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Les années d’après, comme nous nous revoyions très souvent, j’ai pu aborder cette question avec ses parents. Il m’a fallu une diplomatie énorme, les approchant par des moyens détournés, me servant de la moindre chose pour effleurer la question. Ils n’avaient pas bougé, ne cherchant pas à savoir ce qu’était l’homosexualité, comment on vivait, aimait… Rien. Mes parents lisaient beaucoup de choses sur le sujet, des articles, des essais, des romans. Il fallait souvent rectifier, mais leur volonté, non pas de comprendre, mais d’être proches, me touchait énormément. Puis un jour, sa mère me questionna directement. Une évolution lente leur a permis de s’ouvrir, de comprendre leur fils. Élias finit par se douter de mon action souterraine.
Il me remerciait toujours de lui avoir appris le monde du plaisir masculin. Là encore, plus tard, gérer les hordes de mecs qui le collaient lui avait été difficile. Plusieurs fois, il avait failli être attaqué, même violé. À chaque fois, il avait trouvé des défenseurs, des mecs qui voulaient protéger la beauté absolue de toute souillure. Cette protection lui faisait aussi mal que ses attaquants.
***
Heureusement que j’avais maintenant cette proximité avec ses parents, car deux ans après sa tentative, Élias plongea brusquement dans une dépression très sévère. Une semaine avant, il allait bien, une semaine après, il était en hôpital psychiatrique sous traitement lourd. Nous étions effondrés. Difficile de comprendre, d’accepter que ce soit une maladie pour laquelle nous ne sommes pas responsables. Plus de trois mois d’hôpital, six mois de maison, pendant lesquels il était distant, absent. Un essai de retour à la normale, avec toute notre surveillance. Un matin, coup de sonnette et, sur le paillasson, notre Élias d’avant, tout sourire. « Je crois que je vais mieux. J’ai fini. Tu m’accompagnes ? J’ai envie de sortir et de m’amuser ! » Pas plus compliqué que ça. Je prévins mon boulot que j’avais un empêchement grave et nous voilà partis baguenauder dans Paris, sous la pluie, le cœur au soleil, bras dessus dessous, dans un fol amour fraternel. Élias, ma merveille !
***
Ce que je ne pouvais deviner alors c’est qu’Eugénie et Élias auraient une destinée commune, intense et extraordinaire.
Après sa sortie de dépression, il ne pouvait reprendre ses études immédiatement. Il était un peu perdu. Il m’accompagnait souvent dans mes sorties. J’étais resté très proche et très aimant de ma magnifique Eugénie. Elle avait abondamment entendu parler d’Élias, lui ne la connaissait pas. Le soir où il me rejoignit auprès d’elle, ce fut le coup de foudre entre eux. Ils étaient des animaux semblables, beaux, vifs, charmeurs. Ils se sont entendus d’emblée. En sortant, nous avons remonté les Champs-Élysées. Ils s’étaient pris par le bras et avançaient face au soleil. Les gens venant dans le sens opposé s’écartaient et s’arrêtaient pour laisser passer ce couple magique. Eux, éblouis par le soleil et par l’autre, avançaient avec leur prestance, leur élégance, leur jeune beauté sans se rendre compte de rien, juste dans le bonheur de leur rencontre. Je suivais derrière, ébloui également, heureux.
Elle l’a embauché comme secrétaire particulier (facile quand c’est la boite de tonton !). Il est devenu son bras droit, son double, parfois son porte-glaive. Eugénie me racontait que quand il arrivait, les bouches s’ouvraient. Cinq minutes après, c’étaient les oreilles. Gentillesse, fermeté, brièveté, c’était emballé. Quand il apportait des bonnes nouvelles, les collaborateurs repartaient conquis, pour toujours, quand s’en étaient de mauvaises, ils repartaient apaisés. Il était heureux, car maintenant il était écouté et respecté pour ce qu’il était, pas pour son physique. Il distillait cependant son charme pour aider ses messages.
