Chapitre 22 : La Frontière
Le fond blanc diffus s’effaça progressivement pour ne laisser place qu’à l’obscurité. Adallia était consciente qu’elle avait les yeux ouverts, mais c’était bien la seule chose qui lui traversa l’esprit à ce moment-ci. Heureusement, petit à petit, le noir se dissipa à son tour et des formes floues commencèrent à apparaître.
Il semblait à la jeune femme qu’un temps infini s’était écoulé depuis la dernière fois qu’elle avait eu le contrôle de son corps. La première chose qu’elle sentit fut la sensation de son dos allongé sur la capsule. Elle pouvait désormais bouger, mais n’en avait pas encore la force. Des éclats lumineux se transformèrent en scintillement épars et quelques instants après, sa vision se fit plus nette.
Un mal de crâne terrible la saisit. Par expérience, Adallia savait qu’il fallait lutter pour ne pas rester amorphe ; et dans un suprême effort, elle se redressa dès que ses muscles le lui permirent. Une fois assise, la jeune femme prit un instant pour mieux observer son environnement. Comme elle s’y attendait, absolument rien n’avait changé. C’était exactement le même décor. Le plafond de la sphère avait retrouvé son teint normal et toutes les capsules étaient de nouveau encastrées au sol. Seuls de petits cyber-robots volants venaient ausculter les passagers pour si voir tout allait bien et offraient une animation bienvenue. En effet, à l’exception de quelques individus qui avaient déjà commencé à se relever, la plupart des voyageurs étaient encore groggy dans leur capsule.
Malgré l’apparente similarité des lieux, Adallia savait qu’elle était désormais très loin d’Ordensis. La jeune femme ne réalisait pas encore très bien cette transition et attendait de voir ce qu’elle découvrirait en sortant de l’orbe de téléportation. Elle essaya de rassembler ses idées et réalisa que Kendar Wo-Cysbi était assis à côté d’elle, à quelques mètres, en train de se frotter les tempes. Lui non plus n’avait pas l’air au mieux de sa forme, mais lui fit un geste de la main lorsque leur regard se croisèrent.
Un cyber-robot surgit dans les airs pour analyser la jeune femme qui faillit presque tressaillir à son approche. La machine n’eut pas le temps de faire quoi que ce soit qu’un autre robot déboula et lui demanda de déguerpir :
— Va-t’en ! Je la connais, c’est mon amie. Je m’occupe d’elle ! s’insurgea BIDI-O qui s’était précipitée vers Adallia lorsqu’il avait pu quitter son compartiment.
— Entendu, comme vous le souhaitez, répondit le cyber-robot d’un ton indifférent et en se dirigeant vers l’enquêteur qui ne fut gère plus poli.
L’intervention de l’Androïde enchanta la jeune femme qui retrouva un peu plus de son énergie.
— Comment te sens-tu, Adallia ? demanda le petit robot, inquiet.
— Tout va bien, BIDI-O. Juste une grosse migraine. Et toi, tu n’as rien ?
— Je n’ai pas retrouvé mes fonctionnalités tout de suite, il m’a fallu quelques secondes. En fait, j’ai eu l’impression de faire une expérience de transrobotique.
— Maintenant, je comprends mieux ce que tu ressens à chaque fois que tu transfères ta conscience, lui dit Adallia qui trouvait la comparaison intéressante.
L’Androïde regarda si tous les signes vitaux de la jeune femme étaient bons, puis lui raconta en détail son expérience de téléportation. Adallia découvrit que le « ressenti » de l’Androïde n’était pas très différent du sien à part le fait que le petit robot s’en était plus vite remis. Le changement d’espace-temps avait les mêmes effets sur la conscience, quel que fût le type d’être.
Peu après, Kendar Wo-Cysbi tendit la main à Adallia pour l’aider à se remettre sur pieds. Elle avait les jambes un peu engourdies mais avait, dans l’ensemble, plutôt bientôt supporté le voyage. Une fois tous d’aplomb, l’enquêteur sortit leurs affaires et les guida vers la sortie où plusieurs passagers montaient l’escalier qui s’était déplié.
