Chapitre 2 : Départ
Salle de réunion
Centre spatial de Kourou, Guyane
Alors que les derniers préparatifs battaient leur plein, le capitaine Tenson avait été convoqué par l'ingénieur-chef Ravishna. La pression des politiques s'étant éloignée, tout du moins physiquement, celui-ci pouvait reprendre normalement la conduite de la mission. Toujours ponctuel, l'Anglais déboucha dans le dernier couloir et se dirigeait droit vers la porte de la salle de réunion. A l'autre bout, un autre officier venait de surgir et semblait avoir la même porte comme objectif. Les deux hommes allaient à la même vitesse et ne la modifièrent pas. Arrivés devant la porte, ils s'arrêtèrent en se dévisageant, les deux voulant à l'évidence entrer dans la pièce. Celui qui faisait face à Tenson était de bonne taille, comme lui. Il avait les cheveux très courts, brun, mais sans pilosité faciale. En revanche, sa carrure était plus large que celle du capitaine. Après quelques secondes, l'Anglais s'adressa poliment à son homologue en inclinant la tête :
« Colonel Taizhong, je présume ?
-Tout à fait. Vous devez-être le capitaine Tenson. Honoré de vous rencontrer.
-Moi de même. »
Sans plus d'échanges, le capitaine tendit la main vers la porte, indiquant qu'il laissait son supérieur entrer en premier. Celui-ci donna un coup de menton en retour et ouvrit la porte. L'ingénieur-chef Ravishna les y attendait. Il semblait préoccupé, encore derrière son bureau, mais il retrouvait des couleurs et se leva immédiatement à l'entrée des deux militaires.
« Vous voilà, parfait ! Nous n'avons pas beaucoup de temps, messieurs. J'ai trouvé bon de vous réunir afin que vous échangiez directement sur la mission et sur votre équipe. Le colonel Taizhong ne devait pas faire partie de l'expédition Columbus, mais son expertise et ses talents nous ont paru...
-Je vous arrête, le coupa Taizhong. Je suis ici car les administrateurs Chinois, soutenus par d'autres, ont voulu rétablir l'équilibre dans les effectifs commandants. »
Ravishna ne savait visiblement pas quoi répondre et sa mine devenait déconfite. Il tapotait les coutures de son pantalon en regardant vaguement le colonel qui ne disait rien de plus. Tenson, intrigué, interrogea Taizhong :
« Que voulez-vous dire ? Quel équilibre ?
-Vous êtes un militaire comme moi, capitaine, et nous ne nous occupons pas de politique. Mais puisque nous sommes presque seuls, permettez moi d'être franc. Beaucoup de gens sont agacés par la prédominance des anciens Atlantiques. Je sais que vous avez proposé les noms de ces navettes, en hommage à votre découverte de nouveaux continents. Le président lui-même descend de cette Europe et ne peut qu'approuver. Mais tout le monde n'est pas de cet avis. »
Tenson comprenait subitement. Il connaissait la liste des effectifs : les trois officiers supérieurs venaient d'anciens pays d'Europe de l'Ouest. Son univers mental était rempli d'histoires et de personnages issus de cette vieille et noble europe ou de ces jeunes et florissantes amériques. Pour lui, nommer les navettes comme des caravelles d'explorateur était logique. Mais il se rendait compte qu'il ne s'était à aucun moment demandé ce que pouvait en penser le reste du monde. Il était évident que les Chinois et d'autres exigeraient des places qui leur reviennent de droit, au vu de leur contribution tout aussi importante. Il pinça les lèvres et parla prudemment :
« Je crois comprendre, colonel. Je crains d'avoir sous-estimé la portée de ma proposition. Je vous prie de bien vouloir m'excuser si cela vous a heurté. Je suis heureux d'être sous vos ordres pour cette mission. Souhaitez-vous que je vous présente les états de service des officiers qui nous accompagnerons ? »
Le colonel hocha la tête respectueusement. Il semblait comprendre que le capitaine n'avait pas agi avec toute la conscience qu'il aurait dû avoir, et ne lui en voulait pas. En réalité, il préférait adresser intérieurement ce reproche à tous les responsables qui connaissaient les tensions politiques, à la différence de Tenson. Ce dernier se fit apporter un dossier par Ravishna et commença la liste des quelques noms. Il commença par l'officier le plus gradé en dehors du colonel, à savoir lui-même.
