Chapitre 3

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III

« Comme il n’est pas tard, nous seront tôt au logis »

(H. Ike)

– Te voilà enfin ! Tes absences sont trop longues ! Ne pourrais-tu vaquer à des occupations plus proches qui te permettent de rentrer chaque semaine, mon Charly ?

– Je ne suis pas un hebdo, je suis roi ! Et un roi conquérant ! Je dois m’imposer dans tous les coins du royaume, chez les Lombards, les Sarrasins, les Saxons et j’en passe ! Comment veux-tu que je fasse ces allers-retours en sept jours ? On n’a pas encore inventé le jet privé, que je sache ! Et puis, tu as bien vu, t’emmener avec moi n’est pas toujours la meilleure chose à faire : tes dernières couches t’ont considérablement affaiblie et j’ai bien fait de te renvoyer chez nous…

– T’énerve pas, mon adoré, tu vois bien que je me languis de toi !

– Pas si sûr ! Tu dois en voir, des allers-retours pendant mes absences ! lâcha encore goujatement le roi qui n’aimait pas se faire titiller sur le boulot.

– Oh ! Le rustre ! Tu me compares à l’une de ces catins que tu culbutes en cherchant fortune tout au long du chemin et au clair de la lune...

– Bon, ça va, tu vas pas me rechanter ta chanson ! Allez, calme-toi, regarde ce que je t’ai apporté...

Charles se leva pour aller ouvrir la porte de cette vaste pièce du donjon servant à la fois de chambre, de cabinet de toilette et de séjour à l’épouse royale.

Il commença par faire entrer un homme qu’il présenta :

– Voici tout d’abord un talentueux trouvère qui, pour ton plaisir, saura te chanter maints vers.

– Il a l’air triste...

– Il a les boules en un sens, parce que j’en ai fait un castrat, par prudence.

– Je préférais le jardinier à la main verte...

– Je l’ai chassé parce qu’il binait très alerte en des lieux qui t’auraient fait courir à ta perte.

On exposa ensuite à la dame éblouie une série de somptueux tapis persans ornés de chats (on dira plus tard des chats d’Iran). « Cela saura égayer tes appartements », commenta le roi en soulageant sa vessie et visant pile à travers une meurtrière, comme à l’époque on avait coutume de faire.

Puis on fit entrer un couple avec une enfant.

– Charles, qui sont ces gens ?

– Des gens bons, de Bayonne. Je les ai libérés de leur servitude : ces pauvres pendaient à des Basques sans vergogne ; ils seront à ton service, ma Gertrude.

– Mais, que te prend-il donc de m’appeler Gertrude ? Dois-je comprendre que tu veux me remplacer ?

– Nenni, c’est pour la rime ! Qu’allais-tu penser ?

– Je vois que tu aimes beaucoup la syllabe « ude » : d’abord Himiltrude puis ta fille Rotrude...

– Tu ne dois pas t’inquiéter, ma douce et tendre. Nous en reparlerons... Mais sans plus attendre, je voudrais poursuivre la liste des présents.

– Oh, vraiment ? Tu m’en as pourtant déjà fait tant !

– Parlons donc plus naturellement, ma très chère, et abreuvons-nous de ce qu’on verse à Anvers.

– Qu’est-ce donc qu’Anvers, un pays de prêles ?

– Mais Antwerpen, voyons, tu connais, une fois ! Attention, à jouer ainsi, ça saurait semer la discorde...! prévint le roi avec cet accent typique de sa lignée.

Il tendit une coupe à sa dame et ordonna la présentation du cadeau suivant. Un homme dont la barbe généreuse compensait une calvitie brillante entra, un rapace perché sur son poing.

– Quel magnifique... volatile !

– Oui ! Et il sait voler encore !... On l’appelle « gypaète ».

– Le barbu ?

– Non, l’oiseau !

– Mais que vais-je en faire ?

– Mets-le dans ta collection, avec le vautour.

– Le chauve ?

– Non, l’oiseau ! Mais puisque tu insistes à propos du volailler, sache qu’il restera au palais pour nourrir et faire voler ces animaux d’envergure en remplacement de l’ancien fauconnard, dit Charles avant de s’adresser au poète présent : trouvère, déclame-nous donc ta fable à ce propos !

L’homme empoigna son luth sans lutter pour l’utiliser en accompagnement mélodique sur un récit de sa composition qu’il se mit à conter :

Un taureau, ruminant quelque idée

Que son cerveau lui permettait

Prit à partie un chimpanzé

Qu’un congénère devant lui épouillait.

« Dis-moi, le singe, toi qui est si malin,

Pourquoi le lion, ce fainéant félin

Est-il proclamé roi des animaux

Et non moi, l’énergique et puissant taureau ? »

Le chimpanzé, non sans arrière-pensée, lui dit :

« Je sais que cela fait bien longtemps que c’est ainsi ;

Jadis, un jour, par la force il s’est imposé,

Depuis c’en est devenu une hérédité.

