Chapitre 20 : Les émanations iconographiques
Les dernières semaines de la période académique suscitèrent chez Adallia à la fois un sentiment d’accomplissement et d’amertume. Elle avait hâte de pouvoir approfondir ses recherches avec Kendar Wo-Cysbi, mais appréhendait également de partir si loin en laissant derrière elle tout ce qu’elle avait commencé à construire sur Ordensis.
Bien que Kaïlye fût toujours méfiante vis-à-vis de l’enquêteur, les choses s’étaient un peu apaisées depuis leur rencontre au restaurant. À la suite de cette entrevue, Kendar Wo-Cysbi, sans doute décontenancé par la situation, avait préféré ne pas prendre de décision concernant BIDI-O. Il leur donnerait sa réponse le moment venu, sous-entendant qu’il allait d’abord rendre des comptes à sa hiérarchie.
Pendant ce temps, BIDI-O avait décidé de s’isoler aux Arènes pour se donner lui aussi du temps et méditer sur la question de son existence. Depuis, il n’était plus réapparu dans les parages. Adallia et Kaïlye avaient préféré respecter son silence en attendant patiemment que quelque chose se passât.
Et enfin, un beau jour, Adallia reçut un message de son directeur la convoquant à son bureau. Comme à son habitude, Yu Kiao était resté très vague sur l’objet de l’entretien, se contentant de mentionner l’Androïde. Adallia lui avait parlé du désir de BIDI-O de l’accompagner sur Koutcha, et à son grand étonnement, Yu Kiao avait approuvé l’initiative, pensant qu’il serait judicieux que quelqu’un pût seconder la jeune femme. En revanche, il était plus réservé sur l’hypothèse de BIDI-O à propos de la singularité technologique exprimée dans la peinture de Koutcha. Yu Kiao argua de la nécessité d’une analyse plus approfondie des expériences sur la démultiplication des corps afin d’éviter une surinterprétation des images. De la sorte, il serait possible de corréler cela avec la recherche de la prochaine phase d’évolution de la singularité technologique. Restaient donc que Kaïlye avait raison et que seule l’expérimentation de la transrobotique par une machine permettrait d’affirmer ou d’infirmer les propos de BIDI-O.
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Le matin où Adallia reçut le message de son directeur, la jeune femme quitta son logement de fonction qu’elle s’apprêtait à rendre à l’Académie et parcourut la Faculté d’Histoire. Il n’était pas très tôt et pourtant, à l’extérieur, les lieux étaient plus déserts que d’ordinaire. Cela pouvait être attribué au fait que les étudiants potassaient pour préparer leurs examens finaux. Il régnait ainsi une atmosphère calme, presque surnaturelle.
Parvenue au bureau de Yu Kiao, Adallia perçut le murmure de voix à travers la porte fermée. Elle n’était pas très sûre, mais crût reconnaître celle de Kendar Wo-Cysbi. La jeune femme fut prise d’un doute, celui d’une mauvaise nouvelle qui l’attendrait. Si l’enquêteur lui annonçait ne pas vouloir de BIDI-O dans leur voyage, elle souhaiterait alors être la dernière de la Galaxie à annoncer cela à l’Androïde.
Adallia se reprit et frappa à la porte. La voix grondante de son directeur l’invitant à entrer résonna entre les gonds.
— Bonjour Adallia, accueillit Yu Kiao, posté derrière son bureau. Je vous en prie, veuillez vous asseoir.
La jeune femme pénétra dans la pièce où les choses paraissaient pour une fois plus rangées qu’à l’accoutumé. Deux chaises avaient été disposées devant le bureau, dont l’une était occupée par Kendar Wo-Cysbi. Celui-ci sourit à Adallia pour la saluer, mais les traits tirés de son visage trahissaient une certaine fatigue.
La jeune femme s’assit, les mains jointes et le regard incertain, comme si elle allait passer un interrogatoire, Adallia attendit qu’on lui expliquât ce qu’il se passait. Son directeur ajusta ses lunettes bioniques pour mieux la distinguer et s’adressa à elle :
— Nous étions en train de parler de BIDI-O. Comme vous le savez, notre ami du Gouvernement ici présent émet des réserves quant à la présence de l’Androïde à vos côtés. Toutefois, votre insistance à vous et Kaïlye sur le fait qu’il pourrait être un atout dans la compréhension de la singularité technologique pourrait bien finir par payer.