« Capitaine Tom Tenson, légion Anglaise. »
Il expliqua brièvement son parcours en lisant sa courte biographie et ses états de service, sans ajouter aucun commentaire personnel. Engagé toute sa vie dans l'Armée, diplômé des meilleures écoles militaires de l'Angleterre, il avait toute l'expérience requise ainsi que le recul nécessaire. Il avait par ailleurs la meilleure note relationnelle de sa promotion. Le fait que son père était général d'Etat-Major et sa mère sénatrice et diplomate n'étaient presque plus que des détails.
« Lieutenante Carmen Federico, légion Espagnole. »
Cette fois, Taizhong nota que le capitaine prenait le temps de détailler ce qui était écrit. La lieutenante Federico avait déjà servi sous ses ordres et il en avait une haute opinion. Elle était née dans un village du Nord de l'Espagne, d'un père militaire et d'une mère scientifique. Le capitaine mentionna une sœur qui était civile. Visiblement, il avait déjà longuement échangé avec elle, connaissant par exemple son intérêt pour la géologie. Mais Tenson insistait surtout sur son parcours dans une école militaire à Cadix et à sa carrière remplie d'opérations contre des pirates et des pillards.
« Lieutenant Maxime Henri, légion Française. »
Le capitaine portait cette fois l'accent sur le profil atypique de cet officier. Il possédait deux parents ouvriers, eux-mêmes issus de familles d'agriculteurs à la surface dans le Sud de la France. Ceux là avaient été forcés de se reconvertir lors du repli sous terre. En souriant, Tenson évoquait l'opposition des parents à l'engagement de leur fils, ainsi que les appels inquiets qu'ils faisaient au centre-relais des Armées. Après une fugue, un officier référent parvînt enfin à convaincre les parents que leur enfant aurait un poste sans danger. Ses états de service mentionnent donc plusieurs années de garde. Ne tarissant pas d'éloges, il expliqua comment Henri avait été promu lieutenant lors de l'attaque contre le siège du gouvernement en 2109. Celui-ci avait pris le relais d'un officier tué et organisé la défense de l'aile du bâtiment où le conseil des ministres se réunissait.
*
Surface de la Terre
13 juillet 2114
Site de décollage des navettes
En ce jour, tout est prêt, engins comme équipages. Ces derniers sont chacun en colonne, leur officier en tête. Chacun retient son souffle, et l'appréhension se mêle à l'envie. Casques sous le bras, ils s'apprêtent à sortir. Le colonel Taizhong se retourne vers ses hommes et leur lance :
« Je ne ferai pas de discours, car vous savez toutes et tous ce que l'on attend de vous. Vous accomplirez votre mission sous mon commandement. Le dos droit et la tête haute ! »
La grande porte d'acier coulisse, laissant paraître la surface désolée de la Guyane : là où de vastes forêts s'étendaient auparavant, on ne trouve que de la terre aride. Le centre de Kourou, déplacé à l'intérieur des terres à l'époque de la montée des eaux, se maintient seul. Les trois transports et les installations nécessaires à leur décollage se distinguent dans cet environnement de désastre. La saleté et la pollution donnent au ciel une couleur entre le brun et l'orange, des amas de poussière traversent la zone, et les rares personnes sans masques toussent de dégoût. Quelques épaves de véhicules, quelques vieilles caisses parsèment la surface. Les restes en ruines des entrepôts et des centres de commandes sont encore visibles aux alentours. De chaque côté des équipages, des centaines de personnes en combinaisons attendent au garde à vous, créant un chemin tracé jusqu'à la tribune, surplombée par un écran géant. L'Ode à la joie, devenue l'hymne de la Fédération Terrienne, laisse retentir ses premières notes. Aussitôt, les officiers s'avancent de leur pas militaire, suivis par les membres de l'expédition Columbus. Une fois le groupe arrivé à la tribune, le visage du président de la Terre s'affiche sur l'écran géant. Son discours semble classique, sa voix lassante, personne n'écoute sérieusement et l'appréhension devient impatience. Après quelques minutes, le président lance laconiquement « Bonne chance ».
« La chance n'existe pas » murmure Tenson, avant de donner l'ordre de grimper dans les navettes. Les derniers chargements sont faits, ainsi que les derniers rapports du matériel et des équipements. Un homme et une femme en civil arrivent alors au sas de la navette et interpellent le capitaine Tenson :
« Bonjour monsieur, permettez-nous de nous présenter. Je suis Delaram Yazdi, et voici mon confrère Ethan Harris. Nous sommes tous les deux journalistes et nous avons une accréditation du gouvernement pour couvrir l'expédition Columbus.