Eh bien j’ai décidé que cela devait changer

Et sans plus attendre d’aller l’encorner. »

Et le chimpanzé de l’encourager :

« Vas-y, saigneur, je suis sûr de ton succès ! »

Ainsi d’un seul coup de boutoir, le taureau estourbit

L’héréditaire seigneur endormi.

Prenant sa place devant le peuple effrayé,

Il l’assura que sa force le protègerait

Et nomma le chimpanzé auprès de lui conseiller.

Or il arriva à quelques temps de là

Qu’une tempête vint faire son lot de dégâts

Que la puissance du taureau ne put empêcher.

Alors le peuple révolté se souleva.

Lorsque la foule sur le palais marcha

Vers elle s’avança le chimpanzé

Et par le jeu des mots la calma, l’amadoua,

Permettant ainsi au taureau de rester roi.

Le simiesque conseiller le lui fit remarquer

Et que le pouvoir entre eux devait être partagé.

Car si la force en intimide certains,

Les paroles sont d’or pour les malins !

Soudain, de nulle part surgit un vautour.

« Il est temps que j’intervienne, j’attendais mon tour »

Dit l’opportuniste rapace en se posant.

« Que veux-tu vieux volatile chauve et pédant ? »

Le houspillèrent les deux comparses inquiets.

« C’est la calvitie de l’espèce et non des ans »

Sermonne l’emplumé tristement costumé

« Je suis vautour moine, que vous le sachiez

Et j’ai mille belles histoires à conter.

– À d’autres ! Nous ne croyons pas en ces billevesées

– Réfléchissez, car qui vous craint ou ne vous croit

Sera séduit par mes mystères et viendra à moi !

Maîtrisons donc le monde en triumvirat ! »

Moralité :

Il se trouve toujours quelqu’un pour chercher à t’assujettir

Par un bras d’acier, une parole d’argent ou un esprit de myrrhe.

– Ta fable est bien intéressante. Tu es cependant un brin provocateur... Mais cela est bon que tu fasses ainsi usage de ton instrument et de ta voix.

– Ce ne sont que d’humbles cordes à monarque...

– Et que sais-tu faire encore ? demanda Hildegarde.

– Conter en langue d’Oc, tel un troubadour.

– On n’utilise pas les mêmes chiffres dans le Sud ? s’enquit Charles.

– Je ne parlais pas de chiffres...!

– Ah ! Le formage de Cathare, alors !? renchérit Hildegarde.

– Voyons ! As-t-on déjà vu un maître de formage se mettre à la voix ? s’offusqua poliment l’artiste.

– Nous plaisantons, troubadour vert, nous savons bien qu’à notre époque ces différents futurs homonymes ne se disent pas de la même façon ! s’esclaffa le roi.

– Votre grande connaissance des mots est digne d’un grand roi, flatta le trouvère balourd.

– Que sais-tu faire encore ? insista la reine.

– Je joue de la pie-anneau.

– Oh ? Qu’est-ce ?

– C’est un oiseau spécial, un spécimen rare : une vieille pie, couverte d’un magnifique plumage blanc à touches de noir, qui chante lorsque je la dirige avec un flédreau d’argent.

– Je n’ai encore jamais vu ça, bien qu’il soit couru que les vieilles pies et l’argent s’accordent aisément, fit remarquer le roi.

– À propos, n’as tu point quelque bijou...? demanda Hildegarde en se tournant vers le Magne.

– Tu es pourtant bien jeune et peu pie, toi...! dit Charles amusé.

– Que de pie je n’aie rien, ni toi de gredin Goth, certes, mais les souverains se doivent d’être parés...

– Tu sais bien que je n’oublie pas ma bien-aimée...! Je t’ai rapporté une préciosité d’Alsace...

– Tu es encore allé voir Liutfried ou plutôt Liutgarde ? demanda la jalouse épouse sur un ton réprobateur.

– Pas du tout, voyons. Quand cesseras-tu de penser que je veuille te laisser ?

– Tu ne vas pas prétendre rester les mains dans les poches en mon absence, déjà que tu n’y as pas les yeux !

– Je n’ai pas de poches !

– Mais...

– Il suffit ! Je n’ai d’amour que pour toi. Les autres cas ne sont là que pour entretenir ma vigueur durant les longues semaines loin de toi, martela Charles tel son grand père. Et maintenant, que l’on apporte gibier et fruits, j’ai faim ! ordonna-t-il.

– Ben, et mon présent d’Alsace ?

– Ferme les yeux, fit le roi en faisant signe qu’on leur apporte des mets et qu’on les laisse seuls.

Hildegarde sentit quelque chose glisser le long de ses cuisses.

– Oh ! Chercherais-tu à t’introduire chez moi sans me demander ?

