Grands de ce monde, je vous offre...
Chers Donald, Vladimir, King, François, peut-être Marine –
La bouffonne attitrée de ces rois et reines, la Moria, plus connue sous le nom de Folie, déesse universelle que tout le monde fréquente mais que personne n'assume – et votre servante – vous fait parvenir aux pieds de ce qu'il reste de vos sapins de Noël un peu flétris en cette fin janvier, un présent.
Sans doute vaut-il infiniment moins que tout ce que vous aurez pu recevoir d'or, de diamants, de dépeçages d'animaux pour vous vêtir ou que sais-je d'autre. Mais ce n'est qu'apparence et ce livre ne dira pas le contraire. Car oui, je vous offre un monde. Aux mille-et-une splendeurs ? Ce sera à vous d'en juger.
Allons ! N'ayez pas peur, quoique ce soit un pavé. Une brique. De ces briques qui peuvent armer un bras, que l'on jette, et qui tant de fois ont participé à secouer de ces édifices ronflants trop bien aspirés dans leur sieste, sur leurs pieds qu'elles croyaient inébranlables. Des briques comme il en existe des milliers d'autres sous vos pieds, sous les miens, et que l'on croit insignifiantes. J'espère que vous recevrez bien celle-ci. Cela sonne un moment le crâne, mais l'on en sort que plus lucide. Parole de folle.
Voici donc mon présent. Après la vache, L'Homme qui rit. D'un vieux papy un peu gâteux dont on aura oublié le nom et qu'en son temps, on a cru bon d'exiler pour le bien fondé de l'état d'urgence ou équivalent de l'époque. Notre barbu était donc en Angleterre. Brexit en son genre. His name is Hugo. Victor Hugo.
Du rire, vous n'allez nullement en manquer, avec son roman dont les pratiques vous sembleront éventuellement un brin exotiques. Quoi que, pas tant que cela peut-être. Vous avez vos yachts et vos chasses à l'éléphant ; à l'époque du roman, ils avaient leurs chasses aux monstres. Vous avez vos Guantánamo et autres progrès d'humanité, ils avaient la torture. Vous avez vos repas dont le coût nourrirait un village d'Afrique plusieurs mois durant, ils avaient leurs chasses à cour et leurs orgies débordantes de mets et de succulents joujoux humains dont la seule finalité consistait à divertir. Le père Hugo résume tout :
« Un enfant valide, ce n'est pas drôle. Un bossu, un boiteux, un gnome, c'est mieux ! Il existait des éleveurs. Cela faisait des êtres dont la condition d'existence était monstrueusement simple. Permission de souffrir. Ordre d'amuser. »
Vous l'aurez compris, c'est tout un monde qui s'offre à vous. Un catalogue de novelles idées pour vous bien réjouir. Les vieilles recettes sont les meilleures et toutes les modes se répètent indéfiniment – les grandes puissances des tendances seront d'accord avec moi sur ce point.
On fait volontiers dire à Machiavel que le souverain doit être jugé selon des lois particulières aux vues de ses fonctions exceptionnelles. À êtres extraordinaires, cadeau extraordinaire. Voici un livre-monstre. Par son style martelant comme sur des enclumes, par ses images violentes comme la tempête sur laquelle s'ouvre la mésaventure de notre héros, que voulez-vous, c'est du Hugo. Mais aussi par sa thématique et son intrigue même – sans doute des plus abyssales qu'il ait jamais écrit. Ceci appelle donc cela. Comment démontrer le monstrueux, l'énorme, l'impensable – car comme dit l'autre, « L'impensable, c'est le réel » – sinon par le monstrueux.
