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Je fis vraiment la connaissance d’Édouard, car une fois par mois, ses parents partaient voir sa grand-mère. Curieux de plein de choses, il m’en parlait avec un enthousiasme communicatif, malgré mon peu d’intérêt pour ces sujets. Il venait de découvrir la politique et aimait me faire partager ses analyses. À côté, il vivait sa vie de sportif, avec ses copains sportifs. Moi, je vivais la mienne. Nous nous croisions parfois brièvement et intensément dans un coin discret du lycée. Sa force, sa musculature m’impressionnaient. Je jalousais le duvet blond qui le couvrait abondamment, moi le glabre de partout. C’était un garçon doux, prévenant, attentionné. Il n’y avait pas forcément du sentiment entre nous, mais une grande considération, beaucoup de bienveillance et de reconnaissance.
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L’année avançait doucement. Sur les recommandations d’Édouard, je m’étais remis aux entrainements. Je constatais avec plaisir que mon corps commençait à réagir et se transformait. Quand je me regardais maintenant dans une glace, je me trouvais un peu mieux foutu. Mon visage ne me plaisait guère, pas moche, mais pas magnifique. Alors, je ne regardais que mes yeux, avec cette étincelle qu’ils ont toujours eue.
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Nos discussions intimes avec Camille avaient repris. Nous étions de plus en plus proches. À lui aussi, j’avais raconté mon été, m’ouvrant sur mes états d’âme et mes hésitations avec Élias. Lui aussi se livrait. Il me raconta sa version de son histoire, de notre histoire.
À sa naissance, ses parents avaient subi des pressions inimaginables de la part des médecins, voulant les obliger à le faire opérer pour en faire un « vrai » garçon ou une « vraie » fille. Ils se chargeaient de déterminer le sexe pendant l’intervention. Sa mère fut horrifiée et l’image de son petit bébé charcuté sur une table d’opération la révulsa. Ils s’enfuirent presque de l’hôpital, pourtant réputé. Ils découvrirent la difficulté de ne pouvoir dire le sexe de leur enfant : il fallait toujours une réponse claire et immédiate. Ce sont les grands-parents paternels qui les aidèrent, les soutinrent. Ils mirent au point discours et stratégie pour laisser grandir librement cet enfant. Son prénom n’était pas un de ceux prévus par ses parents : ils en avaient choisi un sans genre. Quand ils lui expliquèrent, il se dit qu’il n’était pas lui, mais un autre.
Camille démarra avec tout cela et apprit à vivre dans un demi-secret. Son enfance fut heureuse et les petites dissimulations vécues d’abord comme un jeu. Chaque question posée sur son sexe le blessait, le renfermait. L’adolescence fut douloureuse, car il voyait bien qu’il ne pourrait jamais évoluer comme les autres. Médicalement, il était suivi pour que sa croissance se déroule normalement. Vers dix, onze ans, on lui demanda s’il préférerait ressembler à un garçon ou à une fille. La question incontournable du sexe unique revenait, et c’était ce petit bonhomme qui devait répondre, totalement dépourvu de tout et incapable d’imaginer une vie adulte. Devant son désarroi, et refusant de choisir pour lui, ses parents demandèrent une solution neutre préservant l’avenir. Le médecin accepta et trouva le traitement permettant cette ouverture. Camille en avait été traumatisé. Ses parents l’avaient fait suivre par un pédopsychiatre, spécialité très rare à cette époque. Camille avait trouvé un équilibre, fragile. Il s’était beaucoup replié sur lui-même, fuyant les relations trop intimes, souffrant de ne pouvoir laisser ses sentiments se développer.
Il me fut extrêmement reconnaissant d’avoir pris sa défense. Il aurait préféré se jeter par la fenêtre plutôt que subir cette agression. En revanche, mes premières tentatives de rapprochement l’avaient effrayé. J’étais collant, envahissant. De plus, ma réputation de charmeur, toujours entouré des plus belles filles ou des plus intéressantes, l’inquiétait, se demandant ce que je lui voulais, à lui le paumé. Le tact que je mettais, les précautions que je prenais ne lui étaient pas invisibles.
Et puis un jour, il me regarda à la dérobée. Il ne sait pas ce qu’il vit en moi, mais il craqua. Il avait décidé de me faire confiance, de me dire son état. Cela lui prit un peu de temps, mais l’aveu, le premier en dehors de sa famille, lui apporta un tel soulagement qu’il mit sur un piédestal énorme son sauveur !
Après sa révélation, il demanda alors à ses parents de reprendre une aide, un soutien. Je me suis souvenu alors de ses absences tous les mardis. Et je compris que le merveilleux cheminement de Camille avait été avant tout son travail, sa volonté. Ma participation avait été minime et involontaire, pour ne pas dire égoïste. Il me vouait une reconnaissance éternelle, qu’il avait transformée en cette relation si particulière entre nous, ce lien si cher et si précieux pour moi. Il ne m’avait jamais raconté son histoire, et je ne lui avais jamais demandé par discrétion, indifférence, ou pour ne vivre que l’instant présent ?
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