » était fermée.
Chargée de sacs contenant leurs affaires de voyages, Adallia avança jusqu’à la troisième pièce tout au bout sur la droite. La chambre d’ami n’était pas bien grande, mais dégageait une atmosphère chaleureuse. Tout autour du lit, plusieurs objets traînaient ici et là, de façon désordonnée sur un tapis rouge usé par le temps, près d’une fenêtre ovale et des étagères où s’entassaient des livres. Il s’agissait d’instruments astronomiques pour observer les étoiles et les planètes ainsi que des composants de circuits électroniques pour robots.
En observant tout cela, Adallia pensa que Kaïlye avait dû être bercée et façonnée, depuis sa plus tendre enfance, dans un moule dédié à la mécanique et à la science en général. Les livres, également un peu en désordre, étaient presque tous consacrés à la robotique et à l’ingénierie. La lumière du soleil inondait la chambre et laissait entrevoir les particules de poussière qui flottaient presque imperceptiblement dans l’air, imprégnées par l’histoire des lieux
Adallia s’assit un instant sur le lit pour contempler ce nouvel environnement, avant de se lever et d’aller regarder à l’extérieur de la chambre, en direction de la porte fermée à gauche du couloir. Poussée par la curiosité, la jeune femme se décida d’aller jeter un coup d’œil au « Débarras » pour savoir si la pièce renfermait d’autres souvenirs intéressants. Elle se disait que ce n’était pas très polie de faire cela, mais qu’en même temps, il n’y avait pas de mal et qu’elle considérait aussi Kaïlye comme sa famille. Sans plus se poser de question, elle tourna la poignée de la porte et fût satisfaite de voir que celle-ci n’était pas fermée à clé.
La porte s’ouvrit sur une pièce plus grande que la chambre d’ami. Des piles de boîtes et d’appareils électroniques avaient été déposés là en vrac. Sur les cartons, quelqu’un avait écrit des indications en langue sythec qu’Adallia ne pouvait lire. En se rapprochant, elle aperçut à travers des trous qu’il s’agissait d’autres composants de machines. La jeune femme avait l’impression d’être dans un petit entrepôt de ferrailleur.
Dans un coin de la pièce, le regard d’Adallia s’arrêta sur la partie supérieure d’un cyber-robot qui jonchait le sol et dont il manquait la partie basse. Il possédait des bras motorisés puissants et un solide blindage couleur anthracite à l’avant qui indiquait qu’il avait dû probablement servir à l’origine pour transporter des charges lourdes. Tout en haut du buste, la moitié de l’unité de commande avait été enlevée pour être remplacée par un boîtier électrique d’un autre modèle de cyber-robot. Adallia se demanda si Kaïlye ou quelqu’un d’autre n’avait pas tenté des expériences en connectant différents types de cyber-robots pour voir s’il était possible de relier leur intelligence.
Ce qui intrigua le plus Adallia, ce fût lorsqu’elle manipula délicatement la carcasse de la machine et qu’elle vit encore une fois le symbole de l’arbre à fractales peint à l’arrière, et que l’on pouvait distinguer malgré les années et les traces d’usure. « Décidément ! Pourquoi les Sythecs représentent-t-ils ce symbole sur des machines ? » s’interrogea Adalia. Mais la jeune femme n’eut pas le temps d’approfondir sa réflexion que la voix de Kaïlye émanant du rez-de-chaussée clamât :
— Tu viens Adallia ? C’est l’heure d’aller dîner !
— Euh... oui... J’arrive !
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Le « Bord de l’eau » n’était pas seulement la description d’un lieu comme le croyait Adallia, mais aussi le nom d’un restaurant accolé au bord du plateau, à l’arrière du village. L’eau faisait référence à un fleuve qui s’écoulait à travers la jungle, plus en contrebas, et qui se jetait dans l’océan, à plusieurs dizaines de kilomètres.
