prologue 1/2

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C’est enfin la pause ! Je me précipite vers le buffet à la recherche d’un café apte à dissiper les brumes éparpillées par un orateur confus et soporifique. L’interpellation de mon prénom m’étonne, car je ne connais personne, a priori, à ce colloque. Je me retourne, interrogateur.

Une femme souriante, de mon âge, me fixe. Pas une belle femme, mais une de ces personnes qui vous aimante les yeux. Un visage espiègle avec un air familier qui ne m’évoque rien. Un malaise monte doucement. Cette fraction de seconde s’étire dans une éternité.

– Laure, me lance-t-elle. Tu te souviens ? Le lycée…

Mes synapses s’affolent, essayant de rabouter un indice de réminiscence.

– Laure, bien sûr ! Jamais je ne t’aurais reconnue. Tu étais tellement… et tu as l’air…

Je commence en m’empêtrant lamentablement. Je deviens ridicule.

– Oui, c’est normal, me réconforta-t-elle. J’ai un peu changé…

Elle enchaine :

– Je suis la prochaine intervenante. Il faut que j’y aille. On se retrouve après !

Son exposé me passe au-dessus de la tête. Je me trouve projeter dans ma jeunesse, avec des bouffées de souvenirs qui remontent par vague, époque merveilleuse et tourmentée. De façon lancinante revient la question : j’avais connu une fille renfrognée, bloquée dans une souffrance incompréhensible et devant moi réapparait cette personne épanouie et resplendissante.

Le midi, nous échangeons rapidement les banalités habituelles sur notre travail respectif. Un sentiment trouble m’habite, mélange d’attirance, d’interrogation, agrémenté d’une angoisse aux racines confuses. À la clôture, elle m’agrippe et me retient.

– Il faut que nous nous revoyions ! J’aimerais passer un moment avec toi. Pour te raconter !

J’accepte. Rendez-vous est pris pour la semaine prochaine.

Je la retrouve, calée dans un profond fauteuil du bar d’un grand hôtel. Chaleur, confort, silence et discrétion en font le charme. À ma vue, elle se lève, comme éjectée de son siège, avec une élégance et un élan qui me font ouvrir les bras. Elle se blottit un court instant et me donne un baiser d’accueil sur la joue. Je suis touché par cet accueil si chaleureux.

Quelques banalités pour trouver nos positions, nos voix. Je suis attentif à ces moindres mouvements. Je ne peux m’empêcher de reprendre son interpellation de l’époque, quand nous essayions de la faire parler :

– Alors, Laure ?

– Je suis si heureuse de t’avoir retrouvé ! Tu as tellement compté pour moi à cette époque. Tu as été ma bouée de sauvetage !

Je n’avais jamais rien fait pour elle. J’ai oublié depuis longtemps les quelques mots que je lui avais exprimés. Je l’interroge et l’encourage des yeux. Elle me raconte sa vie, simplement, son absence de vie d’abord, sa résurrection ensuite.

Elle avait huit ans, petite fille gaie et rieuse, aimant chantonner et jouer. Une gamine au paradis de l’enfance qui passait, comme chaque été, ses vacances avec ses parents, son petit frère et sa petite sœur, bébé. Une grande maison proche de la plage, partagée avec sa tante, la sœur de sa mère, son oncle et ses deux cousins, de neuf et onze ans.

Un après-midi, elle s’était endormie. Tout le monde étant à la plage, son oncle était resté la garder. Après l’avoir fait gouter, alors qu’elle voulait aller à la plage, il lui avait proposé de jouer. Rapidement, il s’était rapproché d’elle, la tripotant, la caressant brutalement. Sa grosse main couvrait son entrecuisse. Son autre main l’obligeait à poser sa minuscule main sur le bas de son ventre, sur une bosse dans son pantalon. La grosse main devenait douloureuse. Elle se tortillait et commençait à gémir de douleur. Quand il passa un doigt dans sa culotte, elle se défit brusquement et se sauva. Elle s'enfuit de la maison et courut vers la plage. Elle n’entendit pas le coup de frein et le bruit de tôles fracassées. Elle retrouva ses parents et plongea sur sa mère en pleurant, incapable de prononcer un mot au travers de ses sanglots. Sa mère la réconforta, un peu mollement, prise dans sa conversation et la préparation de la tétée de sa petite sœur. Elle finit de se calmer, seule. L’arrivée de son oncle, racontant l’accident, la fit replonger vers sa mère qui l’écarta durement, car elle allaitait la petite. Laure était perdue, effrayée, sans secours, sans réconfort, délaissée, abandonnée. Son père et ses cousins sortirent de l’eau en riant. Elle était déjà recroquevillée.

Laure déroule son passé, les yeux posés sur moi sans me regarder, tournée vers son drame.

Le soir, puis les suivants, ce furent des pleurs, des cauchemars. Elle fuyait la proximité de son oncle, hurlant quand elle risquait de se trouver seule avec lui. On lui en fit le reproche. Quand elle dit qu’il l’avait touchée, elle fut traitée de menteuse, accusée d’inventer des histoires, d’être une méchante fille. Elle ne s’y exposa plus, gardant le silence, enfermée dans ses peurs. Les personnes proches l’agressaient, les personnes protectrices étaient absentes ou l’accablaient. Elle se retrouvait avec ses petits moyens d’enfant pour vivre cette perte totale de confiance, seule dans un monde hostile. Elle ne parla plus, ne chanta plus, ne ria plus. Ses parents attribuèrent ces changements à des sautes d’humeur. Elle ne pleurait plus, indifférente aux douleurs physiques et aux émotions. Quand elle se mutila, ses parents la punirent. Seul le renfermement sur elle la rassurait.