Qu'est-ce donc que L'Homme qui rit ? L'histoire d'un enfant vendu à des fabricants de curiosité. C'est bien connu, l'on a recours à la contrefaçon lorsqu'on ne peut avoir accès au produit qui pourtant nous fait envie. Mais souvent, l'on se fait berner. Il faut croire que ce fut pareil avec les invalides lorsqu'on en avait pas d'authentiques sous la main. Gwynplaine, c'est le nom de cet enfant. Tout destiné qu'il était à un glorieux métier dans le monde du spectacle et de la bouffonnerie – l'orientation professionnelle, ça se prépare de plus en plus tôt – il se voit cependant subitement abandonné par ses fabricants. Ses dieux, qui, eux, ne l'ont pas fait à leur image. Ou peut-être bien que si. Voici donc notre gamin seul, depuis qu'un ordre du roi a décidé de chasser les trafiquants qui pourtant fournissent sa Cour en joujoux. Ironie, quand tu nous tiens.
Alors, le garçon au visage mutilé fait seul son entrée dans le monde en parcourant les routes à la recherche d'un refuge. Je laisse encore une fois ici la parole à l'ami Hugo :
« Dans cette nuit moins noire que l'homme, la première chose qu'il vit, ce fut la loi. Sous la forme d'un gibet. Puis la richesse. Votre richesse. Dans les traits d'une femme morte de froid et de faim. Vint ensuite l'avenir. Sous la forme d'un bébé agonisant, que le gamin recueillit. Enfin, il rencontra le Beau. Le Bien. Le Juste. Sous la forme d'un vagabond ayant pour compagnon un loup qu'il avait appelé Homo. »
Gwynplaine et le bébé recueilli grandissent. Ce nourrisson se révèle être une petite fille aveugle. Et lui, grâce à ses « docteur », porte à jamais un rire sanglant cousu à sa face. On lui raboté le nez, on lui a décollé les gencives, on lui a fendu les joues et décollé les oreilles. Et ainsi, il amuse ses semblables et gagne sa vie. Mieux encore – pour son plus grand bonheur, ou pour son malheur et sa culpabilité éternelle, lui-même le reconnaît – l'aveugle, la sublime mais frêle et transcendante Dea tombe amoureuse de lui.
« Ces deux exils aboutissaient à une patrie. Pour que ce miracle fût possible, il fallut que la belle ne visse pas le défiguré. La providence avait fait Dea aveugle. Mais elle avait la lumière. Il paraît que voir, cela cache. »
Pourtant, cette idylle sous la protection du vieux vagabond ne dure pas : un jour, la police vient chercher Gwynplaine. Pour une affaire d’État de la plus haute importance. Commence pour lui une plongée dans les intrigues politiques, la diplomatie, les vengeances. Le pain, le sang et les jeux. Gwynplaine sera tenté par le fruit d'or, tenté par l'oubli et l'ivresse, trop loin de la petite lumière de Dea.
Il faudrait aussi parler de nombreux autres personnages de la Cour. La duchesse Josyanne qui rêve de se salir auprès d'un monstre, trop ennuyée de sa vie. Le cynique et manipulateur Barkilfedro, serviteur et homme-ombre qui tient les ficelles de toute cette partie. Lord David, l'homme aux deux visages, noble et pair d'Angleterre le jour, badaud et gueux la nuit... Embarquez avec tout ce monde dans ma Nef.
Un dernier mot encore : Gwynplaine est comme n'importe qui. Comme vous, comme moi. Mais surtout comme vous. Je ne vous dis pas pourquoi, il ne s'agirait pas de vous livrer la fin et la clé de cette fresque. Je me souviens enfin de ce long discours du monstre devant la Chambre des Lords, clown devant d'autres clowns qui préféreront rire moins de sa face que de ses mots qui font peur. Lisez ce discours. Relisez-le. Dites-le à vos enfants. Notre monde l'a oublié. L'a-t-il jamais su ?
Coécrit avec Messieurs Tristan Darcy et Lénius – personnages infirmes de mon roman "Infâmes", qui se joignent à moi dans leur plus respectueuses génuflexions. Autant du moins qu'il nous est physiquement permis de le faire.
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