Dans la boîte de nuit, la fête battait toujours son plein. Les grandes baies vitrées qui parsemaient le bâtiment avaient été recouvertes de stores métalliques pour empêcher la lumière du jour, qui s’était déjà levée à l’extérieur, de pénétrer dans ce temple dédié à la ferveur nocturne.

 À travers la masse compacte de gens qui dansaient à un rythme effréné, Adallia suivait docilement Haydn, escortée par deux autres Hybrides. La jeune femme avait laissé derrière elle l’Androïde et l’antiquaire sans bien comprendre pourquoi elle avait été séparée d’eux.

 Bien que les paroles de BIDI-O avaient conforté Adallia dans le fait que Kendar Wo-Cysbi lui avait sans doute caché bien des choses, la jeune femme se sentait toujours coupable d’avoir involontairement causé des ennuis à l’enquêteur et d’avoir mis à mal son opération pour obtenir des informations sur les Hybrides et leurs technologies cybernétiques. Elle appréhendait la suite des événements et respira un grand coup pour tenter de contrôler ses émotions.

— Je vais voir S-arn, n’est-ce pas ? osa-t-elle demander pendant que Haydn l’entraînait dans une autre partie des lieux.

 L’Hybride ne répondit pas, se contentant d’un sourire aux lèvres.

— Pourquoi l’appelez-vous le « Théo-logicien » ? persévéra Adallia.

— Vous n’aurez qu’à le lui demander, déclara sobrement Haydn.

 En réalité, la jeune femme avait une petite idée quant à la signification de cette expression. Il devait s’agir d’un Assegaï qui soumettait le propos religieux à la démonstration scientifique. Adallia aurait voulu que Haydn lui donnât quelques indices sur ce qu’elle allait bientôt rencontrer, mais l’Hybride préférait entretenir le mystère. Étant donné la personnalité dérangée du personnage, la jeune femme n’insista pas et resta silencieuse jusqu’à destination.

 Hadyn conduisit Adallia jusqu’à la loge de sécurité du club. De nombreux gardes armés s’y trouvaient et surveillaient tout ce qu’il se passait dans les environs grâce à des écrans de contrôle holographiques. Ils saluèrent leur chef qui se démarquait par son corps en grande partie robotisé et sa façon de se mouvoir. Haydn imposait à la fois sa stature à ses hommes et aussi le respect. La salle paraissait fermée, et Adallia chercha en vain la présence d’un Cyborg. Haydn s’approcha tranquillement et se planta devant elle. La jeune femme fut déstabilisée par cette attitude, craignant que l’Hybride ne se jetât sur elle à tout moment et ne l’étranglât. Ici, dans cette pièce à l’abri des regards du public, personne ne réagirait. Les gardes n’auraient plus qu’à faire disparaître son cadavre quelque part.

 Un mouvement brusque sur le côté fit sursauter la jeune femme et un courant d’air vint lui fouetter le visage. La cloison arrière de la loge s’était ouverte verticalement grâce à une commande actionnée depuis l’un des écrans de contrôle. La cloison était en fait un trompe-l'œil qui découvrit un corridor caché.

— Suivez le chemin, indiqua froidement Haydn.

— Euh... vous... vous voulez dire toute seule ?

 Comme à l'accoutumée, l’Hybride ne répondit pas à la question, et Adallia comprit qu’elle devait simplement obéir. Lorsque la jeune femme franchit, non sans peur, le seuil de l’ouverture, la cloison se referma automatiquement derrière, aussi vite qu’elle s’était ouverte.

 Le corridor faisait penser au long couloir sombre insonorisé qu’elle avait traversé avec l’antiquaire lorsqu’elle s’était rendue à l’étage inférieur du club pour trouver Haydn. Et comme précédemment, un escalier descendait dans les profondeurs. Cette fois, en revanche, aucune musique ne vint accompagner sa descente solitaire. Le silence régnait et de l’air frais se faisait même sentir, amenant Adallia à penser que les lieux communiquaient peut-être avec l’extérieur.

