Chapitre CXIII (1/2)
Lorsque je n’eus plus de larmes, je respirai profondément. Je me forçai à avaler quelques miettes de pain aux noix et à boire un grand verre de thé. Puis je partis sans demander mon reste, rasant les murs de crainte de tomber sur Orcinus, pour rejoindre mes appartements à l’autre bout du palais. J’y demeurai cloîtrée toute la journée auprès de mes enfants, tremblant au moindre bruit, mon cœur alternant entre emballement et accablement. Sans cesse, mon esprit rejouait la scène du petit-déjeuner, repassant en boucle chacune de nos paroles jusqu’à ce qu’elle perde complètement son sens.
Je n’eus pas le courage de me montrer au déjeuner, craignant non seulement de revoir Orcinus, mais aussi de devoir m’en tenir, en présence de la princesse ou d’autres convives, à une discussion creuse et mondaine alors que j’avais envie de lui hurler que je l’aimais toujours. je jeûnai donc, essayant de m’intéresser aux petits livres d’images que je lus pour distraire mes deux bébés… Mais le cœur n’y était pas.
Pour tenter de me régénérer le corps et l’esprit, je priai la servante de me préparer un bain très chaud au lait de chamelle et aux fleurs du désert. J’y passai le plus de temps possible, demandant sans cesse que l’on ajoute de l’eau chaude, et cela me fit du bien ! J’en sortis presque détendue, prête à affronter le dîner que, par politesse envers la princesse Sanaâ, je ne pouvais décemment pas esquiver.
Je revêtis ma plus belle tunique, un drapé héliopoli d’une fluidité pure, très féminine, dont le blanc immaculé éclairait agréablement mon teint et mon regard. Je me maquillai soigneusement, coiffai mes cheveux en y piquant quelques fleurs blanches et parfumées. Puis je quittai mes appartements comme on part au combat, coeur aux lèvres, gorge nouée, gestes tendus. Au moment de pénétrer dans la salle de réception, qui brillait de mille feux sous les ors du royaume et les éclats des chandelles, je retins mon souffle, relevai la tête et avançai d’un pas presque ferme, sincèrement soulagée de faire ainsi bonne figure devant Orcinus.
Mes efforts furent cependant tout à fait inutiles : car il n’était pas là. En bout de table trônait Sanaâ, majestueuse jusqu’au bout des tresses, avec ses ongles fins et rouges, ses yeux de soleil noir et ses habits de ciel. A sa droite restait une place vide, qu’elle me désigna d’un geste pour m’enjoindre de m’y asseoir. A sa gauche, donc face à moi, se tenait une toute jeune fille aux traits parfaitement champarfaitois, regard de pré, cheveux d’or, sourire charmant.
C’était Lumi, bien sûr. La fiancée de mon fiancé ! Je fis de mon mieux pour la saluer poliment, mais je me gardai bien de me mêler à la discussion… Car elle était en train d’expliquer à la princesse qu’Orcinus ne paraîtrait pas au dîner car il ne se sentait pas très bien. Plus tôt dans la journée, il avait accompagné sa fiancé visiter une dune extraordinaire dont je ne retins pas le nom et sur laquelle ils étaient restés jusqu’à la fin du jour. Lumi, du haut de sa jeunesse et de sa naïveté, nous dépeignit des lumières rouges posées sur un ciel noir avec un enthousiasme très sincère, mais qui me fit bouillir le sang dans les veines ! Je pris sur moi de rester silencieuse et de garder un air impassible tandis que Sanâ bavardait avec elle.
« - Mon neveu est malade ? C’est étonnant… A la rigueur, j’aurais pu comprendre que vous, qui êtes une enfant des glaces, attrapiez une insolation ou quelque chose comme ça. Mais lui ? Il est né ici, il a navigué toute sa vie par tous les temps… Et voilà qu’à peine arrivé, il attrape je-ne-sais-quel mal du désert ?
- Non, ce n’est pas cela. Il a mal au cœur. Cela lui arrive régulièrement, mais à force de l’observer, je commence à croire que c’est surtout un trop-plein d’émotion.
- Allons donc… Pourtant, si vous allez vous marier… C’est plutôt positif, non ?
- Oui. Mais notre fuite n’a pas été facile. Notre avenir ne le sera pas plus, si nous allons au-delà des cartes ! Et puis…
- Et puis ?
- Avec le mariage qui approche, je sais qu’il cogite un peu.
- Il cogite ?
- Oui.
- …
- …
- Et que cogite-t-il donc, selon vous, au point de s’en rendre malade ?
- Eh bien… Nos fiançailles sont un peu particulières, princesse. Disons que… Nous avons passé un accord qui nous convient à tous les deux. Il se montre poli et prévenant avec moi, il ne m’en a jamais parlé directement, mais…
- Mais ?
- Je crois qu’il aime quelqu’un d’autre.
(Mon sang parut s’arrêter dans mes veines tandis que Sanaâ, mi-surprise, mi-amusée, ne put retenir un regard dans ma direction.)
- Vraiment…
- Oui. Une vieille histoire, visiblement, qui s’est achevée sans un mot. Je sais très bien que Lomu ne m’aime pas. Il m’aime bien, il m’aime beaucoup… Mais je pense qu'il aime quelqu’un d’autre. Moi non plus, d’ailleurs, je ne l’aime pas.
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