En entendant ces mots, Adallia se sentit un peu soulagée. Yu Kiao donna la parole à l’enquêteur.
— Je pourrais accepter qu’il vienne avec nous, dit ce dernier d’un ton accommodant envers la jeune femme. Cependant, BIDI-O devra respecter certaines règles, qui sont semblables à celles de notre coopération. À ceci près qu’au cas où je viendrais à lui donner des ordres, il devra obtempérer.
— Euh...oui... bien sûr, balbutia Adallia, heureuse et même temps surprise de ce revirement de situation.
— Pour cela, je vous demande de vous porter garante du comportement de l’Androïde et de son aide dans nos recherches, ajouta Kendar Wo-Cysbi. Je lie sa bonne collaboration à la vôtre.
— Euh... très bien, entendu, répéta la jeune femme. Mais pourrais-je savoir ce qui vous a fait changer d’avis ?
L’enquêteur et le directeur d’Adallia se regardèrent furtivement en biais avant que le premier ne s‘exprimât :
— Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, j’ai discuté avec Yu Kiao qui insiste pour que je cède à cette proposition. Votre directeur cherche à se rassurer en sachant quelqu’un d’autre à vos côtés ; et comme je vous l’ai dit au restaurant, c’est quelque chose que je peux concevoir.
Adallia remarqua que Yu Kiao souriait légèrement. La jeune femme ne savait pas bien ce qu’il avait pu dire à l’enquêteur, mais était très heureuse qu’il l’eût fait. Son directeur n’était, à près tout, pas n’importe qui, et Adallia se demanda s’il n’avait pas usé de ses relations pour faire pression. Si loin du centre de la Confédération, Kendar Wo-Cysbi ne faisait pas le poids seul face aux Sythecs. Une fois encore, Yu Kiao gratifiait Adallia de son aile protectrice et avisée.
— Ensuite, il y a une raison plus pragmatique qui tient à votre argumentaire, continua l’enquêteur. Le Bureau des affaires cybernétiques a commencé à réellement s’inquiéter quand nous avons découvert que l’École des Théoriciens était prête à donner de nouvelles technologies en échange des services des Humains.
— Oui, et c’est pour cela que vous cherchez à anticiper les conséquences que cela aurait sur le principe d’instabilité des Androïdes, dit Adallia.
— C’est exact, mais l’hypothèse de BIDI-O sur la « vie cybernétique » rend cette problématique encore plus délicate. Si les Cyborgs étaient capables de fusionner leur conscience entre eux, alors il convient de se demander s’ils pourraient également le faire avec des Androïdes.
— Vous pensez que la « vie cybernétique » serait un moyen pour l’École des Théoriciens d’influer sur la transrobotique des Androîdes ? devina Adallia.
— C’est ce dont j’ai discuté avec le Bureau des affaires cybernétiques concernant l’hypothèse de BIDI-O. Et ils nous est apparu que celui-ci pourrait m’aider à évaluer le niveau de risque que la prochaine phase d’évolution cybernétique représenterait d’un point de vue technique, notamment par rapport au principe d’instabilité des Androïdes.
Ce que disait Kendar Wo-Cysbi avait du sens, et Adallia saisissait mieux pourquoi ce dernier consentait à ce que BIDI-O participât à l’aventure. Elle comprit aussi pourquoi l’enquêteur parlait de lui donner des ordres.
— Donc, vous voulez qu’il travaille pour vous ? demanda-t-elle.
— Disons plutôt qu’il pourrait apporter son expertise à nos recherches respectives et faire le lien entre les deux.
— Toutefois, nuança intempestivement Yu Kiao de sa voix rocailleuse, il n’est pas question une seule seconde qu’Adallia traite de cette question politique de la transrobotique.
— Je suis d’accord, fit l’enquêteur.
— Son rôle se cantonnera à celui de l’histoire et de la culture cybernétiques. Je compte sur vous pour que non seulement vous assuriez sa sécurité, mais que vous ne la mêliez pas non plus à d’autres intrigues qui dépasseraient le cadre de ses recherches.