 En bas, elle tomba sur un immense débarras qui s’éclaira à son arrivée. L’endroit, lugubre par son manque de vie et ses tons sombres, était rempli d’une multitude de rayonnages où l’on avait entassé des pièces de machines. Certaines avaient été amoncelées les unes sur les autres et formaient des monticules sur le sol quand il n’avait pas été possible de les caser sur des étagères. Adallia parcourut le débarras en observant de part et d’autre de l’allée centrale les reliques d’une certaine « histoire » des Hybrides. Ces derniers avaient rassemblé une grande variété d’objets mécaniques. Des prototypes d’armes côtoyaient des ordinateurs quantiques et des robots d’un autre âge. Un grand nombre d’appareils étaient hors service et avaient été éventrés pour en récupérer les composants électroniques. C’était le cas de cyber-robots de combat dont les carcasses gisaient par terre, adossées aux étagères. Ces machines avaient été dépouillées de leurs matériaux, probablement pour s’adonner à des expériences en matière d’armement.

 Le débarras fit naturellement penser à celui de Kaïlye, chez sa tante au Village d'Illys, dans lequel Adallia était entrée sans demander la permission et où elle avait découvert une scène similaire. Mais à la différence de Kaïlye, les Hybrides avaient obtenu illégalement tous ces biens et la profusion d’équipements à des fins militaires témoignaient du passé sulfureux de ces êtres artificiels. Beaucoup d’entre eux avaient été intégrés à l’armée Confédérale pour servir aux missions les plus dangereuses avant d’avoir été réformés en raison de leur instabilité. En y repensant, Adallia se dit que, d’une certaine façon, les Hybrides se rapprochaient des Androïdes. Leur différence ontologique, aux uns comme aux autres, suscitait une méfiance de la part des Humains. Toutefois, les Androïdes ne manifestaient d’animosité que quand les phénomènes de la transrobotique les rendaient instables, alors que chez les Hybrides il s’agissait d’un état et d’un ressentiment permanents.

 L’espace dans lequel avança timidement Adallia était chargé de cette frustration qui s’était accumulée dans le temps et qui émanait de la collection de machines rassemblées par les Hybrides. Dans d’autres circonstances, la jeune femme se serait presque crue dans un musée. Malheureusement, la visite prit fin, et Adallia se retrouva face à un mur et une porte métallique close. La jeune femme fut éprise de doutes. « Est-ce que j’ai suivi le bon chemin ? » pensa-t-elle. Un œil électronique noir au-dessus de la porte se mit à bouger et ajusta son objectif sur elle. Adallia comprit que les Hybrides l’observaient depuis leur poste de contrôle à l’étage supérieur du club.

 La porte, dans un grincement strident, s’ouvrit lourdement sur un tunnel. La jeune femme commença à se demander si tout ce labyrinthe architectural avait une fin et si elle en verrait le bout. L’air du tunnel dans lequel elle s’enfonça était beaucoup plus froid et humide que précédemment. Cette fois, elle en était sûre, il était possible de rejoindre l’extérieur depuis ces souterrains.

 Adallia marcha prudemment sur une trentaine de mètres et pénétra dans une nouvelle pièce qui était circulaire. Les moisissures et l’eau dégoulinante suintaient de consoles arrangées au centre et au-dessus desquelles pendaient plusieurs séries de câbles reliés à un puits de lumière au plafond. Rien ne semblait plus fonctionner, mais Adallia reconnut la nature de ces installations plantées là. C’étaient des terminaux génétiques qui avaient dû servir un jour à créer des êtres artificiels comme les Hybrides. « Quel macabre souvenir ! » se dit la jeune femme. « Pourquoi les Hybrides ont-ils rapportés de tels appareils sur Koutcha ? »

 Au moment où Adallia se posa cette question, une étrange impression l’envahit. Cette sensation qu’elle commençait à connaître et qui lui disait que quelqu’un l’observait. Toutefois, à cause du puits de lumière qui illuminait le centre de la pièce, elle n’arrivait pas à distinguer les contours des murs qui baignaient dans la pénombre. Une voix d’outre-tombe résonna alors dans sa tête :

— Un souvenir macabre...