Le soleil d’Ordensis se couchait en arborant des teintes pourpres magnifiques qui flamboyaient dans l’horizon lointain. La chaleur avait encore baissé d’un cran et il faisait bon de se prélasser dehors. Les trois femmes étaient assises autour d’une table sous un baldaquin décoré de feuilles de vignes en mangeant du poisson cuit au barbecue. Elles avaient discuté une partie de la soirée de la vie à l’Académie et du travail de Kaïlye au Centre des sciences cybernétiques. Kaïlye avait pris soin d’éviter de trop parler de BIDI-O que sa tante connaissait bien, se contentant de dire qu’il était « en forme » et s’amusait à bricoler des motos-jet.
Un peu plus tard, sa tante interrogea Adallia sur ce qui l’avait amené à venir travailler sur Ordensis. La jeune femme entreprit un résumé succinct de ses recherches en Histoire du monde cybernétique et son approche sociologique et culturel du sujet.
— Donc si je comprends bien, fit la tante de Kaïlye d’une voix lente et calme, c’est l’École des Théoriciens qui guide désormais le développement des Cyborgs ?
— Tout à fait, Madame...euh, je veux dire Madhé, rectifia immédiatement Adallia.
— Et en quoi sont-ils différents des autres Cyborgs ? demanda la tante, désireuse d’en savoir davantage.
— Ils ont une intelligence métaphysique, et notamment ontologique, répondit Adallia, heureuse de pouvoir s’exprimer sur le sujet. Leur étude des espèces biologiques les a amenés à penser leur existence et celle des autres Cyborgs indépendamment de leurs conditions techniques.
— C’est formidable ce que tu me dis là, lâcha la tante. À l’époque où je prospectais dans des systèmes lointains avec mon mari, si les êtres biologiques avaient été capables de faire preuve de plus d’empathie et d’adapter leurs visions de l’univers, nous aurions vu l’expansion des Cyborgs s'accélérer.
— Vous travailliez pour la Confédération ?
— Indirectement oui, mais c’était le Gouvernement sythec d’Ordensis qui nous mandatait pour explorer de nouveaux systèmes à la recherche de ressources et coloniser, le cas échéant. Je m’occupais d’identifier et de répertorier les matériaux inconnus. Mon mari, lui, mettaient au point, avec les grand-parents de Kaïlye et ses parents, des machines qui permettaient de terraformer des environnements selon nos besoins. Nous étions régulièrement au cœur des échanges diplomatiques et nous avons pu voir de nos propres yeux les querelles qui en découlaient. Tout cela nous aveuglait ; à ce moment-là, personne ne prenait vraiment en considération les activités cybernétiques qui commençaient pourtant à s’intensifier.
— Vous étiez en contact avec des Cyborgs ?
— J’en ai rencontré à deux reprises pour des négociations d’exploitation de minerais lunaires. Les Cyborgs cherchaient à atteindre les cœurs glacés de planètes mortes pour en extraire du métal liquide. Nous croyions au début qu’ils faisaient cela pour l’utiliser comme ressource et le ramener dans leur monde. En réalité, nous avons compris plus tard qu’ils souhaitaient fusionner le métal avec leurs propres matériaux de synthèse. Leur objectif était de confectionner des noyaux artificiels pout les connecter à la structure minérale des couches terrestres des planètes.
— Il s’agissait probablement de Cyborgs IG-EX, ces derniers sont spécialisés dans la transposition et l’adaptation de la supraintelligence cybernétique dans divers éléments constitutifs de la matière baryonique, expliqua Kaïlye qui était familière de ces technologies. Les noyaux artificiels dont tu parles, Madhé, sont en fait des biosphères où ils reconstituent des réalités virtuelles et implantent leur intelligence dans l’espace physique. Grâce à cela, ils peuvent terraformer à leur tour des planètes d’un point de vue cybernétique.