Je reste muet devant tant de souffrances imposées à cette enfant. Tout est présent et une envie irrépressible de la consoler monte en moi. L’enfant n’est plus là, la femme parle, l’enfant souffre.

Puis, coup de soleil. Après une enfance et une adolescence sous terre, son arrivée au lycée la mit devant son prince charmant. Il est tout jeune, magnifique, et elle sait que le jour où il l’embrassera, ses démons la quitteront, elle redeviendra la jeune fille superbe cachée au fond d’elle. Elle s'accroche, incapable de lever les yeux vers son leveur de sorts.

Un jour, un soir, son prince s’avance vers elle, lui dit des mots tendres, lui caresse la main. Elle va ouvrir la bouche, se libérer, s’envoler. Une main grossière surgit, lui laboure le bas ventre, l’obligeant à s’enfuir. Elle n’a pas le droit !

Je suis foudroyé. Le gamin mal fini et malhabile dans ses sentiments, un prince charmant ! Quelle responsabilité avais-je ! J’en étais bien incapable et, de plus, insensible à cette attente. Je lui ai donc fait du mal, appuyé involontairement sur la douleur. Je suis atterré. Elle continue.

Le côtoiement quotidien de son chevalier l’apaisait. Il lui fallait juste patienter encore un peu. Après le lycée, ils n’étaient plus ensemble, mais elle le suivait de loin, le vénérant, sachant tout de lui. Elle attendait son retour. Elle avait écarté ainsi deux soupirants, attirés sans doute par le charme mystérieux de son extrême retenue. Seul son prince pouvait la sauver.

Elle s’était quand même fait une amie, une vraie. Elle avait mis du temps et avait fini par lui livrer des bribes de son traumatisme. Cette amie l’incita à se faire aider, la tarabustant durant plus d’un an. Laure avait résisté, ne voulant pas fragiliser ses petites défenses. Son amie la menaça de l’abandonner si elle n’agissait pas.

Elle entreprit une psychanalyse. Elle y sacrifia ses maigres loisirs et voyages. Le psy ne disait rien, la laissant divaguer autour du trou noir. En détresse, elle s’intéressa à d’autres pratiques de psychothérapie. Elle planta son muet et trouva une psychothérapeute qui travaillait à partir des émotions.

Elle eut du mal à démarrer, ne sentant pas de changement. La bienveillance de cette psy l’encouragea à creuser dans le malheur.

Un jour, elle retrouva dans son âme son prince charmant, toujours doté de ses pouvoirs magiques. Elle put alors remonter à l’événement fracassant. Quelles douleurs, quelles souffrances quand elle l’extirpa de son esprit, étalant ses marques sanglantes face à son groupe de thérapie ! Personne ne s’y trompa. Ils formèrent un cocon de chaleur, de compassion, touchés de voir le papillon de la résurrection apparaitre devant eux. Envieux aussi de cette puissance de l’esprit, espérant vivre, comme elle, une telle libération.

Du jour au lendemain, elle fut transformée. Personne ne la reconnaissait. Elle avait retrouvé joie, bonheur et colère. Elle attendit la consolidation.

Un soir de réveillon, avec son oncle et sa tante, alors que tout le monde était heureux et riait, ce fut plus fort qu’elle. Profitant d’un silence, elle rappela cet été, cet après-midi, cet instant. La rougeur et la gêne de son oncle empêchaient toute dénégation. Elle continua par l’abandon par ses parents, son désarroi, ses peurs, son refuge. Sa mère était atterrée, son père incrédule, découvrant cette horreur. Son oncle se leva, suivit par sa famille, sans un au revoir. Ils restèrent assis, silencieux. Sa mère partit dans une colère froide, lui reprochant de gâcher la vie de famille avec ses histoires du passé. Laure comprit qu’elle ne savait comment exprimer la honte de sa défaillance. Elle laissa sortir ces reproches. Son père, toujours abasourdi, choqué par le mal donné à sa fille ainée, se mit à débarrasser, à ranger, comme pour effacer ces désordres. Son frère et sa sœur se levèrent, vinrent à ses côtés et la réconfortèrent de tendresses et de câlins.

Elle ne dormit pas de la nuit. Elle était en paix avec elle et avec le monde. Elle reprenait sa place entière avec cette nouvelle année.

Plus tard, sa mère lui reprocha la brouille avec sa sœur. En réponse, elle lui jeta qu’elle avait perdu plus de vingt ans de sa vie, de son enfance, de sa jeunesse. Même si son oncle ne s’était égaré qu’une fois, qu’une minute, cela était trop cher payé. Ne pas être entendue dans sa souffrance de petite fille avait été un traumatisme majeur. Sa mère chemina longtemps et elle finit par lui demander pardon pour son insouciance. Son père, plus rapide, l’entoura de mille prévenances, ne sachant comment expliquer son absence totale, son aveuglement. Il en souffre encore, trop tard.

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