 Les battements de son cœur se firent de plus en plus forts, et Adallia qui avait déjà froid et émettait de la buée, se mit à trembloter. La voix glaçante reprit de plus belle :

— Ils ne veulent pas oublier d’où ils viennent.

 La voix était très impersonnelle comme celle de Haydn. De plus, la jeune femme ne doutait plus qu’il s’agissait de télépathie.

— Vous... vous êtes S-arn ? dit-elle tout haut.

— Ici et ailleurs.

 Les flaques d’eau qui recouvraient le sol devant Adallia étaient parcourus d’ondes indiquant que quelque chose bougeait quelque part. Par réflexe, la jeune femme plissa des yeux pour entrevoir ce qui se cachait dans l’obscurité environnante. Mais rien n’était perceptible.

— Que me voulez-vous ? questionna-t-elle à nouveau en tentant de contrôler le tremblement de sa propre voix.

— Nous avons un ami en commun, répondit le Cyborg avec une certaine lenteur.

 Sur le coup, Adallia crût que son interlocuteur cybernétique parlait de Haydn. Mais elle avait le sentiment que « ami » était ironique aussi bien pour lui que pour elle. La jeune femme se ravisa et pensa immédiatement à Kendar Wo-Cysbi.

— C’est correct, ajouta la voix sans que la jeune femme n’eut même le temps de formuler quoi que ce fût. Grâce à vous, nous savons qui il est.

— Que... qu’attendez-vous de moi ?

— Que sais-tu ?

— Euh... je...

 Adallia était décontenancée par la question, elle avait néanmoins l’intime conviction que le Cyborg voulait parler de la « vie cybernétique ».

— Je... je sais que l’École des Théoriciens fait des recherches sur la « vie cybernétique ».

— C’est correct.

— Je sais que la Confédération s’inquiète de ce que vous pouvez en faire.

— Alors pourquoi avoir apporté cette carte ?

— Une carte ? répéta Adallia qui ne comprenait pas.

 Une image se matérialisa dans son esprit, celle de la « figure cosmologique ». Instinctivement, la jeune femme comprit que sa propre réaction avait répondu à la question de son mystérieux interlocuteur : elle ne savait finalement pas grand chose.

 Les ondulations des flaques d’eau se firent plus intenses et des formes se reflétèrent à la surface. Bientôt, une silhouette émergea de l’ombre. Elle était longue et élégante. L’exosquelette qui se dessina revêtait une teinte oscillante, tantôt anthracite tantôt béryl. Au sommet se trouvait une tête, allongée et couverte de lignes qui se rejoignaient, de chaque côté du visage, en une forme de cristal aux bords métalliques et à l’intérieur duquel des milliers de nanotechnologies composaient le système optique. Des mouvements et des variations de lumière incessantes à l’intérieur des yeux témoignaient d’une importante activité autour de fines pupilles verticales d’un bleu intense et qui, elles, contrastaient par leur immobilisme. Le tout procurait un regard profond et transperçant qui retint l’attention d’Adallia.

 Comme tous les êtres cybernétiques, le Cyborg ne respirait pas, et comme tous les Cyborgs, S-arn était grand et polymorphe. Une sorte d’énergie électrique émanait de lui. Son corps, qui avait d’abord paru très élancé, se recourba ensuite sur lui-même. Ses jambes minces se firent plus épaisses. Le haut de son armature se fit également plus large et des épaules robustes apparurent, tandis que la tête, qui dominait bien au-dessus, était redescendue et rentrée au niveau de ses « omoplates » cybernétiques. Enfin, des bras se détachèrent du reste du corps et prirent une apparence presque humaine. Les Assegaï avaient cette particularité de pouvoir imiter les formes des êtres biologiques qu’ils visualisaient, et Adallia fut impressionnée de voir une telle transformation de ses propres yeux.

 La jeune femme contempla le Cyborg dans toute sa magnificence et ne bougea pas. S-arn ne cherchait pourtant pas à écraser la jeune femme par sa carrure. Il conservait une sorte de distance de sécurité, encore à moitié tapi dans l’ombre dans laquelle il aurait pu replonger tout aussi rapidement qu’il en était sorti. En fait, Adallia se sentait beaucoup moins en insécurité qu’elle ne l’avait pensé au début, ne décelant aucune inimitié envers elle.