— Oui, je crois me rappeler effectivement que c’étaient des IG-EX, se souvint la vieille femme. Leurs intentions étaient difficiles à cerner. Nous savions qu’ils communiquaient entre eux par des ondes que nous ne pouvions pas capter et devant nous, ils ne disaient presque jamais rien dans notre langue. C’est sans doute la principale différence avec les êtres biologiques je trouve, car ces derniers sont plus enclins à trouver des moyens de communication réciproques qui renforcent les échanges. Mais à l’époque, les Cyborgs n’en ressentaient pas le besoin et les négociations avec eux se limitaient au strict nécessaire, à savoir les délimitations de zones stellaires dans les territoires en cours d’exploration. Il y avait beaucoup de méfiance de chaque côté et nombre de Sythecs avaient peur d’eux. Les consignes données par la Confédération étaient d’éviter de trop les fréquenter et qu’il fallait se contenter de s’assurer que chacun reste bien de son côté.
— Oui, les Cyborgs vivent littéralement dans un autre monde, ils n’évoluent pas sur le même plan que nous, abonda Adallia. Et c’est justement ce que l’École des Théoriciens a permis en partie de combler. Il existe maintenant plus d’échanges avec les êtres biologiques, comme on peut le voir sur des planètes-frontières comme Koutcha par exemple.
— Ah, Koutcha... J’en avais déjà entendu parlé, fit la tante, le regard perdu dans le passé. On était loin de se douter que les Cyborgs s’y installeraient puisqu’elle est assez éloignée de leur zone de développement. La planète avait été identifiée comme « conditionnable » par les Humains, mais comme elle gravite autour d’un système d’étoiles binaires, la Confédération avait jugé que ce système pouvait être sujet à des conflits avec des espèces qui souhaiteraient y implanter des structures permettant l’exploitation énergétique des soleils. L’ironie c’est que les autres espèces ont eu la même idée et que personne n’a osé y aller avant les Cyborgs.
— Il n’y a rien à regretter, fit remarquer Kaïlye, les étoiles instables sont beaucoup plus intéressantes d’un point de vue énergétique que des systèmes binaires ou multiples.
— C’est vrai, rétorqua la tante. Mais à cette époque-là, nos technologies étaient plus limitées et nous n’avions même pas de cyber-robots capables de supporter de telles quantités d’énergie issues d’étoiles à neutrons. Regarde, même les cyber-robots d’Ordensis ont évolué avec le temps. Autrefois, ils étaient à peine bons pour être envoyés dans la ceinture d’astéroïdes de notre système solaire. Aujourd’hui, on peut les expédier jusqu’aux planètes telluriques les plus proches de notre géante rouge.
Pendant que les trois femmes bavassaient sur la science, la géante rouge allait justement bientôt finir de se coucher et les derniers rayons de soleil avaient rendu le ciel presque violet, sublimant le paysage et la voûte céleste où les étoiles faisaient massivement leur apparition.
— À propos de cyber-robot, dit timidement Adallia qui s’arrêta de contempler le ciel. Je souhaiterais vous poser une question, si vous le permettez.
— Bien sûr, fit la tante, bienveillante.
— Lorsque nous sommes arrivées au Village d'Illys, j’ai remarqué des représentations d’arbres à fractales sur les cyber-robots agricoles, dit Adallia. Je suis un peu curieuse d’en connaître la signification dans ce contexte. C’est mon directeur de recherche qui m’a présenté cette icône religieuse sythec il y a plusieurs mois de cela, mais je ne m’attendais pas à en revoir ici.
— Hahaha... en fait, on s’appelle cela un « arbre à énergie » dans notre culture, corrigea gentiment la tante, un peu goguenarde.
— Ah oui, c’est cela, un arbre à énergie ! Mon directeur me l’avait pourtant dit. Je suis désolée, j’avais oublié le nom ; j’étais restée sur le principe iconographique des fractales.