Dans le tunnel qui leur permettait de quitter l’orbe, aucun hublot n’était présent pour laisser entrevoir l’extérieur. C’était le premier indice qui signifiait que le petit groupe avait atterri ailleurs. Il n’y avait pas non plus de poste de commande, ni d’Androïde à la sortie du corridor. Ceci n’avait cependant rien d’étonnant puisque le contrôle des documents d’identité et de voyage ne se faisait qu’au départ.
Les protagonistes débouchèrent sur un hall d’accueil qui tranchait avec le faste du spatioport de Llovia-Daôs. Aucun message de bienvenue n’apparaissait. Un décor austère de métal rouillé s’ouvrait à eux. Les lumières n’avaient rien de chaleureuses ni d’attrayantes, elles étaient blanches et ténues, suffisantes pour éclairer des panneaux d’indications tout aussi mornes. Des étages en hauteur, tout aussi tristes, étaient presque déserts et n’invitaient pas non plus à la convivialité.
Kendar Wo-Cysbi scrutait les environs à la recherche du chemin à suivre, et les autres passagers les doublèrent. Beaucoup semblaient connaître les lieux et ne s’attardaient pas sur ce nouveau décor abrupt. Adallia proposa à l’enquêteur de les suivre, se disant que ces voyageurs devaient sûrement être aussi en transit et rejoindre des vols pour leur destination finale. Certains étaient des Sythecs et transportaient avec eux du matériel de forage, probablement pour sonder le sol de quelconques astres. Sans doute travaillaient-ils pour des compagnies minières privées, légions dans cette zone de la Galaxie. Mais en voyant l‘allure de ces « aventuriers » aux airs parfois rudes et aux équipements rafistolés à la va-vite, Adallia se demanda si tout ceci était vraiment légal. « Je suis mieux en ne le sachant pas » se dit-elle intérieurement, préférant garder ses distances.
C’était la première fois qu’Adallia rencontrait des Sythecs avec qui elle ne se sentait pas particulièrement en sécurité. Et on ne pouvait pas dire mieux des autres Humains qui, les traits tirés par la dureté de la vie, braillaient avec une certaine arrogance. Finalement, ce qui choqua le plus Adallia était qu’il n’y avait aucune autre femme. Elle prit donc soin de s’attacher ses cheveux roux et bouclés en chignon très serré pour passer un peu plus inaperçue.
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En vérité, personne ne prêtait vraiment attention au petit groupe mené par Kendar Wo-Cysbi. L’enquêteur marchait en avant d’un pas confiant et avec une certaine prestance. Sa démarche et son habit renvoyaient facilement aux membres du Gouvernement central et imposaient donc une certaine forme de respect.
L’ambiance des lieux peinait à rassurer Adallia qui se demandait bien ce qu’elle faisait ici. Toutefois, un faisceau de lumière vint percer le revêtement rouillé d’un corridor au bout duquel une grande terrasse offrait une vue imprenable sur ce nouveau monde.
Un champ de force transparent, avec quelques reflets bleutés, recouvrait la terrasse afin de protéger les visiteurs de l’air toxique extérieur. Dehors, une cité, dont le tissu urbain s’étalait à perte de vue, était composée de structures aux formes géométriques diverses ressemblant à des citadelles rétrofuturistes teintées d’une couverture métallique. Les bâtiments étaient construits avec beaucoup d’amplitude et d’audace dans le geste architectural et baignaient dans la lumière couleur feu du soleil qui brillait à son zénith.
— Alors c’est ça, Mazabeha ! fit Adallia, émerveillée par le spectacle.
— On dirait bien, répondit laconiquement l’enquêteur en admirant à son tour le paysage.
Mazabeha était une planète du groupe 17 de la Frontière, la dernière avant de quitter la Confédération. Cette planète était dévorée par le désert et rongée par l'atmosphère de dioxyde de carbone et d'azote. Elle avait pour particularité de ne pas être régie uniquement par les Humains : elle était en partie administrée par les Qarachahrs, une espèce biologique qui avait migré dans cette zone frontalière.