Le ton fortement insistant de Yu Kiao avait un peu du mal à passer chez l’enquêteur qui se gratta la barbe, l’air las, avant de simplement répondre :
— Nous nous sommes compris, Professeur.
Kendar Wo-Cysbi fit apparaître une série de documents holographiques sur son connecteur qu’il montra à Adallia.
— Je vais bientôt quitter l’Académie pour préparer notre mission. Nous nous retrouverons au moment du départ. Avant cela, et si vous êtes toujours d’accord, j’aurais besoin que vous remplissiez ces formulaires pour vous et l’Androïde. Cela me facilitera les démarches pour obtenir les autorisations nécessaires et nous rendre sur Koutcha.
Adallia détestait par-dessus tout les formalités administratives, mais c’était la condition indispensable pour se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur de la Confédération. Heureusement, il s’agissait cette fois-ci d’un moindre mal, sachant que l’enquêteur allait s’occuper du reste et que la Confédération allait donner sa bénédiction.
— Oui, je comprends. Transférez-les-moi sur mon connecteur et je les remplirai.
— Parfait, je vous tiendrai au courant dès que possible.
Adallia approuva d’un geste de la tête.
— Maintenant, si vous le permettez, Adallia, j’aimerais continuer de m’entretenir avec votre directeur. Au contraire de vous, je ne pense pas avoir l’occasion de le revoir après mon départ de l’Académie.
— Oui, bien sûr, je vous laisse pour discuter, dit la jeune femme qui agrippa ses affaires et se leva de son siège.
— Je vous contacterai plus tard pour que nous discutions de la préparation de votre travail, informa Yu Kiao à l’adresse de son élève.
— Très bien, Professeur.
Au moment de se diriger vers la porte et de sortir, Adallia se retourna vers l’enquêteur :
— Au fait, je vous remercie d’avoir accepté que BIDI-O nous accompagne. Même si vous avez encore des doutes, je réponds de lui et je suis sûre qu’il sera utile.
— Je vous fais confiance, fit Kendar Wo-Cysbi d’un ton honnête.
À peine la jeune femme eut passé le palier de la porte qu’elle envoya sur son connecteur un message à l’Androïde pour dire qu’elle avait quelque chose d’important à lui annoncer. Histoire de faire planer le doute, elle ne laissa présager en rien de l’aspect positif de la nouvelle. BIDI-O, qui s’était muré dans le silence depuis plusieurs jours, répondit tout de suite après réception de son message : « Quand est-ce qu’on peut se voir ? ».
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La nouvelle redonna une impulsion soudaine et presque inattendue à l’Androïde. Très rapidement, ce dernier retrouva toute sa bonne humeur et son énergie que les déceptions accumulées de ces derniers temps avaient mis en veille. Adallia se réjouissait de récupérer le BIDI-O des grands jours, ce qui la motivait pour ses futures recherches.
Kaïlye avait logiquement accueilli la nouvelle avec plus de distance. Si dans son for intérieur, elle souhaitait que le petit robot restât sur Ordensis, elle n’avait pas voulu paraître trop désillusionnée. Kaïlye avait donc fait des efforts pour apprécier cette opportunité et avait félicité BIDI-O. L’enthousiasme de l’Androïde lui donnait la force d’être heureuse, mais parfois, lorsque la tristesse remontait, c’était à son tour de disparaître. Adallia devinait qu’elle allait se réfugier dans les bras de Sihryme avec qui elle avait renoué plus de contacts. Conscient de ce qui se tramait, BIDI-O avait décidé de ne plus aborder la mission sur Koutcha devant Kaïlye et tentait de faire comme si de rien n’était. Adallia et l’Androïde patientèrent simplement jusqu’à ce que Kendar Wo-Cysbi transmît ses instructions.
En attendant, peu avant la session d’examens qui se déroulait à la toute fin de la période académique, Adallia organisa avec BIDI-O de nouvelles activités pratiques pour ses étudiants de première année. La jeune femme souhaitait leur faire plaisir après avoir passé moins de temps avec eux. Elle les conduisit aux Arènes où l’Androïde leur apprit les principes de base de la construction de motos-jet avec des pièces rapportées de la Décharge. BIDI-O apprit notamment à Adallia qu’il allait confier à Kaïlye la moto-jet qu’il avait lui-même montée afin d’adoucir la séparation. Il avait ajouté de nouvelles améliorations la rendant plus puissante et maniable d’après ses calculs savants.