— Pourquoi venir ici ? demanda l’Assegaï en ayant, cette fois, recours à une vraie voix grâce à un émetteur vocal matérialisé au bas de son visage.

 Ce changement de moyen de communication contribua à rassurer Adallia, heureuse que S-arn n’essayât plus de pénétrer dans son esprit.

— Je voudrais savoir, dit-elle

— Savoir le savoir, fit ironiquement l’Assegaï.

— Vous avez parlé d’une carte ? interrogea Adallia d’un ton innocent.

— Elle montre les origines de la « vie cybernétique ».

 Adallia n’était pas sûre de comprendre.

— Comment le savez-vous ?

— Nous le savons déjà, rétorqua S-arn.

 Adallia ne savait pas très bien si par « nous » S-arn désignait les autres Cyborgs ou lui-même. Elle trouvait que sa manière de parler était semblable à celle de Haydn. Elle se dit qu’au contact de l’Assegaï, et à force d’améliorations bioniques, l’Hybride avait dû finir par adopter le langage des Cyborgs. Malheureusement, cette façon de parler était souvent cryptée ou indirecte, et il fallait poser les bonnes questions pour obtenir les bonnes réponses.

— Que représente la carte ? demanda Adallia, désespérée de comprendre ce que lui disait S-arn.

 L’Assegaï s’approcha un peu plus près de la jeune femme et tendit son bras dans sa direction. Grâce aux matériaux modulables de son armature, il donna forme à une main aux contours métalliques acérés et fit apparaître en hologramme la peinture de la « figure cosmologique ». Avant de les avoir emmenés au carré VIP de leur club, les Hybrides avaient en effet demandé à Adallia et Kumara Jiva de « bien vouloir » leur transférer l’image de la peinture. La jeune femme se dit donc que les Hybrides avaient envoyé celle-ci à S-arn, ce qui pouvait expliquer pourquoi le Théo-logicien avait fait le déplacement jusqu’ici après analyse.

 S-arn manipula les images de la peinture. Il déstructura avec une facilité déconcertante l’ensemble iconographique en ne gardant que les formes géométriques qui étaient représentées sur le corps de la « figure cosmologique ». Avec son autre bras, il fit apparaître une carte stellaire sur laquelle il superposa, avec toujours autant d’aisance, les formes géométriques. Celles-ci s’imbriquèrent à l’emplacement exact de groupes d’étoiles qui composaient la carte. Certains dessins que l’Assegaï avait prélevé figuraient également la composition planétaire de ces groupes. En y regardant de plus près, Adallia comprit de quoi il s’agissait. Ces systèmes appartenaient autrefois à des zones en cours d’exploration et avaient été colonisés les uns après les autres par les Cyborgs. La jeune femme vit que Koutcha constituait le dernier maillon de cette chaîne. Corroboré avec ce que venait de lui dire S-arn, Adallia réalisa que les Assegaï ne remontaient pas une piste, mais en suivaient une.

— C’est sur Koutcha que vous avez trouvé la peinture de la « vie cybernétique », n’est-ce pas ? questionna la jeune femme qui commençait à percevoir ce que lui montrait l’Assegaï.

— C’est sur Koutcha que nous avons découvert le lien entre le symbole chimérique et les machines, précisa S-arn, toujours d’une voix très lente.

— Qu’avez-vous découvert avant cela ?

 L’Assegaï effectua un retour en arrière holographique, comme s’il rembobinait le flot d’images, jusqu’à revenir à la « figure cosmologique » dans son entier. Il fit ensuite disparaître tous les éléments iconographiques pour ne plus laisser que le symbole chimérique suspendu au-dessus de sa main.

 Adallia eut une révélation : le culte du symbole chimérique existait avant qu’il ne fût associé à des machines. Cela semblait logique. Comme elle en avait discuté une fois avec Yu Kiao, le symbole chimérique était probablement un marqueur culturel comme pouvait l’être l’arbre à énergie de la culture sythec dont la signification avait été réadaptée au contexte d’utilisation des cyber-robots. Mais dans le cas du symbole chimérique, il y avait aussi un paradigme religieux dont S-arn insinuait qu’il pouvait être à l’origine de l’équation sur la « vie cybernétique ». Les Cyborgs avaient ainsi suivi la piste du symbole chimérique jusqu’à Koutcha.

