BARBE À PAPA

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J’ai toujours aimé regarder papa dormir. Lui ne le sait pas, mais parfois je reste assise à côté de lui, à l’admirer. Même dans le plus profond des sommeils, il garde une incroyable élégance. Aujourd’hui plus que jamais. Il lui arrive de ronfler, parfois très fort, parce qu’il a une narine bouchée à cause d’une malformation. Il lui arrive aussi de dormir la bouche grande ouverte, ce qui lui donne un air un peu idiot. Pourtant il ne l’est pas du tout, c’est un intellectuel. Il écrit des romans, il écrit aussi des articles sur la vie d’hommes et de femmes. Je crois qu’on appelle ça un anthropologue. Des fois, quand il a la bouche grande ouverte, il bave un peu et ça me fait rire. Il y a une photo de lui comme ça dans ma chambre. Quand il l’a vue, la première fois, il a voulu la jeter, voire la brûler. Mais ça me faisait tellement rire qu’il a accepté que je la garde, à condition que je ne la montre à personne, sinon il montrerait des photos de moi bébé à mes copines. Je l’ai montrée quand même, mais ça aussi, il ne le sait pas.

Aujourd’hui papa n’a pas la bouche ouverte et ne ronfle pas. Il est plutôt calme. Je crois qu’il a un sommeil paisible, pour une fois. Habituellement, ses inquiétudes du quotidien le suivent jusque dans ses rêves. Je suis contente de le voir calme et sans tracas. Ce que j’aime le plus, chez papa, c’est sa longue barbe. Elle est épaisse et lui donne un air de grand bandit, alors que c’est l’homme le plus gentil qui soit. Elle appuie sa carrure d’homme fort. Bien qu’il soit un homme de lettres, c’est aussi un homme manuel qui a construit notre maison de ses mains. Le costume qu’il porte aujourd’hui lui serre ses larges épaules. La taille est peut-être mal choisie, ou bien son corps est trop imposant pour n’importe quel costume. Il a une chemise blanche habillée d’une veste noire et d’un nœud papillon rouge lui serrant légèrement le cou. C’est son préféré. Je n’ai jamais aimé ce nœud papillon, je lui préfère les cravates. Mais c’est son favori et il le porte à toute bonne occasion. 

Ses cheveux noirs sont grisonnants, il se fait vieux, papa. Sa barbe aussi a quelques poils gris. Tout ça lui fait un visage sombre, seuls ses yeux bleus apportent de la lumière à cette noirceur. Ses poumons aussi doivent être noirs. Il fume sans arrêt. Mais aujourd’hui non, il dort. Il ne peut pas faire les deux en même temps. Je passe mes doigts dans sa barbe et continue de le regarder. Tu es beau papa, j’aimerais lui dire. Mais je doute qu’il m’entende. Alors je me contente de le penser. Je t’aime papa, j’aimerais lui dire, mais je ne le fais pas, car j’ai pris l’habitude de ne pas le faire. Alors je me contente de le penser, encore. 

J’entends maman qui pleure, non loin. Depuis quelques jours, elle ne cesse de le faire. La poubelle se remplit de mouchoirs en un rien de temps. Mamie passe nous voir tous les jours, et elle aussi pleure. Tout le monde pleure, tout le temps. Moi aussi, mais pas devant les autres, parce qu’il faut bien que quelqu’un soit fort. Papa ne pleure pas lui. Il ne pleure jamais. Il préfère dormir plutôt que pleurer. Des fois, quand je suis triste, il me dit « si tu pleures pour quelque chose qui t’est arrivé hier, souris pour quelque chose qui t’arrivera demain ». Alors je pense à ça, et je pense à maman, et me dis que demain, il lui arrivera quelque chose de bien qui lui rendra le sourire. Peut-être pas demain même, mais dans quelque temps, qui sait ?

Il y a beaucoup de monde dans la salle aujourd’hui. Ils sont tous bien habillés. Je me sens ridicule avec ma petite robe noire. Il y a de la dentelle dessus, au niveau de la poitrine et des épaules. J’aime bien la dentelle, c’est élégant, mais je n’aime pas le noir. Pas aujourd’hui. Tout le monde parle et pleure. J’ai peur qu’ils réveillent papa. Même s’ils chuchotent ils font du bruit, parce qu’ils pleurent plus fort qu’ils ne parlent. Puis il y a ces airs de piano qui passent en boucle à travers la sono. Ce sont les airs préférés de papa. Il les écoute dès qu’il écrit. Ça l’apaise et l’inspire. Je me demande comment il fait pour ne pas s’en lasser. Je les adore aussi, mais ils m’énervent un peu. Papa m’a appris à jouer du piano dès mon plus jeune âge. Oui, car il sait aussi jouer du piano. Papa sait tout faire. Je me demande parfois s’il est vraiment humain ou si c’est un surhomme. Une déité, comme il appelle ma mère parfois. Ça veut dire une divinité. Oui, je pense que papa est une sorte de dieu. En tout cas, il me passionne tellement que c’est l’impression qu’il me laisse. 

