Chapitre 6 Espace et conséquences

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système Alpha Centauri, lune

Artémis était toujours endormie et récupérait des forces grâce aux soins administrés par Ernest. Les indicateurs vitaux étaient affichés sur un des écrans du poste de pilotage. Ernest y jetait de brefs coups d’œil tout en pilotant le vaisseau qui se rapprochait de la lune. La voix robotique s’adressa à lui d’une voix soucieuse :

— N’est-ce pas risqué de l’emmener à la maison maintenant ? interrogea l’IA.

— Que veux-tu que je fasse, la laisser à son triste sort ? Ce n’est pas aussi simple... Et imagine si les rôles étaient inversés ! Je serais bien content qu’on vienne à mon secours. Et je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu’elle a quelque chose d’étrange en elle.

— Une maladie ? Un problème ? demanda la voix robotique, préoccupée.

— Non, je ne parviens pas à le définir, mais elle n’est pas comme les autres. Dis-moi si nous ne sommes pas suivis ; nous approchons.

Quelques minutes plus tard, Ernest entama une descente progressive pour ne pas trop bousculer Artémis, toujours évanouie. Alors qu’il descendait dans l’atmosphère, un épais brouillard enveloppait le véhicule spatial. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de dix mètres. De gigantesques éclairs zébraient le ciel dans ce paysage chaotique. Ernest actionnait plusieurs manettes et boutons pour faciliter l’atterrissage.

— Arrivée dans dix minutes. Température : -100 °C, tempête violente prévue pour une semaine, annonça l’assistante d’Ernest.

— Ça faisait longtemps ! La dernière tempête de type E remonte à trois semaines ! Il fallait bien que ça revienne. Bon, j’aurais préféré un autre moment, mais on va s’adapter. Connecte-toi à la maison et active les générateurs ainsi que les portails de sécurité. Allume les chauffages et prépare la salle de soins.

L’avantage d’un monde doté d’une technologie avancée était que tout pouvait se faire à distance et sans trop de difficultés.

« Enclenchement des rétrofusées, diminution de la vitesse de 40 %. »

Quelques secondes passèrent et l'appareil descendit de plusieurs mètres.

« 60 %, enclenchement des bras et ouverture des volets. »

« Préparation de la rampe d’atterrissage. »

« 70 %, coupure des réacteurs à fusion et des moteurs auxiliaires. »

« 80 %, inversion poussée, perte de vitesse de 88 %. »

« 90 %, stabilisation du véhicule, contact dans 5, 4, 3, 2, 1. »

« Coupure générale. »

Le véhicule s’immobilisa enfin sans trop de secousses. Ernest se précipita vers Artémis et l’attrapa délicatement dans ses bras puissants, faits de carbone et de pistons.

— Je suis navré, mais il y a une tempête et la température est très basse, j’espère que vous ne m’en voudrez pas trop à votre réveil, dit-il, soucieux du bien-être de sa nouvelle invitée.

Ses yeux s’ajustèrent et aussitôt, un bras métallique sortit de son dos. Une large toile en microfibre se déploya également. Une fois dehors, ils purent traverser l’orage sans crainte. L’obscurité et la tempête rendaient la visibilité quasi nulle, mais, grâce à ses yeux bioniques, Ernest voyait comme en plein jour. Il parcourut une longue distance avec Artémis dans les bras sans sourciller. La pluie violente tombait en trombes sur le sol et les rafales de vent soufflaient à des kilomètres par heure sans le perturber. Des éclairs transperçaient le ciel lourd d’énergie. Au loin, sous les éclairs, des buildings apparurent. Il y en avait des centaines, certains entiers, d’autres à moitié effondrés, donnant au paysage une ambiance sinistre et effrayante.

Une fois à l’intérieur de la maison, le bras en métal reprit sa place. Ernest déposa provisoirement Artémis sur un banc avant de préparer la salle de soins. La demeure d’Ernest était à l’image de son vaisseau : très technologique, avec des couleurs sobres et une décoration épurée. En tant qu’IA, il n’avait pas besoin de beaucoup de choses. Selon ses envies, la maison pouvait s’adapter : chaque mur était amovible et modifiable en fonction des besoins. Par exemple, la pièce principale pouvait se transformer en salon, en salle de réunion ou en dortoir en cas de nombreuses visites. Ernest avait conçu la maison pour qu’elle puisse répondre à toutes les attentes. Tous les murs étaient stockés en sous-sol, avec un impressionnant mécanisme caché sous le plancher permettant leur déplacement.