Les étudiants, quant à eux, étaient ravis de finir la période académique en beauté et organisèrent peu après un pique-nique dans l’un des parcs qui juxtaposait la Bibliothèque du Temple. Ils savaient qu’Adallia et BIDI-O allaient s’absenter pendant un moment. Ces derniers, malgré l’insistance des étudiants, se gardèrent bien d’expliquer les véritables raisons qui les poussaient à partir. Ils se contentèrent d’invoquer une mission de recherche sur l’histoire de la transrobotique dans la Galaxie, sans s’attarder sur le sujet.
Quelques pleurs et sourires ponctuèrent la fin de l’enseignement d’Adallia, touchée par l’attention de ses élèves qui lui demandèrent si elle serait bientôt de retour. Seulement, pour savoir quand est-ce qu’elle reviendrait, il lui fallait déjà savoir quand est-ce qu’elle quitterait Ordensis en compagnie de BIDI-O. Et finalement, l’attente, qui leur parut interminable à tous les deux, prit fin lorsque Kendar Wo-Cysbi se manifesta en envoyant ses directives.
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L’enquêteur s’était occupé de tout, aussi bien des papiers que de l’itinéraire à suivre. Adallia était anxieuse à l’idée de partir. Elle avait l’habitude des voyages interstellaires, mais n’était jamais sortie des limites de la Confédération. D’abord, parce que les distances étaient plus grandes à parcourir et nécessitaient une logistique complexe, et ensuite, parce que les autorisations n’étaient pas faciles à obtenir. La jeune femme se dit que l’aide apportée par Kendar Wo-Cysbi n’était pas de trop pour lui faire franchir cette étape. Quant à BIDI-O, celui-ci n’avait jamais quitté Ordensis. L’Androïde était tellement excité à l’idée de s’envoler dans les étoiles qu’il ne tenait plus en place.
Dans le but de le canaliser, Adallia lui demanda de l’aider à mettre de l’ordre dans ses affaires à l’Académie et de régler certains détails administratifs, notamment concernant le financement de son programme de recherche dont elle devait transmettre une partie des fonds à Kendar Wo-Cysbi pour les frais de voyage. Ceci terminé, Adallia vint s’installer chez Kaïlye au Village des Dunes. Les deux jeunes femmes profitèrent du temps restant en se remémorant les choses du passé comme elles avaient l’habitude de le faire à chaque fois qu’elles se retrouvaient.
À l’approche du départ, Kaïlye proposa à Yu Kiao de venir dîner au Village, ce qui permettrait à Adallia de discuter avec son directeur sans avoir à retourner à la Faculté d’Histoire. Yu Kiao avait bien évidemment accepté, toujours heureux de pouvoir faire un tour sur la côte. Kaïlye, qui le connaissait depuis longtemps, décida de lui cuisiner son plat préféré pour sa venue : une poêlée de crustacés pêchés dans le coin. Adallia ne raffolait pas des fruits de mer. Elle n’avait cependant pas voulu froisser Kaïlye et avait accepté le menu sans rechigner. Le matin, les deux amies s’étaient rendues au marché aux poissons du village pour acheter des produits récoltés la veille. Elles étaient revenues à la maison de Kaïlye chargées de mollusques de tout genre qui dégoulinaient d’eau de mer salée.
Lorsque Yu Kiao arriva en fin d’après-midi, la maisonnée était déjà emplie des saveurs océaniques que Kaïlye avait commencé à cuisiner. La jeune femme avait parfumé ses plats avec des épices ramenées de Dinaë qui dégageaient des arômes se mêlant parfaitement aux odeurs des fruits de mer.
Pendant que Kaïlye s’attelait aux fourneaux avec beaucoup de concentration, Adallia et son directeur firent le point près du salon, dans le bureau qui servait de chambre d’ami. Yu Kiao faisait les cent pas en se balançant d’un côté à l’autre, face à Adallia, assise sur une chaise, en train de faire l’inventaire de tout ce dont elle avait besoin pour son voyage et ses recherches.
