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Malgré la discipline très sévère de ce lycée, ma vie s’organisait petit à petit. L’entrée en classe était un cérémonial à respecter scrupuleusement, avec rangement en ligne dans le couloir, entrée en classe, debout devant sa table en attendant l’ordre de s’asseoir. À la moindre inconduite, c’était un avertissement puis l’envoi dans le bureau du surveillant général. Certains déplacements devaient également se faire en rang. Il y avait toujours un surveillant, même dans le foyer. Rapidement, nous nous sommes habitués à ce contrôle permanent, l’oubliant ou l’ayant complètement intégré.

Dans la journée, c’était la vie de classe, avec le grand mélange filles-garçons, que je découvrais. Ce lycée mixte était une nouveauté et une expérience. Notre communauté d’internes s’agrémentait en classe des externes. Cela faisait beaucoup de monde, attroupé informellement. Je glissais d’un groupe à l’autre, recherchant des visages, des discussions, des ambiances. Ma préférence s’installa vite autour d’un petit noyau essentiellement féminin.

J’étais bon élève et mes comparses n’étaient pas parmi les plus mauvais. Comme nous aimions discuter de choses sérieuses, ce qui n’empêchait pas les rigolades, nous fûmes catalogués « intellos ».

Je me souviens surtout de Delphine, sous ses cheveux en bataille et ses lunettes. Nous nous cherchions dans les discussions, essayant d’avoir le dernier mot, d’asséner l’argument qui emporterait tout. Elle était demi-pensionnaire et les repas du midi nous trouvaient attablés ensemble. Quand elle tombait malade, ce qui lui arrivait souvent, je me trouvais désemparé, abandonné, triste.

Attiré et subjugué par son esprit, je tentais un jour un compliment sincère, mais osé. Le retour de bâton fut vif. Je découvris ainsi le féminisme et le machisme qui me furent expliqués au cours de longs débats. Nous étions en plein dans cette période de lutte et Delphine reprenait les arguments de sa mère, en pointe dans ces revendications. Décidément, les filles sont compliquées.

Elle était toujours associée avec son amie, Claire. Je bataillais avec Delphine, mais uniquement pour briller devant Claire, qui ne réagissait pas et semblait n’avoir d’yeux que pour son amie.

***

Les premières semaines, avec ces petites adaptations pour chacun, la vie du dortoir était calme. L’ambiance se détendit et de petits chahuts rieurs pointaient de temps en temps, dès que les ronflements nous signifiaient notre liberté. Cela dut paraitre insuffisant à une petite bande d’abrutis qui lança un jeu pour le moins curieux. Il consistait à attraper l’un de nous, à l’étendre sur un lit après lui avoir baissé son pantalon de pyjama puis à éclairer sa nudité avec nos lampes de poche, en l’encourageant à déployer sa virilité. Le tout dans un silence quasi absolu qui rendait cette agression étrange. Sous prétexte de mieux se connaitre et de se libérer, ils ciblaient de préférence les plus craintifs, les plus gênés, avant d’étendre leurs conquêtes au tout venant. Incapables de se défendre, tous finissaient par se laisser exposer après une petite lutte, se poursuivant par des pleurs pour les plus meurtris. Brutalité ignorante de jeunes mâles.

Le jeu reprenait chaque soir. Il se déroula, peu après, à proximité de mon lit. Pour une fois, il s’en dégageait de la bonne humeur, des rires. Je m’approchais pour regarder. Quand le paroxysme arriva, je me trouvais captivé par le spectacle, sans bien comprendre les pulsions qui s’agitaient en moi.

Rapidement, ils sont venus s’en prendre à Camille, mon voisin de lit, au fond du box. Nous étions côte à côte par le hasard des listes alphabétiques. Dès le premier jour, j’avais eu envie de faire sa connaissance. Nous n’étions qu’en tout début d’année et nous n’avions échangé que de rares mots.

