CHAPITRE 4 - deuxième partie
Ceux-ci formaient un quatuor ; avec leurs cheveux longs, on eût pu croire qu’il s’agissait des Beatles, mais ce n’était pas eux. J’en ai aujourd’hui la certitude.
Celui au cithare, éclectique, troquait selon les besoins son instrument contre un tambourin, pour ensuite utiliser d’autres cordes, à l’instar de ses compagnons avec lesquels ils se mettaient alors à la viole en réunion.
Le quatrième, quant à lui, déclamait les vers en exécutant quelques pas de danse originaux après avoir pris place sur l’estrade bleue.
Le roi, intrigué par cette chorégraphie, s’adressa à Alcuin, assis a proximité :
– Où as-tu déniché ces artistes ?
– Par Christ ! C’est la reine, pas moi !
– Hildegarde, ma doulce (on mettait un « l » en ce temps-là), connais-tu ces ménestrels ? Le garçon qui gesticule me semble bien agile...!
– Ils égaient mes longues journées sans toi... Et ce ne sont point des mâles ! Celle qui danse est également ma confidente ; elle se nomme Héloïse Ityou.
– Elle a beaucoup de grâce et beau visage ! remarqua le monarque.
– Et beau cul aussi ! Mais, pas touche ! avertit la reine.
– Que vas-tu imaginer ! Tu es à mes côtés, je n’ai point besoin d’à-côtés !... Mais, dis-moi, tu choisis tes confidentes parmi les gens du peuple ?
– Pourquoi pas ? Je suis une bonne reine !
– C’est vrai que tu es bonne... Soit, fais selon ton plaisir, mais sois prudente !
Juste avant la fin de la représentation, un clou pointant à travers l’étoffe bleue fit trébucher l’artiste qui tomba fort heureusement sur les planches sans grand mal.
La représentation terminée, les artistes vinrent rendre hommage au couple royal.
– Que t’est-il arrivé, Héloïse ? s’enquit Hildegarde.
– Un clou... commença la jouvencelle qui, derechef, perdit l’équilibre. Le roi intervint :
– Ce mauvais clou du spectacle, encore une fois ? Tu ne tiens pas debout !
– C’est juste un vertige.
– Rien de moins étonnant quand on voit tes voltiges !
– C’est là l’alea de l’allure, oh mon roi !
– Bien ! Venez vous asseoir à table, ménestrels, et repaissez-vous car votre musique est belle ! les convia Charles, sous le charme des donzelles.
Les royales libations durèrent ainsi jusqu’à la sixième heure de l’après-midi.
Suspectant par avance que, le soir venu, il n’y aurait personne en état de conduire, fût-ce une charrette ou une monture, on avait prévu le départ vers la Saxe pour le lendemain matin afin de laisser le temps au roi et à ses hommes de cuver.
Aux premières lueurs de l’aube, le coq chanta trois fois (ce qui était d’une banalité affligeante mais dont l’animal n’avait cure) : une fois pour réveiller le pays, une deuxième pour les retardataires et les malentendants, enfin la troisième, par jouissance personnelle, après avoir honoré la poule du jour.
Lorsque le soleil rougeoya à l’horizon, la banalité affligeante se fit à nouveau jour mais la troupe, derrière Charles, était montée sur ses grands chevaux, les poneys étant plutôt adaptés à la ville.
Il faisait déjà suffisamment clair, on jugea donc inutile d’allumer les feux, ceci permettant d’économiser les torches pour les éventuelles attaques de nuit à venir.
Après la bénédiction par l’abbé Moll et les prières par habitude (à l’époque déjà, on priait pour tout et n’importe quoi en pensant que cela servait à quelque chose), les futures veuves et orphelins agitèrent leurs mouchoirs pour saluer la troupe, tandis que Hildegarde regardait son bien aimé en serrant ses sept enfants contre elle. Enfin à peu près. Il la regarda en hochant la tête et en avançant les lèvres pour faire une mimique qui se voulait rassurante. Pour le vérifier, faites la même chose devant un miroir. Puis il tapota un petit sac pendu à sa selle et qui renfermait les deux coupes porte-bonheur en lesquelles il avait plus foi qu’en les bénédictions de Moll. Pourquoi ? Parce que l’homme d’église avait béni tout le monde et que, pourtant, tout le monde ne reviendrait pas.
Flanqué de ses compagnons, Othello, Pépin, Jonas et Nabil, le Magne, majestueux, donna enfin – ou déjà, c’est une question de point de vue – le signe du départ.
La colonne se mit alors en marche en direction du levant. Si Lucky Luke avait assisté à la scène, il aurait été jaloux.
Nous allons maintenant laisser ces braves aller leur chemin, ce qu’ils vont connaître se trouve relaté dans bon nombre d’ouvrages d’histoire et il est inutile de s’étendre sur des massacres. En effet, Charlemagne voulait mater la rébellion de ces peuples ne comprenant pas qu’il convenait d’accepter la domination franque. La solution efficace pour rallier tout le monde à sa cause : la conversion. Il fallait absolument convertir ces barbares païens, fût-ce dans le sang. Une pratique qui subsiste encore de nos jours.
Munies d’épées, de haches, de francisques, les mains donnèrent la mort et n’y allèrent pas de main morte.
Charles parvint à ses fins sans y passer l’hiver, mais il mit plusieurs années à soumettre définitivement la Saxe. De quoi foutre le cafard... sentiment dont un scribe autochtone traduisit maladroitement par « scarabée », ce qui néanmoins inspira l’industrie locale près de douze siècles plus tard.
Mais avant de retourner vers le futur, attardons-nous un instant au palais que le roi et sa troupe ont déserté depuis une semaine.