La salle de soins était prête. Ernest y déposa Artémis sur une table et alluma un ensemble d’écrans. Son assistante vocale suivait ses actions, activant les appareils à distance. Les signes vitaux d’Artémis s’affichèrent.

— Selon les indicateurs, votre invitée assimile bien le traitement, mais cela ne va pas suffire ! Il lui faut de la nourriture humaine. Elle est dans un état de maigreur préoccupant !

— Je sais, nous devons avoir ce qu’il faut. Fais un inventaire de toutes nos ressources ! répondit-il en regardant la jeune femme toujours inconsciente.

L’écran principal n’indiquait pas seulement les battements de son cœur, mais aussi son taux d’hémoglobine, ses carences en nutriments et ses allergies. Il avait devant lui l’intégralité du dossier médical d’Artémis. Il savait même d’où elle venait et quels étaient ses antécédents familiaux.

— Je suis navré de devoir fouiller ainsi dans votre vie privée, mais j’en ai besoin pour savoir ce que vous pouvez manger ou non, et je dois évaluer les risques potentiels à court terme, dit Ernest en contemplant la jeune femme.

Au même moment, le rythme cardiaque d’Artémis s’accéléra et une alarme retentit. Artémis sursauta et ouvrit enfin les yeux.

*

Je me réveillai enfin après un long moment d’absence. J'ignorais combien de temps j’étais restée inconsciente. Une lumière vive m’aveuglait; j’avais du mal à distinguer mon environnement. J’ignorais où j’étais et comment j’avais atterri ici. Ma vision était encore trouble et mes oreilles bourdonnaient. Un mal de tête lancinant me rendait folle. Je sentais mon sang battre dans mes tempes, mon cœur tambouriner dans tout mon corps affaibli par le voyage. Un homme se tenait près de moi, me souriant et semblant attendre une réaction. Son visage m’était inconnu. J’étais allongée sur une table inconfortable, dans une pièce ressemblant à une salle d’hôpital. Autour de moi, des écrans affichaient toutes sortes d’informations. Sur une table en verre, des boîtes, des médicaments et diverses poches de substances que je ne parvenais pas à identifier. Il était évident que je me trouvais dans une salle de soins, mais où ?

L’inconnu se pencha vers moi et me força doucement à m’allonger en montrant l’écran à ma droite, qui affichait mes signes vitaux. Ils n’étaient pas bons : j’étais clairement en état de malnutrition et mon corps souffrait de multiples carences, ce qui expliquait mon évanouissement et mon affaiblissement.

— Ne bougez pas, laissez les perfusions agir et reprenez des forces, dit-il.

— Qui êtes-vous ? demandai-je en regardant les perfusions branchées à mes veines. Et que m’injectez-vous ?

L’inconnu se recula, voyant que j’étais terrorisée. Il ne semblait pas agressif et, dans son regard, je sentais qu’il ne cherchait pas à me faire du mal.

— Je me nomme Ernest, IA humanoïde. Je vis ici depuis de longs cycles, reclus de la civilisation. Je vous ai injecté du fer, des vitamines et d’autres nutriments pour que vous récupériez. Votre voyage a été très éprouvant.

Il parlait avec douceur et proximité, comme s’il me connaissait, mais c’était la première fois que je le voyais. J’étais totalement confuse, désorientée, comme après une immense gueule de bois. Je cherchais dans ma mémoire la raison de ma perte de connaissance et pourquoi j’étais si dénutrie. Peu à peu, des bribes de souvenirs me revinrent : je revoyais cette énorme masse noire m’attirant vers elle. Le vaisseau spatial tremblait, s’étirait alors que je progressais dans ce qui ressemblait à un trou de ver. La force d’attraction était si puissante qu’il était impossible de s’en extirper. J’entendais la voix d’Ava qui me conseillait de ne pas désespérer, de manger, de tenir bon. Mais à quoi bon, quand mes chances de survie étaient quasi nulles ?

— J’ai traversé un trou de ver, dis-je d’une voix faible et pâteuse.

— C’est exact, et c’est impressionnant, surtout avec un véhicule comme le vôtre ! Vous avez eu beaucoup de chance. Il aurait pu se disloquer pendant la traversée. Vous avez perdu connaissance après et dérivé un moment dans l’espace. En outre, je vois que vous étiez en cryostase pendant longtemps, ce qui peut altérer votre corps et votre esprit : amnésie, désorientation, sensibilité à la lumière, bourdonnements dans les oreilles.

— Cela n’explique pas ce que je fais ici, insistai-je.

