Chapitre CVII (2/2)

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(Rutila) - Anguillus est venu me voir après le dîner. Il te trouve pâle, triste. Absente. Et je suis obligée de lui donner raison ! Tu n’es plus vraiment avec nous, ces dernières semaines.

(Lumi) - Je suis désolée, Rutila. Ce n’est pas contre vous… Mais ce bateau, sans Orcinus, c’est comme si on m’avait coupé la jambe à coups de hache. Et puis, je n’arrive plus à vivre sans mes bébés. Rien qu’à l’idée de mettre le cap au nord, alors qu’ils m’attendent dans la chaleur aride des vents du sud, cela me brise le cœur et le moral. Je suis peut-être moins Lointaine que ce que je pensais !

- Aucune Lointaine n’a jamais dû abandonner ses enfants comme tu as dû le faire, toi. Et il est inutile d’essayer de te justifier. C’est moi qui t’ai demandé l’impossible... Je suis désolée, Lumi.

(Je sentis les larmes me monter aux yeux comme la marée sur les côtes sableuses du détroit).

- …

- Pardonne-moi, Lumi, s’il te plaît. Je n’ai pensé qu’à la sécurité de la troupe… Et je dois dire qu’à force, je me sens un peu dépassée par les évènements, avec ces histoires de guerres, de couronnes et d’héritiers ! Mais j’ai eu tort.

- Je ne t’en veux pas, Rutila. Je sais que tu fais tout pour nous protéger, Orcinus, nos enfants et moi, mais aussi tous les membres de l’équipage.

- C’est mon devoir.

- Et tu le fais très bien ! Mais aujourd’hui, peut-être que tu pourrais faire quelque chose pour moi.

- De quoi s’agit-il ?

- Ramène-moi à Héliopolis. S’il te plaît.

- …

- Tu veux quitter le bord à ton tour ?

- Non. Mais je veux retrouver mes enfants. Et si, pour cela, je dois quitter le bord, alors c’est ce que je ferai, oui.

- …

- …

- D’accord.

- Vraiment ?

- Oui. Nous allons mettre le cap sur Héliopolis et te laisser là-bas.

- …

- …

- Rutila ?

- Oui, Lumi ?

- Merci.

- De rien… Mais j’espère que nous retrouverons bientôt Orcinus, d’une manière ou d’une autre, et que tout ce bazar autour du trône de Champarfait se calmera pour que vous puissiez reprendre votre vie normale. Et vos places à bord ! Parce qu’en attendant, je n’ai plus de maître-voilier, plus de lieutenant… Ce n’est plus un équipage, c’est une hémorragie ! »

Rutila sourit en grand, le regard teinté d’excuses autant que de commandement, et quitta la cabine d’un pas gymnastique. Cinq minutes plus tard, je sentis le vent s’ébrouer dans les voiles, l’étrave tourner dans les vagues, et l’équipage donner du corps et de la voix aux quatre coins du pont. Les ordres avaient été donnés, les barreurs nous emmenaient désormais vers les terres arides et immortelles d’Héliopolis.

J’allais revoir mes bébés ! Rien que d’y penser, je sentis mon cœur battre la campagne dans ma poitrine et une eau brûlante jaillir sous mes paupières tandis que mes lèvres s’étiraient en un gigantesque sourire niais. Pendant une seconde, j’en oubliai l’absence interminable de mon amoureux, les souvenirs poisseux des assauts de Rotu et l’exil punitif de ma petite sœur. Pendant une seconde, je revis deux sourires édentés dans le soleil couchant, deux frimousses filoutes dans la chaleur d’un palais de sable et quatre petites mains, rondes et douces, posées sur les miennes avec une confiance absolue.

Je passai trois semaines à piaffer d’impatience. La nuit, je n’arrivais pas à trouver le sommeil, mais le jour, j’étais épuisée au point de peiner à me concentrer ! Je fus certainement tendue, pénible, invivable pendant cette période, mais mes compagnons eurent la bienveillance de faire le dos rond et de ne pas se plaindre, et je leur en sus infiniment gré.

Pourtant, Rutila avait changé tout leur programme de navigation et de représentations pour mes beaux yeux ou pour ceux de mes loupiots, mais personne ne s’en plaignit. Après Héliopolis, il était acté que le voilier mettrait le cap vers le grand Sud, jusqu’à la cité de Port Eden, avant de remonter, de ville en ville, d’étape en étape, jusqu’au nord du continent, en repassant par la capitale du désert, un ou deux mois plus tard.

Ce fut un vrai soulagement de me dire que, si je devais me séparer de la troupe, j’aurais l’occasion assez rapidement de les croiser de nouveau, même si ce n’était que pour quelques jours ! Et cela nous épargna des adieux trop incisifs, trop définitifs…

Même si, évidemment, à l’heure de quitter le bord, une fois le navire solidement arrimé à quai, mon baluchon à l’épaule et mon courage en bandoulière, je n’en menai évidemment pas large ! Je pleurai un peu en serrant les doigts d’Anguillus, je pleurai beaucoup en saluant Rutila, Salmus, Alexandrius ou encore Aurata, et je m’effondrai, brièvement mais piteusement, dans les bras de Perkinsus. Puis je respirai un grand coup, indifférente à l'effervescence des échoppes et des navires, et je pris la direction du palais, à pied, presque seule au monde.

Le temps avait passé, mes enfants avaient dû beaucoup grandir et changer ! Ils venaient de fêter leurs dix mois… Et plus je m’approchais du but, plus je levais le nez vers le ciel en guettant je-ne-savais-quoi, et plus je ressentais une angoisse très sombre, très sourde, comme un pressentiment absurde qui m’assaillait de toutes parts.

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