 La stupéfaction se lisait sur le visage d’Adallia, et S-arn n’eût aucunement besoin de lire dans les pensées pour savoir ce qui se passait dans la tête de la jeune femme.

— Que représente ce symbole ? interrogea avec ardeur Adallia qui en avait complètement oublié où elle était et la situation dans laquelle elle se trouvait.

— Il existe un monde ancien, expliqua S-arn. Ce monde est mort depuis longtemps, mais des traces de son savoir demeurent.

— Comme ce symbole ? essaya de comprendre Adallia.

— Un culte du passé, pas si éloigné.

 La façon que l’Assegaï avait de découper son propos était assez déstabilisante. De plus, ses paroles au sujet d’un tel culte suscitaient de nouvelles questions chez Adallia.

— Pourquoi « pas si éloigné » ? continua de questionner la jeune femme.

— La « vie cybernétique » est toujours possible

— Comment ?

— La conscience est extérieure.

 Adallia était tendue. « Est-ce que j’ai bien entendu ? » se demanda-t-elle d’un air incrédule. Elle avait peur que son attitude ne fît réagir l’Assegaï. Mais S-arn ne paraissait pas dérangé par les atermoiements d’Adallia. L’Assegaï restait parfaitement calme et immobile. Son apparente ataraxie et lenteur s’expliquait par le fait que l’esprit des Cyborgs évoluait sur un autre plan. En réalité, leur intelligence gérait et générait simultanément une infinité d’informations. En se rappelant ceci, Adallia se dit que la « conscience extérieure » dont parlait S-arn se référait peut-être à la maîtrise qu’une fusion des consciences requérait dans le monde quantique et aux possibilités que cela créait.

— La « vie cybernétique » permet de prendre le contrôle d’une autre conscience, c’est cela ?

— Non. La conscience est extérieure, répéta placidement l’Assegaï.

 Cette fois Adallia était perplexe. La jeune femme se demandait bien ce qui lui échappait et si elle s’était trompée dans son interprétation de la « vie cybernétique ». Le Cyborg, lui, ne bronchait pas. « Qu’essaie-t-il de me dire ? » pensa Adallia.

 Puis, alors que la jeune femme était plongée en pleine réflexion et doutait de ses recherches, elle eût un nouveau déclic. Elle repensa à ce que BIDI-O lui avait dit sur les perturbations des champs quantiques liées à un phénomène d’interactions multidimensionnelles. À ce moment-là, l’Androïde n’avait pas osé répondre à la jeune femme sur l’origine de ces interactions.

 Adallia fut parcourue d’un frisson. « Non, ce n’est pas possible » se dit-elle. La jeune femme s’y refusait. Elle regarda S-arn pour chercher un signe de sa part qui indiquerait qu’elle avait mal compris. L’Assegaï, lui, ne dit rien. Si une force « extérieure » agissait sur les dimensions, cela ne pouvait signifier qu’une chose, et Adallia voulut en avoir le cœur net.

— Extérieure... à l’univers ?

— C’est correct.

 Adallia eut une soudaine sensation de vertige. Son esprit résistait. L’idée que la conscience pût être un phénomène venu d’ailleurs entrait trop en contradiction avec ses propres convictions.

— Je ne peux pas y croire... déclara-t-elle d’un ton outré.

— D’autres y ont crû, rétorqua S-arn, imperturbable. Le symbole chimérique représente cette croyance.

 L’Assegaï afficha encore une fois la carte stellaire. Il montra à Adallia les systèmes où le culte de ce symbole s’était diffusé autrefois. Le symbole chimérique avait été d’abord lié à un culte ancien de la conscience avant qu’il ne fût appliqué plus tard à la singularité technologique des machines et ne donnât naissance à la « vie cybernétique » représentée dans la peinture de Koutcha.

 Brusquement, d’un geste de la main, S-arn passa à la peinture de la « figure cosmologique ».