— Le plus important est de bien préparer votre travail, Adallia, dit Yu Kiao tout en déambulant dans la pièce. Cette mission n’est pas à prendre à la légère.
— Vous croyez que je peux avoir confiance en Kendar Wo-Cysbi ? demanda Adallia avec de grands yeux, comme si elle mesurait pour la première fois les difficultés qui l’attendaient.
Yu Kiao remua les lèvres derrière sa barbichette blanche, murmurant des paroles inaudibles. Il s’arrêta et fixa son élève à l’aide de ses yeux bioniques, avant de dire de sa voix rauque :
— Je ne crois pas qu’il soit malhonnête, auquel cas je ne vous aurais pas laissé partir avec lui. Mais ce que j’ai dit à Kendar Wo-Cysbi, l’autre jour avant son départ, vous est directement adressé : évitez de sortir de votre domaine de recherche et restez-en à votre approche culturelle de la « vie cybernétique ».
— Je le sais, Professeur, et je pense que l’enquêteur en a aussi conscience, rétorqua Adallia.
— Certes, mais il dépend de la Confédération, et, vous êtes une scientifique... Même si l’Académie peut vous protéger dans une certaine mesure, une fois que vous serez loin d’ici, vous pourriez faire l’objet de pression ou même de censure.
Lorsque la jeune femme entendit le mot « censure », elle se rappela qu’elle n’avait pas osé aborder avec son directeur la question de la censure du numéro de Réminiscence consacré à Koutcha. Elle craignait que Yu Kiao n’en vînt à ne plus vouloir la laisser partir. Elle décida de se taire et de tirer cela au clair avec l’enquêteur lorsqu’elle pourrait lui en parler.
— Que dois-je faire au cas où cela arriverait ? questionna-t-elle.
— Défendez votre position et prenez le moins de risque possible. Comptez également sur BIDI-O. Il sera le gardien de vos recherches, c’est à lui qu’il faudra se confier.
— Je comprends.
Yu Kiao s’approcha près de la fenêtre du bureau et se mit à regarder en direction du ciel dont les premières étoiles commençaient doucement à apparaître.
— La clé de votre travail réside dans les renseignements que vous pourrez obtenir de l’antiquaire sur Koutcha, poursuivit-il avec beaucoup de sériosité. À ce propos, l’avez-vous contacté pour lui dire que vous venez pour le rencontrer ?
Adallia avait été tellement absorbée par toutes les tracasseries liées aux impératifs de son départ qu’elle en avait oublié de recontacter l’antiquaire pour le prévenir de son arrivée.
— Euh... Nous avons échangé des messages, mais je ne lui ai pas encore dit, avoua-t-elle, en se reprochant d’être aussi tête-en-l’air
— Cela ne fait rien, mais ne tardez pas quand même. Il vaut mieux qu’il soit au courant de votre visite pour éviter les déconvenues.
— Vous avez raison. Comment devrai-je aborder la question de la peinture avec cet antiquaire ?
— Soyez vous-même, Adallia, et traitez votre sujet sous l’angle scientifique, fit Yu Kiao d’un ton réconfortant.
Son directeur marqua une courte pause et reprit :
— En plus de vous entretenir pour décrypter l’iconographie de la peinture, vous devrez l’amener à répondre à certaines questions. En outre, il faudrait qu’il puisse vous expliquer comment les Assegaï sont entrés en possession de cette œuvre, si c’est par l’entremise des trafiquants avec qui les Cyborgs coopèrent, et quelles sont les intentions de l’École des Théoriciens. Le moindre détail pourrait avoir son importance.
— Oui. Toutefois, si l’antiquaire aide lui aussi l’École des Théoriciens, je crains qu’il ne soit pas très loquace.
— Je crois que vous devrez exposer votre théorie sur les images afin de l’amadouer. C’est ce dont j’ai justement discuté avec Kendar Wo-Cysbi lorsque vous avez quitté mon bureau la dernière fois. Il convient avec moi que mettre en avant vos recherches soit encore le meilleur moyen de vous éviter des problèmes et d’obtenir des informations.
— J’imagine que je vais devoir là aussi être tactique...