— Il n’y a pas de mal, pondéra la tante. Nous l’utilisons ici comme symbole de la transrobotique, c’est-à-dire de l’évolution cybernétique.
— Il symbolise plus précisément le changement, et notamment le fait qu’après avoir été des robots, les cyber-robots pourraient continuer d’évoluer et devenir un jour des Androïdes, compléta Kaïlye.
— Mais dans ce cas, est-ce toujours un symbole religieux ?
— Plus vraiment, nuança la tante, car l’arbre à énergie sert surtout à distinguer les cyber-robots qui ont été créés par les Sythecs de ceux des autres cultures humaines de la Confédération.
— Alors, pourquoi les autres cyber-robots d’Ordensis ne possèdent-ils pas ce symbole ? questionna une fois de plus Adallia.
— En fait, c’est une tradition ancienne, expliqua la tante. Les nouveaux modèles de cyber-robots que tu vois à l’Académie ou à la capitale ne possèdent pas cette imagerie.
— Et on ne peut pas en mettre un sur BIDI-O ? demanda Adallia avec une pointe d’ironie en se tournant vers sa comparse.
— Ce n’est pas possible. Les Androïdes sont des êtres conscients et indépendants, répondit Kaïlye. Il est interdit dans la culture sythec de leur apposer ce symbole, car cela signifierait qu’ils seraient un bien de propriété. On ne le réserve que pour les cyber-robots. Et comme l’a sous-entendu Madhé, cette tradition imagière finit par se perdre avec le temps.
Tout en écoutant les éclaircissements apportés par les deux femmes, Adallia acquiesça de la tête pour montrer qu’elle comprenait. Et à mesure qu’elle réfléchissait sur tout ce qu’elle venait d’apprendre, la jeune femme se demanda si le symbole chimérique qui figurait sur le plastron noir des êtres cybernétiques de la peinture de Koutcha ne pouvait pas être une représentation analogue à celle de l’arbre à énergie sur les cyber-robots sythecs.
Lorsque les yeux d’Adallia croisèrent ceux de Kaïlye, la jeune femme se dit que cette tradition avait probablement inspiré son amie dans ses recherches sur la compréhension de la transrobotique. L’imaginaire de l’arbre à énergie ainsi que le contexte d’ingénierie caractéristique de sa famille avait sûrement contribué à développer chez Kaïlye l’idée de percer la singularité technologique des Cyborgs.
— J’ai une autre question, se risqua encore Adallia d’une voix timide. Est-ce que les Sythecs pensent que ce symbole peut s’appliquer aux Humains ?
— Tu veux dire du point de vue de l’évolution de notre espèce ? fit Kaïlye. Si c’est le cas, oui, bien sûr, c’est le même principe puisque nous passons par plusieurs phases de transformation.
— Et du point de vue de l’évolution technologique ?
— La singularité technologique ne s’applique pas vraiment de la même façon aux êtres biologiques et aux machines... dit d’un ton hésitant la tante.
— Je pense pourtant qu’il y a un lien, souleva Kaïlye. Si nous dépassions nos conditions biologiques grâce aux technologies, alors nous pourrions mieux nous comprendre avec les êtres cybernétiques et résoudre certains de nos propres problèmes.
— Hahaha... je te reconnais bien là, Kaïlye. Moi, je suis trop vieille pour cela maintenant, mais je te rejoins sur ce point : nous avons tout à y gagner à mieux nous comprendre ! trancha la tante avec son petit rire habituel. Buvons à vous et à votre intelligence les filles, vous avez illuminé ma soirée !
Sur ces bonnes paroles, les trois femmes levèrent leurs cocktails fruités et burent ensemble une gorgée de leurs délicieux nectars sous le ciel tapi d’étoiles scintillantes. Adallia savoura ce moment, car elle savait que, dès le lendemain, le séjour serait terminé et qu’il faudrait retourner à l’Académie où les problèmes l’attendaient.
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