-La presse ? J'ai en effet été prévenu tardivement, soupira l'officier. On ne m'a jamais dit pour qui étaient réservées les places vides. Pourquoi ne vous-êtes vous pas présentés avant ?
-Consigne du ministère. Ils nous ont assuré que nos justificatifs seraient suffisants. Ils nous ont déjà fait passer toute une série de contrôles, croyez moi.
- Si cette accréditation est valable, je n'aurais effectivement pas le choix. Si vous pouviez montrer tout ça au major Malou, je vous en serais reconnaissant, je n'ai hélas pas trop de temps.
-Merci tout de même, capitaine ».
Les journalistes se présentèrent donc à l'un des officiers de l'opération. Après une vérification minutieuse et une confirmation électronique, il donna son accord. Tenson décida de placer Yazdi dans la Pinte et Harris dans la Nina, le colonel Taizhong occupant la place supplémentaire de la Saint Mary. C'était la deuxième fois que lui et Tenson se rencontraient, à quelques minutes du départ. Le Chinois entra dans le sas et resta droit, jetant un œil à tout ce qui l'entourait. Après avoir analysé l'environnement et les membres d'équipage, il salua son capitaine :
« Satisfait de vous retrouver, capitaine Tenson.
-Moi de même, colonel. Avez-vous eu les précisions que vous attendiez ?
-On m'a dit que puisque vous dirigiez une des trois équipes, vous n'auriez peut-être pas le temps de faire le travail de synthèse et de comptes-rendus pour le ministère.
-Et qu'en pensez-vous ?
-Vous gérez ces équipes depuis des années, répondit-il en regardant autour de lui. Je préfère ne pas vous sous-estimer et je me demande si je vais réellement servir à quelque chose. Je ne sais même pas ce qu'il y a dans toutes ces caisses. »
Tenson esquissa un sourire, que Taizhong lui renvoya. Il était inquiet qu'un supérieur pesant et autoritaire ne ralentisse la mission, mais l'homme qui leur avait été assigné semblait de bonne volonté. Il n'était pas le plus chaleureux mais l'Anglais comprenait qu'il serait un atout.
« Ne vous inquiétez pas colonel, tout le monde aura son utilité une fois sur Mars. »
Cela faisait maintenant trois heures depuis la fin du discours du président. C'était la procédure habituelle. Les réservoirs sont alors mis sous pression, les moteurs sont allumés. Puis, à la fin du compte à rebours, dans un vacarme assourdissant et au milieu d'une tempête de poussière, les trois appareils décollent les uns après les autres en direction de l'espace, leur trajectoire se courbant petit à petit.
*
Navette Saint Mary
Poste de pilotage
« Ouvrez une communication avec la Pinte et la Nina. »
Tenson, Taizhong et deux techniciens se trouvaient dans le poste de pilotage de la navette. Derrière les sièges, des écrans étaient fixés à la paroi latérale. Ceux-ci grésillèrent le temps des réglages, puis deux visages apparurent. Sur la gauche, c'était celui du lieutenant Henri : cheveux et yeux bruns, grand, la trentaine, les mains dans le dos, l'air aimable. Sur la droite, c'était celui du lieutenant Federico : brune également, à l'air un peu plus jeune que Henri, elle paraissait sévère mais un sourire atténuait cette impression.
« Henri, Federico. A présent que nous sommes en vol, je me dois de vous transmettre nos objectifs précis. Le voyage durera un peu, alors nous aurons tout le temps d'en parler par la suite. Premièrement, la reconnaissance. Notre but est d'évaluer si oui ou non, notre peuple peut se redéployer sur Mars et reconstruire notre civilisation en harmonie. Nous allons donc devoir procéder à de nombreux relevés : atmosphériques, topographiques, nous allons devoir analyser le contenu des sols. En bref : nous devons établir un rapport précis de cette planète selon notre expérience personnelle et directe.
-Oui monsieur, conformément à ce que l'on nous a transmis.
-Je n'ai pas fini, le coupa Tenson. Deuxièmement... »
Le capitaine fit une pause, comme s'il devait encore décider de poursuivre ou non sa phrase. Les deux techniciens échangèrent un regard intrigué : le colonel Taizhong, qui savait quel sujet serait abordé, leur lança un regard qui leur fit immédiatement reprendre leurs contrôles sans se soucier de la conversation - du moins en apparence.
« Deuxièmement, l'établissement. Deux cas de figures sont envisagés. Soit la mission est un échec et nous repartons sur Terre, soit la mission est une réussite. Et dans ce cas, nos ordres ont changé. Nous devrons utiliser les ressources restantes non pas pour rentrer, mais pour nous établir momentanément sur la surface Martienne.