— Très certainement. Vous procéderez en fonction de ce que vous découvrirez et des cartes que vous aurez en votre possession. Gardez bien à l’esprit votre problématique, à savoir s’il existe effectivement un système de croyances autour de la singularité technologique. Plusieurs questions s’articulent également autour de cette problématique et devront trouver des réponses : quelle civilisation est à l’origine de ce système de croyances ? Ce système influence-t-il le développement actuel de l’École des Théoriciens ? Si oui, pour quelles raisons et de quelle manière ? C’est seulement ainsi que vous pourrez voir si tout cela est lié à une forme de culture cybernétique.
Adallia tentait de noter sur son connecteur toutes les points importants soulevés par son directeur.
— Cela ne va vraiment pas être facile, déclara la jeune femme qui donnait déjà l’impression de baisser les bras face à l’adversité.
— C’est le principe même de la recherche, Adallia ! lança Yu Kiao d’une voix tonitruante pour lui redonner un coup de fouet. Et tout ceci présuppose une méthodologie déjà établie : il vous faut partir des images pour avancer.
Adallia repensa à une chose.
— Au fait, dit-elle. L’autre jour, je suis allée faire un tour dans l’arrière-pays de Dinaë avec Kaïlye et j’ai découvert quelque chose dont je souhaitais discuter avec vous.
— Dites-moi.
— On m’a expliqué qu’il existe une ancienne tradition sur Ordensis qui consiste à apposer l’image de l’arbre à énergie sur les cyber-robots.
Yu Kiao sembla se replonger dans sa mémoire.
— Oui, en effet, je connais cette tradition, dit-il d’un air mélancolique. Je suis étonné que vous en ayez entendu parler ; en réalité, très peu de gens s’en souviennent encore.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. J’ai trouvé la symbolique intéressante. D’une certaine façon, elle me fait penser à la peinture de Koutcha.
— C’est-à-dire ?
— Eh bien, on m’a expliqué que l’arbre à énergie pouvait symboliser la transrobotique. Et je crois que le symbole chimérique est un peu comme cette image. Il s’agit d’une forme d’émanation iconographique de la singularité technologique.
— Ce que vous dites est très juste, reconnut Yu Kiao tout en réfléchissant consciencieusement. Sur Ordensis, cette tradition locale met en avant le potentiel des cyber-robots à devenir des Androïdes. Maintenant que vous l’évoquez, je trouve la comparaison pertinente...
Adallia regarda attentivement son directeur, perdu dans ses pensées.
— Professeur ?
— Chez les Sythecs, reprit Yu Kiao en faisait fi de son absence, cette tradition imagière correspond à un cadre utilitaire et culturel.
— On m’a dit que c’était pour caractériser les cyber-robots créés par les Sythecs, c’est cela ?
— En effet, l’arbre à énergie est ici un marqueur culturel. Toutefois, il n’a rien d’un objet de sacralité cybernétique comme le symbole chimérique sur la peinture de Koutcha. Dans le cas de cette dernière, l’iconographie ne suggère pas simplement une réadaptation culturelle de symboles, mais une vraie religiosité associée à la technicité des machines.
— Si BIDI-O a raison, ce serait parce que ces êtres cybernétiques auraient développé une autre forme de la démultiplication des corps, une « fusion des consciences ».
— C’est une possibilité...
— Mais pourquoi des êtres biologiques auraient-ils élaboré un système de croyances autour de la singularité technologique des Cyborgs ?
— Je crois, Adallia, que la vraie question, est plutôt de se demander si ce sont bien des Cyborgs qui apparaissent sur la peinture...
Adallia et son directeur s’observèrent tous les deux. Les propos de Yu Kiao étaient particulièrement lourds de sens. Cela signifiait que les êtres cybernétiques représentés sur la peinture de Koutcha n’étaient probablement pas des Cyborgs ; d’abord parce qu’il s’agissait peut-être de machines liées à une autre phase d’évolution de la singularité technologique ; et aussi, parce que ces machines provenaient sûrement d’un monde inconnu. La question de la nature de ces êtres procura un sentiment de vertige à Adallia, car là résidait tout le sens ésotérique et énigmatique qui échappait encore à ses recherches.
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