Pour éviter un conflit, les Humains et cette espèce s’étaient entendus sur la gestion de la planète : les premiers laissaient les seconds s’adonnaient à diverses activités commerciales qui, en échange, se chargeaient de réguler les biens et les personnes entrant et sortant de la Confédération. Sur Mazabeha, l’unique ville éponyme de la planète symbolisait les termes de cet accord. Elle servait à la fois de siège aux conglomérats de sociétés minières intraespèces et de zone-tampon pour rejoindre différents secteurs à l’intérieur ou à l’extérieur de la Confédération.
Pour s’assurer que tout se passait bien, le Gouvernement central avait quand même imposé la présence d’un contingent militaire humain. Plusieurs forces de la Confédération stationnaient également dans les systèmes alentours, mais restaient en retrait, n’intervenant qu’en cas de menaces directes. Ce contexte politique pesait parfois sur les relations avec les Qarachahrs qui n’aimaient pas que les Humains ne s’immiscent de trop dans leurs affaires.
— Est-ce que nous allons voir des Qarachahrs ? demanda BIDI-O qui consultait les informations sur la planète dans sa base de données.
— Si tu veux en voir, il faudra sortir, lui répondit Kendar Wo-Cysbi. Les Qarachahrs peuvent respirer l’air de Mazabeha, mais ils ne viennent généralement pas dans les zones oxygénées pour les Humains.
— Alors comment font-ils pour contrôler l’afflux de personnes ? demanda Adallia.
— Ils délèguent la gestion des complexes à des machines, et c’est l’armée confédérale qui s’occupe de la sécurité.
Kendar Wo-Cysbi pointa du doigt un vaste terrain plat, entre deux bâtiments rectangulaires où se trouvaient des sites d’atterrissage. À travers un léger voile de poussières qui tapissait toute la cité, Adallia entrevit une masse compacte d’êtres parfaitement alignés les uns derrière les autres sur plusieurs colonnes, aux côtés de gros vaisseaux ovoïdes en attente de partir.
— Ils préfèrent aller chercher des ressources, c’est pour cela qu’ils sont dans ce secteur de la Galaxie, fit Kendar Wo-Cysbi.
Adallia zooma avec ses lunettes. Les Qarachahrs avaient un corps trapu dont les membres étaient dissimulés sous une série d’étoffes assorties aux couleurs du désert. Des bandeaux entouraient une partie de la tête et découvraient à d’autres endroits un crâne surmonté d’une protubérance osseuse qui s’étirait vers l’arrière. Sur les côtés, des excroissances organiques tombaient en lobe et laissaient entrevoir un système acoustique très développé. L’organe de la vue formait une ligne continue qui s’étendait à la verticale tout le long d’un visage émacié sans qu’il fût permit à Adallia de distinguer clairement d’autres caractéristiques physiques.
Ces êtres portaient aussi sur leur dos des générateurs enveloppés dans des tissus recouverts d’une résine synthétique. Aucun des Qarachahrs ne bougeait. Leurs générateurs émettaient de drôles de jets de lumière étincelants à intervalles réguliers qui remontaient jusqu’au niveau de leur protubérance crânienne.
— Que font-ils ? interrogea BIDI-O à qui la scène n’avait pas non plus échappée.
— C’est le rite de l’écholocation, expliqua Kendar Wo-Cysbi. Ils font cela à chaque fois avant de partir en mission.
— Et en quoi cela consiste ? demanda Adallia.
— Les Qarachahrs produisent des ultrasons afin d’obtenir une carte mentale de leur environnement. Les générateurs qu’ils portent intensifient la production de ces sons et développent une forme de télépathie psychotronique entre eux.
— À quoi cela leur sert-il ?
— Ils partent probablement pour des mondes souterrains à miner. L’écholocation et la télépathie leur permettent de partager des informations à distance et de leur donner une meilleure visualisation de leur espace en groupe.
Après avoir entendu les explications de Kendar Wo-Cysbi, Adallia réalisa qu’au-delà du champ de force qui les séparait de l’atmosphère de Mazabeha, un son ténu semblait flotter dans l’air, presque inaudible. Ce son parasite en arrière-plan provenait des sites d’atterrissage où les Qarachahrs procédaient à leur rite et étaient probablement en train de communiquer entre eux par ondes télépathiques.