– Pourquoi devrais-je me gêner ? En fait, c’est ta chatte...

– Ysfette ? Oh ? Mais oui ! constata la reine en cherchant la boule de poils sous sa robe. D’ailleurs, ta main n’est pas aussi douce...! déclara-t-elle encore en prenant l’animal contre son visage.

– Hildegarde, si tu mets ton nez dans ta chatte je ne pourrai pas te donner mon présent !

– Alors vas-y, je ne bouge plus.

Elle sentit cette fois quelque chose de froid glisser sur sa gorge. Une lame ? Charles l’aurait-il jugée coupable ? Non, il n’était pas du genre à venir jusque dans les draps égorger ses fils et ses compagnes... Et finalement, cela ne coupait pas. Un glaçon, alors ? Impossible, ils n’avaient pas de frigo. Un orvet ? Presque...! Pas un serpent de verre, ni un oeil de verre, ni un serpent de mer, ni un serpentaire, ni une pomme de terre...

– Un collier d’argent ! s’exclama la reine en se voyant dans le miroir (elle avait ouvert les yeux entre-temps, faut-il le préciser ?). Avec toutes ces pierres précieuses sur l’ibis...! continua-t-elle émerveillée en passant le bout des doigts sur les gemmes ornant la parure.

– Ce n’est pas un ibis mais une cigogne ! On dit là-bas que ce sont ces oiseaux qui apportent les bébés.

– Je viens déjà de te donner des jumeaux cette année, tu veux déjà passer commande pour l’an prochain ? Est-ce là la signification de ce présent ? demanda Hildegarde avec un air las.

– Tu sais bien que même un roi ne peut commander cela ! Maintenant, assois-toi à mon côté et mangeons. Tu dois prendre des forces.

Le roi et la reine se mirent à table, une grande tranche de pain posée devant eux pour accueillir morceaux de viande et légumes.

Notez que la tranche de pain, c’est l’assiette du Moyen-Âge que l’on partage en mangeant avec les doigts. On n’avait pas encore inventé la vaisselle en carton ni les couverts en inox mais on se lavait déjà les mains de temps en temps.

– C’est du porcelet de Limoges dit Charles en tendant un morceau croustillant à sa femme.

– Je n’aime pas trop la viande, tu sais bien...

– Mais tu es pâlotte, il te faut prendre des forces !

– C’est à cause de toutes ces cigognes qui ne cessent de passer d’année en année...! répondit la reine avec un sourire de résignation.

– Tu es si fertile !

– Crois-tu qu’il existe un lien entre les cigognes et la fertilité ?

– Peut-être apprécient-elles ta belle mine ?

– Oh, ma mine s’émousse comme l’écume sur la bière qui progressivement s’enfuit avec l’éphémère fraîcheur... lâcha la lasse épouse. Un jour me laissera-tu comme tu laisses ton gobelet vidé ?

La luminosité baissa dans la pièce. Un nuage noir masquait le soleil, annonçant l’orage.

– Jamais je ne te laisserai vider, te redis-je, n’aies crainte ! Tu déprimes, ma chère femme, et je connais le remède : buvons ! enjoignit Charles en indiquant les coupes.

– Oh ! Tu possèdes maintenant deux coupes identiques ?!

– Oui da ! La deuxième, je l’ai gagnée à la faveur d’une joute avec Nabil.

– Comme tu m’étonnes d’avoir risqué ta vie pour cet ustensile !

– Non point ! Ce fut une joute orale, expliqua le roi. Puis, sur un ton de confidence, il reprit : en outre, j’ai appris que ces coupes avaient un pouvoir... bénéfique pour qui les possède...!

– D’où tiens-tu encore pareille connerie ? s’étonna la reine, faisant usage d’un langage que, de nos jours, on n’oserait plus employer à l’endroit d’un roi de France. Heureusement nous sommes aujourd’hui en république et là, même un président peut s’adresser à quelqu’un en usant de locutions telles que « casse toi, pauv’ con ».

Mais revenons en 778 pour clore ce chapitre.

– Je le tiens d’une devineresse, avoua le roi.

– Oho ? J’y crois pas trop, moi aux diseuses de bonne aventure.

– Peu importe ! Qui le verra le vivra ! conclut Charles en initiant sans doute un nouveau proverbe qui nous est parvenu quelque peu inversé.

D’une main, il prit une coupe et la leva en disant : « Ceci est un bon sang de pinard, bois-en un coup ! C’est l’alliance éternelle entre le labeur et le plaisir ».

De l’autre, il poussa le pain garni vers sa femme : « Prends-en encore, il a été livré pour nous ». Puis il saisit la deuxième coupe. À ce moment-là, une vive lueur éclaira son visage puis la pièce. Dehors le vent s’était levé. Charles sentit un frisson parcourir son corps. Par réflexe, il reposa les coupes. Un puissant vacarme déchira l’air.

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