Je caressai encore les poils de sa barbe quand une dame que je ne connais pas s’est approchée de moi. Elle passe sa main dans mon dos en le frottant d’une façon si désagréable que j’ai envie de la repousser, mais je n’en fais rien, pour ne pas réveiller papa. 

─ Ta maman et toi allez devoir être fortes, ma chérie. 

Elle continuait de me parler pour me dire des choses que je n’écoutais plus alors je lui ai fait un sourire pour qu’elle me laisse. Ça a marché. Elle est partie. Mais d’autres sont venus et m’ont fait le même coup. Sauf que je ne les regardais pas. Je ne fais que regarder papa, et sans m’en rendre véritablement compte, j’arrose sa barbe avec mes larmes comme on arrose un parterre de fleurs. Je doute que sa barbe continue de pousser, cela dit. 

Maman est venue me voir pour me dire qu’il fallait que je laisse papa dormir. Enfin, elle ne l'a pas dit de cette façon, mais je l’ai entendu comme ça. Elle m’a proposé de lui faire un dernier baiser si je le voulais. Je l’ai fait, sur son front. Il avait une odeur étrange de produit d’entretien mélangée à celle du maquillage que ma mère met parfois, comme aujourd’hui. Je t’aime papa, lui ai-je finalement dit. Il ne m’a pas répondu, mais je suis certaine qu’il le pense aussi fort que moi. 

Certains n’étaient pas entrés dans la pièce et attendaient dehors, d’autres étaient entrés, mais sans aller voir papa. D’autres encore avaient fait un passage éclair avant d’aller fumer une cigarette voire un paquet entier dehors. En pleurant, toujours. Certaines larmes avaient dû éteindre le bout de leurs cigarettes. 

Nous sommes debouts, quelques-uns assis sur des chaises en bois, et nous regardons de nos yeux brûlants et trempés un homme mal habillé fermer le cercueil capitonné qui sert de lit à mon père. Quatre hommes se sont saisis des quatre poignets de la boîte en acajou massif, l’ont soulevée et l’ont portée jusqu’au corbillard dont le moteur vrombissait encore à l’extérieur. Ils l’ont débarrassé si vite ! C’est fou comme la mort peut se déplacer aussi vite que la vie. C’est fou comme la mort peut, en un instant, mettre fin à des dizaines d’années d’une vie trépidante, pleine d’expériences et de savoirs. C’est fou comme mon père allait me manquer. J’aimerais bien qu’il se réveille. Tu as assez dormi, bon sang ! J’ai envie de hurler, de le réveiller avant qu’on parte au crématorium. Mais je n’en fais rien. Il y a trop de monde autour de moi. Plus d’inconnus que de membres de ma famille. Je suis noyée dans une foule obscure et mon père est sur le point d’être noyé dans un amas de lumière brûlante. 

Quelques minutes ont suffi pour se rendre devant ce four gigantesque. Le village n’est pas très grand et quasiment tous ses habitants ont suivi le corbillard. Moi et maman sommes assises au premier rang. Le seul spectacle que nous verrons aujourd’hui, c’est papa dormant dans un four en marche. Je me souviens d’une fois, quand j’étais plus petite, où mon père s’amusait à me faire peur en mettant sa tête dans le four éteint. Il criait « ce soir on mange du papa farci ! » Je ne pensais pas qu’il irait dans un four en marche un jour, et ça ne me fait plus peur et encore moins rire, ça m’attriste. Et voilà que tout le monde se remet à pleurer au moment où le cercueil entre dans le four. J’ai essayé d’être forte toute la journée, mais moi aussi je pleure maintenant. Peut-être même plus que tous les autres. J’aimerais pouvoir éteindre le feu avec mes larmes tant qu’il en est encore temps et serrer une dernière fois mon père dans mes bras. 

Les flammes s’élancent, enveloppent mon père de ses bras embrasés, l’embrassent de son souffle incandescent. Le bois se calcine. Des milliers d’euros inutilement dépensés. Mon père n’aimait pas les dépenses insensées. Il aurait sûrement dit, avec son délicieux sarcasme habituel, qu’une boîte en carton aurait largement fait l’affaire et aurait brûlé bien plus vite que de l’acajou. Il aurait ajouté que de toute façon, que ce soit du bois ou du carton, ça aurait fini en cendre dans une autre petite boîte. Trop de boîtes pour un seul homme. Voilà ce qu’aurait dit mon père, et on aurait ri ensemble. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui papa dort et moi je pleure. Aujourd’hui papa brûle et moi j’ai froid. Et je repense à sa barbe lorsque le feu s’arrête, et me dit qu’il ne doit en rester que des cendres, comme tout le reste. Papa n’a plus sa barbe, et moi je n’ai plus de papa.

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