— Je suis sûr que les Sythecs apprécieraient ce genre d’amélioration bionique, fit remarquer BIDI-O en faisant référence aux générateurs.
— Sans doute, mais ce serait illégal, rétorqua Kendar Wo-Cysbi.
Adallia et l’Androïde regardèrent interloqués l’enquêteur qui observait, en fronçant les sourcils, la scène rituelle au loin.
— Les générateurs sont des technologies élaborées par les Cyborgs, expliqua l’homme. Les Qarachahrs n’ont pas le droit d’en posséder.
— Pourquoi cela ? questionna Adallia.
— Leur commerce est strictement limité aux instances de la Confédération.
— Alors pourquoi la Confédération laisse-t-elle les Qarachahrs acquérir illégalement ces générateurs ?
— Pour maintenir la paix sociale, le Gouvernement central ferme les yeux tant que ce trafic n’est pas trop ostensible.
Adallia saisissait l’attrait des Qarachahrs pour de telles technologies, mais ce qui l’intriguait le plus était les connaissances que Kendar Wo-Cysbi avait sur la question.
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Personne n’ajouta rien. Le petit groupe quitta la terrasse et se dirigea vers une zone plus basse où un réseau de métro reliait les différentes aires du spatioport de Mazabeha.
En attendant la prochaine rame sur l’un des quais, Adallia se sentit mal à l’aise lorsqu’elle vit que plusieurs hommes la dévisageaient. Rapidement les individus détournèrent leur regard après avoir croisé celui de BIDI-O qui les fixait encore plus intensivement. On ne savait jamais vraiment ce que pensait une machine, et bien qu’il était petit, l’Androïde pouvait exprimer la peur de l’inconnu chez les Humains. Sous ses traits peu farouches, le petit robot passait ainsi pour une sorte de psychopathe cybernétique qui servait de garde du corps à Adallia. « S’ils savaient » se dit Adallia en pensant à la personnalité attentionnée et remarquablement intelligente de BIDI-O. La jeune femme lui fit un signe de la tête pour le remercier, ce à quoi l’Androïde répondit : « Ah, les Humains... ».
Deux stations plus loin, Adallia et ses deux compagnons sortirent dans le secteur des vols interstellaires. Contrairement aux aérogares de Llovia-Daôs, ceux de Mazabeha s’étalaient au sol, le long de zones industrielles dantesques parsemées d’une multitude de silos, de raffineries et de cheminées.
Kendar Wo-Cysbi arrêta un cyber-robot et lui demanda de leur indiquer les vols pour Koutcha. La machine ne prit pas la peine de répondre et fit demi-tour, suggérant simplement de le suivre. Adallia pensa que le cyber-robot était à l’image de ce monde : sévère et peu accueillant.
Le cyber-robot les amena jusqu’à un hall au centre duquel se trouvait une très grande carte holographique du groupe 17 de la Frontière, affichant en direct les informations liées aux vols au départ de Mazabeha. Cette carte apportait un peu de gaieté au décor froid et déshumanisé du spatioport. Adallia fut ravie de découvrir ici un plus grand nombre de voyageurs dont certains n’en étaient pas moins étranges à ses yeux. Beaucoup ne transportaient aucun bagage. Ils étaient revêtus de vêtements singuliers comme des pièces de tissus de différentes couleurs, assemblées de sorte à draper leur corps ainsi que de bijoux semblant flotter sur la peau au mépris des lois de la gravité.
Tout aussi curieux et exotiques, d’autres individus portaient des symboles étranges tatoués jusqu’au haut du front et des coiffes ésotériques dont les formes variaient d’une personne à l’autre. « Pas de doute, on est à la Frontière » pensa Adallia qui s’était imaginée les choses ainsi. Les Humains vivant dans les zones frontalières étaient généralement influencés par un éclectisme culturel qui tranchait radicalement avec les canons de la Confédération. Même les Sythecs paraissaient très banals à côté de ces Humains détonants souvent habitués à vivre avec d’autres espèces biologiques.