Même Eugénie eut recours à lui, bien des années plus tard quand elle découvrit que son fils de quinze ans était homo. Elle voulait qu’Élias lui parle. Les mentalités avaient changé, mais pas dans tous les milieux
C’est Élias qui me raconta sa surprise d’arriver dans un conseil de famille, les parents, les deux ainés (le petit avait été évacué) et le coupable. Le père demanda s’ils pouvaient rester. Élias accepta. Le pauvre garçon avait la tête courbée, attendant qu’on la lui coupât. Élias pris sa main. Puis il parla, à ses parents, à ses ainés. Il leur parla de sexualité, de genre, d’orientation, de différences, d’amour, de contraintes, d’agressions. Maintenant, le déviant avait posé la tête sur son épaule. Élias l’entoura de son bras. Sa famille écoutait, des sourires de bienveillance et d’acceptation apparaissaient.
Quand il partit, Armand le prit dans ses bras. Élias lui murmura : « Armand, deux règles : protection et respect de l’autre. Ce ne sera pas toujours facile, mais c’est ta vie. Vis là ! » « Merci. Tu es formidable. Tu as tout changé, pour moi, pour eux. ». Le lendemain, quand Eugénie lui demanda s’il menait toujours comme ça ses interventions délicates, il lui répondit que non, car là, en plus, il y avait de l’amour. Elle lui rendit avec un beau baiser appuyé, le seul de toute leur relation.
***
Je n’étais pas sûr que Kerry, son ami, en sache autant sur Élias que moi. Peu de temps après qu’il l’eut rencontré, j’avais été surpris par l’aspect de ce garçon, aux antipodes d’Élias. Seul son regard valait le détour. On s’y accrochait et on s’y perdait volontiers. Ce n’était pas mes affaires, mais Élias était mon petit frère. J’avais bien vu son affection déjà forte pour Kerry. Élias s’étant écarté, je pris Kerry entre quatre yeux :
– Tu es attaché à Élias ?
– Oui, je crois que je l’aime, et je crois qu’il m’aime aussi, un peu.
– À cause de sa beauté ? C’est le plus joli garçon que je connaisse ! Et je ne dis pas ça parce que c’est mon frère, enfin, façon de parler !
– Oui, je sais, il m’a dit votre lien depuis votre enfance. C’est vrai qu’il est super beau. Mais c’est un plus, ce n’est pas pour ça que je suis attiré par lui.
– Ah non ?
– Non, c’est un mec bien, intelligent, intéressant.
Ces yeux ne mentaient pas. J’ai eu juste le temps de lui lancer, avant qu’Élias ne nous rejoigne :
– Kerry, je crois que je vais t’aimer autant qu’Élias !
Là encore, Élias ne sut rien de notre conversation. Chaque fois que nous nous croisions, j’avais un petit regard chaleureux avec Kerry. Nous nous comprenions.
Quelconque physiquement, il était un feu d’artifice intellectuel, un peu timide et en recul, une douceur dans l’amour, disait Élias. Son seul point faible était le prénom que ses parents lui avaient donné. Chérubin, car ils étaient fondus de Mozart. Peu de gens connaissent le vrai nom de Kerry.
***
Élias restera un mystère pour moi. Avec la maturité, il avait encore embelli. Sa voix s’était posée dans des graves harmonieux et l’entendre au téléphone était une caresse chaleureuse. Son charisme s’était amplifié, assorti maintenant d’une distance qui forçait le respect. Nous nous téléphonions souvent et je savais, rien qu’à son ton, s’il avait besoin de moi. Il restait d’une fragilité étonnante et je restais son confident. Ses rapports avec Kerry étaient amoureux et tendres, il se détendait avec lui, mais j’étais son seul confident.
Quand il venait à notre rendez-vous, avant qu’il ne me voie, je l’admirais dans son approche. Une multitude de regards l’accompagnaient, il avançait, insensible à la fascination qui l’enveloppait, bouclé dans une armure infranchissable. Dans son costume de travail, sur mesure, il était une gravure de mode. Avec un t-shirt et des baskets, son élégance et sa prestance demeuraient. J’appris, bien plus tard, que Camille l’avait conseillé dans ses débuts professionnels. Il avait vite appris et se présentait toujours dans une tenue parfaite, écrin très travaillé de sa beauté. Quand il m’apercevait, son armure tombait, pour moi. Je n’ai jamais compris cette transformation, ni comment elle se produisait, mais son premier regard sur moi me le rendait accessible. L’instant d’avant, j’étais, comme tous ces contemplateurs, incapable de l’aborder. Son sourire d’accueil était un bonheur. Son accolade, parfois son baiser, me hissait à sa hauteur. Le second déclic se produisait alors et il redevenait le petit en admiration devant son grand frère. Parfois, j’étais encore dans la retenue qu’il imposait et ce décalage m’obligeait à retrouver rapidement cette intimité inchangée depuis notre enfance.