— Cette peinture peut aider à trouver la « vie cybernétique ».

 Désormais, Adallia sut que S-arn ne mentait pas. L’Assegaï désirait utiliser les indices iconographiques de la « figure cosmologique » pour trouver de nouvelles traces de la « vie cybernétique ». Toutefois, il y avait encore une chose qu’Adallia souhaitait éclaircir.

— Tout à l’heure, s’exprima-t-elle, Haydn a dit que l’enquêteur était venu sur Koutcha pour connaître l’origine de la « vie cybernétique » et savoir comment elle fonctionne. Pourquoi ?

 Comme l’Assegaï avait désavoué la jeune femme sur son interprétation de la « vie cybernétique », Adallia mourrait d’envie d’en connaître la signification exacte, source de toutes les préoccupations.

— La « vie cybernétique » est notre potentiel, répondit sobrement S-arn.

— D’accord, mais pourquoi la Confédération s’en inquiète-t-elle ?

— La « vie cybernétique » est notre potentiel, redit encore une fois et exactement de la même façon l’Assegaï.

 « Que... quoi ? » Adallia ne saisissait pas où voulait en venir son interlocuteur. Elle était fatiguée de réfléchir à toutes ces énigmes. Toutefois, elle savait que ce que disait l’Assegaï était sans doute plus évident que cela en avait l’air. Elle fit un effort pour se concentrer. « Notre potentiel... » répéta Adallia dans sa tête. « Notre potentiel... »

  « Ça y est ! »

— La « vie cybernétique » ne concerne pas que les machines, c’est cela ?

 Le Cyborgs acquiesça très légèrement de la tête.

— La Confédération sait, dit-il.

 Adallia tomba la tête entre les genoux. Beaucoup de choses devenaient limpides. BIDI-O avait eu raison de penser que la « vie cybernétique » pouvait s’appliquer aux êtres biologiques. Sur la peinture de Koutcha représentant les assemblées, le symbole chimérique témoignait également du lien qui unissait les machines aux êtres biologiques, raison pour laquelle ces derniers portaient ce symbole sous forme de masque.

 La jeune femme réalisa aussi que lorsqu’elle avait rencontré pour la première fois Kendar Wo-Cysbi sur Ordensis, l’enquêteur avait dû être au courant de cela et le lui avait caché depuis le début. De même, il avait longtemps attendu pour divulguer l’implication des Hybrides dans cette histoire et ne pas éveiller les soupçons.

— C’est à cause de moi si l’enquêteur a appris l’existence de la peinture sur Koutcha, révéla Adallia avec un mélange de tristesse et de colère dans sa voix.

— C’est la Confédération qui ne tolère pas cette croyance, rétorqua l’Assegaï.

 Bien que depuis le début de leur conversation, S-arn répondait en biais, c’était sa manière d’aller le plus souvent à l’essentiel. Adallia se doutait en effet qu’il y avait une question d’éthique liée à la « vie cybernétique » et qu’un tel paradigme pouvait créer des tensions avec la Confédération. La jeune femme, qui avait vécu toute sa vie avec l’idée d’une conscience unique et personnelle, le savait parfaitement ; elle ne pouvait se résoudre à un autre raisonnement. « Alors comment cela se pourrait-il à l’échelle de la Confédération ? » se dit-elle.

 Adallia se souvint néanmoins du concept de « pluralité existentielle » dont Kaïlye s’était notamment servi pour programmer BIDI-O lors de la création de l’Androïde. Si l’existence avait bien pour vocation de se développer toujours sous de nouvelles formes, alors l’idée d’une conscience extérieure « augmentait considérablement le champs des possibles » comme y avait fait allusion BIDI-O. Cela signifiait aussi que pour continuer à évoluer, les machines devaient rechercher la prochaine phase de la singularité technologique.

 Tout ceci avait au moins le mérite de faire réfléchir Adallia. Cependant, la jeune femme ne pouvait mesurer pleinement l’étendue de ce potentiel tant que l’Assegaï ne lui en disait pas davantage.

— En quoi consiste exactement la « vie cybernétique » ? demanda-t-elle.

— C’est la démultiplication de la conscience.