— Comment et pourquoi vous êtes arrivée dans le système Centauri, je ne le sais pas. J’attendais que vous me le disiez. Quant à votre présence ici, nos chemins se sont croisés par hasard. Je passais près de votre appareil quand j’ai reçu votre alerte et j’ai décidé d’aller voir. Je vous ai trouvée en piteux état, à l’article de la mort. Je vous ai ramenée sur mon vaisseau et amenée ici pour vous soigner. Vous êtes la première humaine que je sauve, ajouta-t-il avec un sourire.

Je n’avais jamais vu une IA comme lui. Il avait tout d’un humain : le regard, le visage, les expressions, même la voix naturelle et fluide. Rien ne laissait penser qu’il était une machine. C’était très différent d’Ava, qui ne se manifestait que par un écran de contrôle. Cette IA me fixait constamment, m’analysait et cela me mettait mal à l’aise.

— Combien de temps allons-nous rester ici ? Il faut que je retourne chez moi, dis-je.

— Cela dépend de votre capacité à vous régénérer. Quant à retourner chez vous... je crains que ce ne soit compliqué. Si j’ai bien analysé votre corps et les informations dont je dispose sur votre véhicule spatial, vous venez de la Terre. Vous êtes partie en 2024, mais…

Ernest s’interrompit, me jetant un regard compatissant et gêné, comme s’il redoutait de finir sa phrase. Il affichait une sensibilité étonnante pour une IA, véritablement préoccupé par mon bien-être.

— Ce que je vais vous dire risque de vous choquer. Mais je dois vous dire la vérité.

Il prit place à ma droite et baissa la tête comme quelqu’un qui s’apprête à annoncer une mauvaise nouvelle.

— La Terre n’est plus. Elle a disparu il y a des cycles. Vous avez dérivé pendant des années. Je suis navré, votre rythme cardiaque s’emballe. Cette nouvelle vous bouleverse, je le sais. Mais je ne pouvais pas vous mentir. La confiance et l’honnêteté sont les fondements d’une relation stable et durable.

— Mon père avait raison et personne ne l’a cru ! Le Soleil et sa fusion ont détruit notre planète, dis-je, la voix brisée, noyée de larmes.

— C’est exact. William Fitzgerald était un éminent scientifique du XXIe siècle. Il a mené beaucoup de travaux…

— Stop ! Je sais quand il a disparu et qui il était. C’était mon père, lançai-je d’un ton abrupt, blessée et amère.

Je n’avais pas besoin qu’on me rappelle ces souvenirs douloureux. Mon existence n’avait plus de sens; j’étais l’ombre de moi-même, une sorte de fantôme errant pour l’éternité, cherchant désespérément ce qu’il lui manquait. Comme si le trou de mémoire ne suffisait pas, je n’avais plus de chez moi, plus d’amis, plus de famille. Rien. Une vague de rage et de désespoir m’envahit. Une douleur indescriptible grondait au plus profond de mes entrailles. Je n’avais plus rien à perdre et je laissai cette douleur sortir, criant et sanglotant tout ce que j’avais retenu pendant des mois, des années. J’étais un fauve en cage, brûlant de rage et de douleur. Mon sang bouillait dans mes veines et ma peau semblait en feu.

Allongée, désemparée, je sentais mon esprit divaguer. J’entendais et voyais des choses qui n’étaient pas là. Je revoyais William me sourire. Je me voyais, enfant, jouer dans le jardin de notre maison. Les souvenirs heureux et douloureux se confondaient. Je revoyais le visage de ma grand-mère pleurant la disparition de son fils. J’entendais la voix de mon père me promettant de revenir.

— Prenez-moi cette douleur ! hurlai-je à Ernest, démuni face à ma détresse.

Il me prit dans ses bras pour me réconforter et je sentis une aiguille se planter dans ma peau. En quelques secondes, mon corps se relâcha, la haine s’évanouit. Mon corps devint lourd, comme attiré par la gravité, et je sombrai.

— Calme-toi, petite nébuleuse, dit doucement Ernest en essuyant mes larmes.

— Qu’avez-vous dit ? murmurai-je.

Je n’eus pas le temps de finir ma phrase. Je m’éteignis, emportée par le sédatif. Avais-je mal entendu ? Il n’avait pas pu dire « ma nébuleuse ». Seul mon père m’appelait ainsi, lorsque j’étais petite.

— Reprends des forces, tu as une longue route à parcourir, murmura-t-il en me couvrant d’une couverture.

Il se releva lentement et me laissa plonger dans un sommeil profond.

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