Adallia revint toutefois vite à la réalité quand elle et ses compagnons arrivèrent à l’entrée d’un terminal protégé par des portiques de sécurité. Des soldats de la Confédération équipés d’uniformes et de casques gris et noir avec des garnitures dorées contrôlaient l’accès au terminal. Le cyber-robot qui les avait conduits jusqu’ici leur indiqua de passer les portiques et s’en alla sans ajouter un mot de plus, les laissant en plan devant les soldats.
Ces derniers les épiaient derrière la visière de leur casque, les prenant vraisemblablement pour des touristes perdus. Peu de monde passait les portiques dédiés aux systèmes extérieurs à la Confédération. Et quand ce fut au tour du petit groupe, les soldats ne manquèrent pas de les alpaguer et de leur dire qu’ils s’étaient sûrement trompés de route.
— Nous allons sur Koutcha ! lança sèchement BIDI-O.
Les soldats se regardèrent, n’appréciant guère le ton indiscipliné que prenait l’Androïde à leur égard. Avant que les choses ne dégénérassent, Kendar Wo-Cysbi s’imposa rapidement et leur présenta tous les papiers nécessaires à la bonne continuation de leur voyage. Sa position permit d’adoucir quelque peu les choses. Mais cet épisode, pourtant anodin, révélait une certaine fébrilité dans les contrôles à la Frontière. Au moment de franchir les portiques, Adallia pensa à son amie Kaïlye et à toutes ses mises en garde. « Heureusement qu’elle n’est pas là pour voir cela ou bien elle serait morte d’inquiétude ». Il fallait espérer qu’aucun autre incident ne se produirait à l’avenir.
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La jeune femme n’était pas fâchée de quitter l’environnement anxiogène de Mazabeha. Le transporteur qu’ils avaient pris était en train de flirter avec la haute atmosphère de la planète. La cité des Qarachahrs était devenue un point presque imperceptible au milieu d’un océan de rouge désertique. La forme grandiose du globe planétaire se dessina tout autour du vaisseau à mesure que celui-ci s’envolait vers les milliards de petits scintillements lumineux du ciel, signifiant que l’espace était désormais à leur portée.
Leur vaisseau prit la direction d’une station en orbite autour de Mazabeha qui devait ensuite propulser l’appareil dans un tunnel gravitationnel via un supraconducteur en rotation rapide. Cette technologie permettait de voyager entre des systèmes proches en quelques heures ou jours seulement, selon les distances. Elle était généralement le fruit de coopération entre espèces pour faciliter les déplacements dans la Galaxie. Grâce aux Qarachahrs et à sa position stratégique, Mazabeha était à la pointe dans ce domaine et reliait tous les systèmes importants du groupe 17 de la Frontière.
Bientôt, des cargos et d’autres engins de transports vinrent aborder les environs de la station orbitale et se positionner dans une sorte de ballet cosmique.
— Vous n’aimez pas trop l’espace, je me trompe ? fit Kendar Wo-Cysbi à l’adresse d’Adallia qui s’était mise à regarder nerveusement la scène à travers un hublot.
— Euh... non, ce n’est pas vraiment ça, dit-elle gênée. J’aime l’espace et je trouve cela formidable de pouvoir voyager d’un bout à l’autre de la Galaxie. Disons plutôt que je ne suis pas toujours très courageuse.
L’enquêteur adopta un sourire au coin des lèvres.
— Si vous n’étiez pas courageuse, vous ne seriez pas là, Adallia, lui dit-il d’un ton réconfortant et avec franchise.
La jeune femme était flattée et en même temps davantage consciente de son aventure, ce qui n’était certainement pas pour la rassurer. Elle arrêta de regarder la danse que se livraient les vaisseaux près du leur et fixa longuement Kendar Wo-Cysbi. L’homme avait l’air parfaitement serein et rien ne semblait pouvoir ébranler sa quiétude.
Tous les deux étaient assis dans la salle de restauration du transporteur où ils avaient commandé quelques collations pour se requinquer après leur téléportation depuis Ordensis. Quant à BIDI-O, le petit robot les avait abandonnés pour partir à l’arrière du vaisseau et étudier la mécanique des moteurs à propulsion ionique.