Alcuin en profitait pour prendre son pied en faisant une entorse aux règles monacales tout en évitant celles des moniales alors que la reine, s’étant rendu compte qu’elle n’avait pas encore eu les siennes, s’en ouvrait à sa confidente :
– Je crois que Charles m’a de nouveau ensemencée avec succès. Mais je me sens si fatiguée de porter. Depuis dix ans, il ne cesse de me chevaucher lorsqu’il ne le fait pas par monts et par vaux... À 25 ans, je me sens être une vieille de 40.
– Ce n’est peut-être que partie remise, tu es perturbée par son départ... Patiente encore quelques jours... Carpe diem !
– Tu as probablement raison, soupira Hildegarde en caressant sa chatte. Je suis bien aise de t’avoir auprès de moi ; en plus, toi, tu n’as pas une barbe qui me chatouille les cuisses ! ajouta-t-elle en souriant.
Laissons Hildegarde, Héloïse et Ysphette entre elles et incorporons-nous dans cette coccinelle qui vient de se poser sur la feuille d’un jeune hêtre sans défenses poussant à proximité des fenêtres, pour écouter la conversation entre Alcuin et Celse... Mais si, souvenez-vous, ce novice chargé d’espionner Nabil...!
Celui-ci s’en revenait de Reims où Alcuin l’avait envoyé enquêter sur le sieur de Médois.
– Alors, que me rapportes-tu, jeune Irque ?
– Un tonneau d’un petit vin clairet !
– Fort bien ! Nous le comparerons à celui du Rhin !... Mais encore...?
– De la part de l’évêque, un crucifix, un peu lourd à porter ; j’ai plaint le baudet...
– Un crucifix, voilà qui n’est pas insupportable pour un âne bâté, voyons...!
– Oui, mais nous étions déjà deux sur son dos !
– Deux ?
– En effet... Il y avait une pauvre jeune femme sur le bord de la voie et qui voulait se rendre à Oche....
– Et tu la prise en pitié, n’est-ce pas !?
– Bien sûr !
– Et seulement en pitié ?
– À vrai dire... Je crois que je devrai aller à confesse...
– C’est bien résumé... Mais je n’ai pas encore eu ce que j’attendais !
– Elle n’est plus avec moi...!
– Enfin, vert jeune homme ! Ta sève bouillonnante t’embrume l’esprit ! Qu’en est-il donc au sujet de Nabil ?
– Ah, oui ! Nabil !... Eh bien, il semble que l’évêque Turpin en ait entendu parler : d’après son entourage, ce serait un aventurier originaire de la région de Cordoue mais sans attaches familiales à Reims.
– Et pourquoi, l’évêque en aurait-il entendu parler, dans ce cas ?
– Il serait à la recherche de coupes ...
– De coupes ? s’exclama Alcuin, pensant d’emblée aux coupes à clou du roi.
– C’est cela...
– Chut, coupa l’érudit, allons deviser à l’extérieur ; il n’est pas intelligent de parler devant ces murs qui résonnent car ils peuvent avoir des oreilles...!
Celse ne compris pas bien le sens de cette réflexion mais suivit Alcuin qui, après tout, était son maître d’apprentissage.
Pour vous mettre dans l’ambiance, je vous raconterais volontiers qu’à l’extérieur, ils profitèrent d’un bon air pur à peine rafraîchi par la brise, mais cela serait sans intérêt puisqu’en ce temps-là, on ne connaissait ni vernis, ni peintures, ni nettoyants ménagers qui transforment la salle de bains en palais des glaces sans effort, ni désodorisants, ni bougies parfumées ou autres produits destinés à flatter les narines mais qui usent la santé… Bref l’air était tout aussi respirable, physiologiquement parlant, au-dedans qu’au-dehors, et les effluves naturelles n’atteignaient pas outre mesure la sensibilité des gens, que ce soit l’urine laissée dans tous les coins ou les animaux domestiques qui partageaient le toit de leur propriétaire, comme la vache à lait et le rat dégoût. En somme, tout un ensemble de choses de la vie que l’on masquait tout de même pendant la bonne saison avec les jonchées de fleurs odorantes.
Conclusion : dehors, ça puait éventuellement moins. Mais sent plus.
Et si les deux hommes étaient sortis, la raison en était le bruit, non l’odeur ; déjà qu’ils logeaient habituellement au palais...
Alors, restons encore un peu dans la coccinelle afin de les suivre et les écouter discrètement ; de cette façon, à défaut de vous décrire le paysage, vous le découvrirez directement vous-même. Enfin, encore faut-il que vous y croyiez...
– Alors, qu’as-tu encore appris ? reprit Alcuin en scrutant les alentours.
– Eh bien, selon ce que j’ai pu entendre, Nabil serait arrivé à Reims en possession d’une coupe provenant du patrimoine de l’Eglise et serait à la recherche de deux autres afin de réunir le lot. Ce seraient des coupes provenant du vase de Soissons et...
– Oui, oui, je connais l’histoire...
– Mais je n’ai pas encore tout dit... Il y a une chose étrange...
– Quoi ?
– Vous vous souvenez de la dame qui était en compagnie de Nabil lorsque vous m’aviez demandé la première fois de l’espionner ? Eh bien je l’ai vu en train de converser avec l’évêque...!
– Celle avec les cheveux de feu ?
– Oui. Et je ne peux pas la confondre avec une autre car elle a aussi une partie de sa chevelure teintée de la couleur des violettes.
– Que font ces trois-là ? Seraient-ils en train de comploter contre le roi ?
– C’est étrange, en effet...
– Bon, tu as bien oeuvré, tu peux me laisser, remets-toi à Plaute et... Je pars demain pour Reims, termina Alcuin, en s’en allant, l’air soucieux.
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