Il avait une allure et un visage très particuliers, car par moment on avait l’impression qu’il était une fille. Une distance permanente semblait le rendre inatteignable. J’avais remarqué qu’il restait isolé des bandes en formation.

Les agresseurs insistaient lourdement alors qu’il refusait. Ils le saisirent et commençaient à le déshabiller quand j’entendis dans sa voix une détresse extrême, un appel au secours désespéré. Sans réfléchir, je leur dis d’arrêter immédiatement de l’embêter. Ils se figèrent et commencèrent à m’insulter. La colère monta en moi. Ils étaient une demi-douzaine, mais je les ai impressionnés par la fureur qui m’emportait. Ils s’éloignèrent, stoppant leur jeu pour ce soir-là.

Camille se tenait assis sur son lit, me tournant le dos, secoué de pleurs, encore bouleversé par la terreur qu’il venait de vivre. Sa faiblesse m’a atteint, m’invitant à consoler son désespoir.

Sans réfléchir, je m’assis à côté de lui et enveloppais ses épaules de mon bras. Avec un tressaillement, il se défit vivement. Désolé de cette agression involontaire, je lui demandais pardon, exprimant mon simple désir de l’aider. Sans bouger, il s’excusa d’une voix fluette, la tête toujours baissée. Nous gardions le silence. Quand il tourna la tête vers moi, j’ai craqué. Il me présentait deux yeux noisette, immenses, noyés encore de larmes. C’était exactement le regard de Bambi quand il vient de perdre sa mère. La compassion mouillait mes yeux. J’avais tellement envie le prendre dans mes bras, de le rassurer, de cajoler ce petit animal perdu et effrayé. Je cherchai des mots pour le réconforter, le calmer. Je lui promis de le défendre toute cette année, déclamant avec conviction que « les deux plus maigrichons seront unis contre le reste du monde ». Un demi-sourire perla : j’avais établi un premier contact.

Qui était ce garçon qui m’avait transformé en chevalier, défenseur du faible, prêt à pulvériser un dragon et, au passage, à se faire démolir ?

La journée suivante, je repensais à ses yeux bouleversants. Pourquoi étais-je apitoyé par ce garçon ? Il n’avait rien d’extraordinaire, ne dégageait rien, avec sa maigre morphologie, si semblable à la mienne. J’avais juste envie de son sourire. Le soir suivant, alors qu’il était couché, en train de lire, je lui demandai si je pouvais m’asseoir sur son lit. Il se poussa un peu me permettant de m’installer.

– Camille, c’est ça ?

– Oui.

– Je t’ai observé toute la journée…

Il ne répondait pas. Je ne voyais pas ses yeux, baissés sur ses mains.

– Je ne t’ai pas vu parler, avec personne. Tu sembles bien seul…

Toujours aucune réaction. Alors, du fond de mon cœur monta cette phrase :

– Je voudrais bien être ton copain, si toi tu veux bien…

Après un silence, une voix timide me répondit :

– Oui, je veux bien.

Il ne bougea pas, la tête toujours inclinée. Je ne vis pas ses yeux ce soir-là, je n’obtins rien de plus. Je me levai, me glissai dans mon lit, en gardant un coin d’œil sur cet étrange garçon. Il lut, rangea son livre et se tourna de l’autre côté.

Soir après soir, je m’approchais, essayant de lui soutirer quelques mots, à défaut de son regard que je ne cherchais plus, malgré mon impression de le malmener. Je ne comprenais pas cette personne, tellement différente des autres. Il attirait la sympathie, du moins la mienne, mais il était verrouillé et secret comme un coffre-fort. Il se réfugiait dans la lecture, fuyant les contacts. À table, il ne parlait pas. Pour un garçon comme moi, toujours dans le contact, cela était incompréhensible : comment pouvait-on survivre dans ces conditions ? J’ai eu envie de le prendre sous mon aile, ne voulant pas m’avouer ma curiosité, sans doute un peu malsaine et intrusive.

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