Il souffrait toujours de son handicap, de cette attirance des autres vers sa personne. Ses habillements, sa tenue, ses attitudes, il s’en servait comme des protections, sans arriver à se libérer, renforçant encore sa perfection. Il avait besoin de redevenir le petit enfant sans souci, d’être sous protection. J’avais l’extrême privilège de pouvoir tenir ce rôle, toujours impressionné par lui.
***
Quelques années plus tard, au summum de sa maturité, Élias fut emporté en quelques mois par un crabe foudroyant, au pancréas. Mes échanges avec Élias prirent alors une intensité extrême avec le retour de la camarde, cette fois sûre de son coup. Ce ne fut qu’à ce moment qu’il évoqua sa tentative de suicide.
– Tu sais, Sylvain, je te dois deux choses.
– Tu ne me dois rien…
– La première, la meilleure, c’est quand tu m’as permis de franchir la ligne avec toi, de découvrir ma nature.
– Si je me souviens bien, tu m’avais dit que tu n’étais pas innocent. Et ces moments, je m’en souviens !
– Je n’étais pas complètement innocent, mais complètement ignorant. Avec mon copain, cela avait un petit jeu, avec toi cela a été l’acceptation, l’ouverture, la maitrise.
– Tu en rajoutes… Et puis, tu sais, comme tous les autres, quand nous avons commencé, j’ai été envouté par ta beauté.
– Peut-être, mais tu l’as fait avec gentillesse, pour moi, avant de le faire pour toi.
– Mouais !
– La plus belle, c’est de m’avoir permis de vivre cela.
– Hum ?
– Quand tu as permis que l’on me rattrape…
– Tu veux dire…
– Oui, quand j’ai voulu me tuer. Tu sais, ça a été vraiment dur.
– Oh, oui ! Je me rappelle nos interminables conversations au téléphone !
– Xavier ! Je m’en souviens tellement, mon premier petit ami, je l’aimais à la folie et je l’ai jeté dehors. Je pensais que je ne pourrais plus jamais vivre l’amour. On est con à cet âge !
– Mais non, tu étais tellement pris par ton image, tu ne pouvais plus te supporter.
– C’est vrai. Quand tu m’as appelé la veille… Nous avons parlé, longtemps. Comme à chaque fois, tu étais la voix de la raison, de la bienveillance, de l’amour. Quand nous avons raccroché, j’étais bien. J’ai même failli aller jeter à la poubelle les comprimés, ils étaient là, prêts à être avalés.
– Tu me dis ça maintenant !
– Oui, j’étais prêt à partir. Tu m’as tenu. Je me suis endormi comme une souche, à fond. Le lendemain matin, ça allait encore. Et puis tout d’un coup, tout a lâché. J’ai tout avalé, je me suis étendu. Les effets commençaient, j’étais bien. Et puis, je me suis souvenu : la veille, je t’avais promis de ne rien faire, de te rappeler. Je n’avais pas tenu ma promesse. Alors, je t’ai appelé, pour te dire. Je ne voulais pas te quitter sur un mensonge. Je ne pouvais plus parler. Je ne t’ai pas entendu. Quand je me suis réveillé… La suite, tu la connais.
– Élias, tu ne pouvais pas faire ça, tu m’aurais tué. Tu fais partie de moi, je serais mort aussi.
– Pourtant, demain ou après-demain, je ne serai plus là…
– Ce n’est pas pareil. Tu es en moi et tu le resteras toujours.
Cinq jours après…
***
À l’église, à l’enterrement, je n’ai jamais vu tant de monde ni tant de larmes. Derrière sa famille, au premier rang, il y avait Kerry, entre Eugénie et moi, inconsolable, son opposé, son complément.
Je sais qu’Eugénie le pleure toujours. Sa disparition a aussi mis fin à nos diners annuels à quatre. Sa place vide serait tellement vide. On n’éteint pas une telle lumière si vite sans faire des dégâts.
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