25
À la rentrée, Charly m’ignora, comme si nous n’avions rien vécu, rien échangé de spécial. Pourquoi ne lui mettais-je pas mon poing dans la gueule ? Pourquoi me manquait-il tant alors qu’il était à deux pas de moi ?
Camille me regardait. Il devait comprendre, deviner. Il savait que j’étais parti avec Charly. Il attendait que je veuille parler. Il avait juste une façon de me prendre qui m’attendrissait : « Je suis là, quand tu veux, mon affection et ma consolation ». Je le serrai si fort, assis sur son lit, à deux mètres de mon bourreau impassible.
Il fallut attendre quelques jours, une descente en ville, une table isolée dans un café pour que j’arrive à me libérer. Je ne lui dis rien, même pas en allusion, de l’histoire de Charly. Juste notre rencontre, poussée, affectueuse, amoureuse, suivie du déchirement.
Il m’écoutait avec intensité, sans commenter. Pouvoir, enfin, parler librement, sans jugement, juste une infinie amitié bienveillante. Quand j’étalais ma honte vis-à-vis de Marianne, il me prit la main. J’avais évité Marianne durant tous ces jours, renforçant le malaise destructeur.
Une nouvelle fois, le défenseur de Marianne m’engueula. Il comprenait mon désarroi, mais ce n’était en aucun cas pour reproduire à son égard ce que je vivais. Il arrêta vite devant la décomposition de ma tête.
– Aide-moi, Camille ! implorai-je
– Mais je ne fais que ça. Réparer tes peines de cœur, réparer tes conneries. Ça devient un emploi à plein temps !
Je n’avais rien à répondre. Il avait consolé Marianne, lui promettant de venir me chercher, lui expliquant que je dévissais, qu’il allait tout raccommoder. En sortant, il me mit une bonne claque derrière la tête.
– Ça fait du bien ! Ne recommence jamais ce cirque avec Marianne, elle n’y est pour rien. Va lui dire, tout. Affronte tes conneries. En plus, tu connais ses sentiments et tu sais qu’elle va tomber dans tes bras. Tu es un sacré con ! Un sacré veinard !
– Mais je t’aime, ajouta-t-il après un silence.
Dès le lendemain, je suis allé demander pardon à Marianne. J’ai repris ce qui s’était passé, en allant plus loin. Charly s’était ouvert, livré à moi. Il avait vécu des choses terribles. Dans l’émotion, nous avions passé une nuit ensemble, une nuit d’amour, car j’aime ce garçon. La chute et le retour au sol, le silence et la distance, abandonné en plein vol. Je lui avouai mon amour irrépressible pour Charly. Je lui dis mon amour infini pour elle, ces deux amours indispensables, mais invivables.
Comme elle ne savait quoi répondre, elle me le dit avec un baiser. Je lui promis de ne plus jamais me taire, quelle fille extraordinaire elle était, que je ne méritais pas son affection. J’étais sincère, mais tellement méprisable.
***
L’année s’acheva sans rien de particulier. Mes nuits avec Charly avaient repris, plus ou moins espacées, dans leur innocence. Nous étions l’un à l’autre, en restant séparés. Elles se terminaient maintenant avec un petit geste de tendresse, minuscule, certes, mais présent. Charly avait retrouvé ses silences, si lointain, même si un fil nous liait maintenant. Je sentais, quand il décrochait et avait besoin de moi. Ou, au contraire, s’il voulait rester dans son monde.
***
Édouard avait considérablement changé. Nous nous retrouvions régulièrement. Implicitement, nous n’en parlions pas avec Marianne, car cela semblait évident et naturel, simplement un moment heureux de partage. Je l’admirais toujours. Comme la plupart d'entre nous, il se laissait pousser les cheveux. Cela ajoutait à son charme. Il pratiquait toujours beaucoup le sport et j'aimais le rencontrer juste après, quand son corps essoufflé perspirait encore l'effort. Sa plus grande évolution, curieusement, était la politique. Pour ce fils de famille bourgeoise aisée, c'était inattendu. D'autant plus qu'il défendait des idées anarchistes. Pris dans mes problèmes relationnels, je ne voyais guère l'intérêt d'aller me battre pour des gens que je ne connaissais pas. Ce n’était pas que le sort des autres m'était indifférent. Mes parents m’avaient sensibilisé aux enfants qui mourraient de faim, aux victimes des guerres et du racisme, à ceux qui était traités comme des esclaves. Chaque fois, il me faisait partager ses nouvelles réflexions, ses nouvelles convictions, ses nouvelles révoltes. Je l’écoutais, admiratif de son engagement, mais plus préoccupé de ma relation avec l'un, l'une ou l'autre qui me tourmentait.
Il se donnait entier à sa cause. Il ne fut donc pas étonnant qu'il ait été un des premiers à lancer le lycée en grève alors que les facultés et les autres lycées commençaient à bouger. Il y avait des discussions enflammées et ils s’engueulaient beaucoup avec les maos et les trotskistes. Je le trouvais magnifique, par sa stature, son sens de la répartie. Il ne lâchait rien, ne se trouvait jamais en porte-à-faux. Comme je l'avais entendu découvrir et rabâcher ses idées, je ne connaissais qu'elles. Il m'avait convaincu et je lui apportais mon soutien dans les débats les plus virulents, c'est-à-dire à peu près tous ! Dans son sillage, je me suis retrouvé dans le comité d'occupation, à batailler avec les gauchistes. Édouard préférait partir aux manifestations avec ses copains anar et en revenait les yeux brillants, parfois encore larmoyants.
Avec l'administration, malgré la situation générale, nous avons pu négocier la continuité de l’internat et des repas. Dans les classes, nous organisions des débats sur tous les sujets pour refaire le monde. Nous trouvions des réponses et des solutions contre toutes les idées conservatrices ou réactionnaires. C'est vrai que ce monde était bloqué, impossible pour des jeunes qui voulaient vivre leur vie, à eux, pas celle imposée par cette société sclérosée.
Entre les débats, c'était danse, musique, libertinage. Plus rien n'était interdit, il n'y avait plus personne pour nous surveiller, nous réprimer. Les accès aux dortoirs avaient été « libérés », première conquête d'importance. Cependant, si on apercevait maintenant des filles dans notre dortoir, ou si nous allions, invités, dans celui des filles, c'était avec une grande timidité et une grande réserve.
Non seulement Édouard défendait des idées anarchistes, mais il se battait également pour la liberté sexuelle et la reconnaissance de l'homosexualité. Je me souviens d'un débat très vif où il finit par clamer son homosexualité. Applaudi par une partie de l'assemblée, il reçut des injures de l'autre, ce qui l’exista et l’enivra, car certains de ses anciens copains le rejetaient en public. Il était à côté de moi, vitupérant contre les cons et les obscurantistes. Emporté, il m'avait pris par les épaules, m’entrainant dans sa lutte. Obligé de me découvrir, objet d'attaques, je l’accompagnais, grimpant aussi dans la virulence. Je croisais alors le regard admiratif et encourageant de Camille. À côté de lui, Marianne me fixait, avec le même regard, le même sourire, et une interrogation qu'elle n'arrivait pas à dissimuler.
À la fin, quand nous nous sommes retrouvés, elle me dira son admiration pour mes convictions. Elle me demandera simplement si j'étais sûr de moi à cent pour cent pour cette lutte ou si j'avais aussi de l'énergie pour conquérir et défendre l’autre sexe. Que lui répondre ?
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