-Vous voulez dire que si Mars est acceptable comme foyer, nous devrons y rester ?, s'inquiéta le lieutenant Henri. Seulement nous pour l'instant ?
-Exactement. Nous préviendrons le centre de lancement qui avertira le gouvernement. Des mesures seront alors prises pour commencer à évacuer la population Terrienne vers notre position. Des navettes de type cargos de transport ont commencées à être construites en même temps que nos propres navettes, une flottille est donc presque déjà opérationnelle. Ce sera une opération coûteuse en temps et en argent, mais c'est le seul espoir que nous ayons. »
Un court silence pesa dans la navette. Le Français semblait perplexe mais la lieutenant Federico n'était pas décidée à laisser passer l'information :
« Mais comment allons-nous évacuer 21 milliards de personnes avec des cargos ? C'est impossible, capitaine.
-Je le sais aussi. Je crois que nous faisons partie des personnes assez privilégiées pour ne pas rester sur cette Terre.
-Nous allons laisser des milliards de gens sur cette poubelle ?
-Ecoutez bien, tous les deux. Nos ordres ne sont pas de trouver comment évacuer ces gens. Je suis sûr qu'en temps voulu, le gouvernement se rendra compte que c'est possible, et il le fera. Personne n'abandonnerait autant de gens à une mort certaine. Pour le moment, nous ne pouvons pas les contredire. Bref. Nous avons de quoi établir un campement qui nous servira de base en attendant les résultats de nos tests. Si tout est positif, nous donnerons le feu vert pour que les renforts arrivent. Lorsqu'ils seront là, tout sera beaucoup plus simple pour tout le monde, j'en ai la certitude. J'en viens désormais au troisième objectif, la défense. Personne sur Terre ou dans ces navettes ne sait exactement ce qu'il y a sur Mars. Peut-être qu'il n'y a rien, bien sûr. Mais peut-être que si. Et s'il y a quelque chose, et que ce je ne sais quoi viendrait à être hostile, il faudra tenir notre position un long moment. Cela risque d'être dur, mais nous sommes surentraînés et suréquipés. Je sais que je peux faire confiance à chacun de vous. Et concernant le transfert de la population, je préférerais que les deux journalistes n'en entendent pas parler. »
Henri et Federico eurent le même réflexe et tournèrent la tête dans leurs postes de pilotage respectifs. Le capitaine posa sa main sur le front et ne put contenir un rire à peine audible. Il avait évidemment conseillé à ses officiers de traiter ces invités avec confort, et ceux-ci avaient appliqué la consigne.
« Je vois, ils sont dans vos postes de pilotage ? »
Les deux officiers hochèrent la tête d'un air gêné.
« Et bien, ça vaut peut-être mieux ainsi. Tout le monde est au clair avec cette mission maintenant. Sur ce, nous reprendrons la conversation quand l'un de nous en estimera le besoin. Tenson, terminé. »
Les différents écrans de communication s'éteignirent. Tenson sortit de la cabine et fut rejoint par Taizhong. Ce dernier se mit assis à côté de lui et l'interrogea calmement.
« Vous pensez avoir fait le bon choix ?
-Vous auriez peut-être préféré que je ne leur dise qu'à la fin. Mais je ne dissimulerai pas la mission à mon équipe. Nous avons nos ordres et ils devront les suivre comme nous.
-Je comprends, répondit le colonel en hochant la tête. Mais ce sont des ordres très difficiles. Est-ce qu'ils accepteront de tout accomplir pour remplir cette mission ?
-Ils s'en voudront probablement toute leur vie, mais pour le moment il n'y a pas d'autre choix. Ce sont des professionnels, je sais que leur sens du devoir sera plus fort que tout.
-Pensez-vous réellement que le gouvernement tentera d'évacuer le reste de la population ?
-Honnêtement, je n'en sais rien. Je l'espère. J'aimerais que nous ne soyons pas complices de l'abandon de milliards de personnes.
-Moi non plus. Mais vous avez raison. Pour l'instant, ce n'est pas encore notre problème.»
Les navettes continuèrent à filer vers la planète Mars, pour les semaines de voyage qu'il y avait à faire. Le transfert de la population ne fut pourtant plus évoqué, sauf par les deux journalistes, Delaram Yazdi et Ethan Harris. Personne ne donna suite à leurs interrogations, pas même les membres d'équipage informés par leurs officiers respectifs.
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