L’enquêteur et la jeune femme se retrouvaient presque seuls. Parmi les autres passagers, il y avait quelques individus un peu roublards, d’autres moins, et enfin des personnages davantage étranges, semblables par leur apparence ésotérique à ceux rencontrés dans les aérogares du spatioport de Mazabeha. À leur vue, Adallia était de plus en plus curieuse de savoir ce qu’elle allait rencontrer sur Koutcha et vit avec plaisir que, cette fois, elle n’était pas la seule femme dans les parages.
Elle avait l’impression que Kendar Wo-Cysbi ne faisait pas attention à tous ces petits détails qui ponctuaient leur trajet et en disaient long sur les lieux qu’ils traversaient. Mais la jeune femme repensa à ce que l’enquêteur avait expliqué à propos des Qarachahrs quelques heures plus tôt, et son apparente indifférence pouvait s’expliquer par le fait qu’il connaissait peut-être cette partie de la Frontière.
— Vous êtes déjà venu ici ? osa demander Adallia pendant que l’homme buvait une boisson chaude.
— Vous voulez dire dans cette région-ci de la Galaxie ? précisa Kendar Wo-Cysbi, ouvert à la discussion.
— Oui. Vous avez l’air de plutôt vous y connaître à propos des Qarachahrs.
— Je ne suis jamais venu dans le groupe 17. En revanche, je me suis rendu dans d’autres groupes stellaires où se développe aussi cette espèce.
— Et que faisiez-vous là-bas, si je puis me permettre ?
— J’assistais à des réunions.
— Des réunions sur la cybernétique ? continua d’interroger Adallia d’une voix innocente.
— Entre-autres choses...
Adallia ne voulait pas paraître trop impolie en importunant Kendar Wo-Cysbi avec toutes ses questions. Elle baissa la tête et tenta de se distraire avec la maigre nourriture qu’elle avait devant elle. Mais l’enquêteur finit par s’expliquer :
— Le Bureau des affaires cybernétiques étudie les relations entre les sociétés biologiques qui évoluent à la Frontière et l’École des Théoriciens. D’autres enquêteurs du Bureau nous ont convié, moi et mes collègues, à une réunion à propos des Qarachahrs et de leurs échanges avec les Cyborgs. C’est pourquoi je suis au courant de ce qui se passe ici.
— D’après ce que vous nous avez dit sur Mazabeha, j’en déduis que c’est toujours le même problème : celui de l’impact technologique que représentent ces échanges.
— Tout à fait, Adallia. Sauf qu’en ce qui concerne notre « affaire », ce problème prend une toute autre ampleur à cause de la transrobotique des Androïdes. Et si j’avais eu connaissance de la peinture sur la « vie cybernétique » dès le début, je serais allé enquêter sur Koutcha plus tôt.
« Heureusement que je suis là » se dit Adallia à elle-même.
— Comment allons-nous procéder une fois arrivés là-bas ? se contenta-t-elle de demander.
— Un agent du Bureau nous attend sur place, il doit m’informer de la situation locale. Cela fait plusieurs jours que nous ne nous sommes pas contactés. D’ailleurs, en parlant de jour, à cause du système binaire dans lequel orbite Koutcha, il n’y a presque pas de nuit, vous savez.
— Oui, c’est ce que j’ai lu. Du coup, j’ai pris le nécessaire, dit Adallia qui avait acheté tout un tas de remèdes pour l’aider à dormir.
— Très bien. Avez-vous également informé l’antiquaire de notre venue ?
— Oui, je m’en suis occupée avant de partir. Il m’a confirmé qu’il était d’accord pour que je m’entretienne avec lui. Ne souhaitez-vous pas venir avec moi à cette occasion ?
— Non, fit Kendar Wo-Cysbi en objectant de la tête, je préfère que cela soit quelqu’un de neutre, une scientifique comme vous. Cela éveillera moins ses soupçons, et je suis sûr que vous vous en sortirez très bien.
Adallia comprenait la position de l’enquêteur, mais s’étonnait quand même qu’il lui fît autant confiance.
Le vrombissement terrible d’une machine se mit en marche. Leur vaisseau était passé dans l’anneau du supraconducteur de la station orbitale, et la propulsion allait démarrer d’un moment à l’autre. L'adrénaline monta alors d’un cran chez la jeune femme.
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