Les exilés - 2
Ce soir-là, il y eut fête au village, que la troupe de jongleurs anima du mieux qu’elle le put. Blanche n’y participait pas. La société de ses semblables l’effrayait et l’attirait tout à la fois. La foule est féroce envers les vulnérables, et il n’y a guère plus vulnérable qu’une personne sans mémoire, c’est-à-dire sans parenté, sans passé, sans clan : marginale par toutes les manières dont on puisse envisager sa situation. En même temps elle avait du goût par la musique, les rires, les démonstrations de joie : tout cela éveillait quelque chose dans sa conscience qui ressemblait presque à un souvenir. Dans sa vie précédente, elle en était sûre, elle avait aimé tout cela, et parfois été reine de la fête. Et surtout, comme une coupe vide avide de se remplir, elle était attirée par la compagnie de tous ces étrangers, qui contenaient tous une histoire là où elle n’avait qu’une page blanche. Elle aimait les écouter, les voir vivre, les entendre parler : elle s’en nourrissait. Ils avaient tous des liens, une famille, une place légitimée par des années d’existence : c’était pour elle un émerveillement en même temps qu’une immense souffrance.
Aussi se tenait-elle à la lisière des réjouissances, à demi celée dans l’ombre épaisse d’une maison, s’abreuvant de loin des chants et des rires. Solange soudain fut près d’elle, comme si elle savait toujours où la trouver. Elle lui adressa un sourire éclatant comme un astre au milieu de sa figure brune encore enténébrée par la nuit. Blanche la prit aussitôt dans ses bras et Solange lui rendit son étreinte ; elles s’embrassèrent. Les lèvres de Solange avaient un goût d’alcool de fruit.
– Ma Blanche, ne veux-tu pas nous rejoindre rien qu’une heure ?
– Non, Solange, je n’en ai point l’humeur. Mais va donc t’amuser, ne te préoccupe pas de moi : tes amis vont t’attendre.
– A cette heure, ils n’ont pas besoin de moi pour s’esbaudir, tu sais ! Je suis bien avec toi. Viens, faisons un tour.
Elles déambulèrent par les chemins presque déserts. Le bruit de la fête s’amenuisait, au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient de son épicentre. Elles surprirent quelques fois des couples qui étaient allés chercher comme elles chercher un peu d’intimité, et s’empressèrent de s’écarter en pouffant tout bas. Solange lui racontait les péripéties de la fête, telle bagarre qui avait démarré avant une réconciliation autour d’une chope d’hydromel, tel couple en formation, tel étranger qui avait tenté de lui mettre une main aux fesses. Blanche fronça les sourcils à cette dernière évocation, mais Solange rit :
– Ah, ne t’en fais donc pas ! Je lui ai vite fait comprendre son erreur, et il n’oserait récidiver, je gage, de peur de connaître de trop près la caresse de mon coutel.
Blanche rit à son tour devant la hardiesse fanfaronne de sa compagne, qui trouvait son écho dans son propre caractère.
Oui, sans Solange, elle serait devenue folle sans aucun doute ; mais son amour avait été l’amarre miraculeuse pour son âme à la dérive. Nul ne peut aimer plus absolument qu’une âme vierge de tout souvenir ; car Solange était tout pour elle, un « tout » qui ne peut se concevoir à tout autre être humain, pourvu de nombreuses attaches affectives. La voix de Solange était la mélodie de sa vie, son pas en était le rythme. Nul foyer n’était vraiment chaud sans sa présence ; nul miel n’était vraiment doux que celui qu’elle recueillait sur sa bouche. Dans ses yeux elle avait acquis une existence, une identité : elle était sa Blanche, et ce n’était pas peu. Elle aurait voulu le lui dire, mais elle était loin d’avoir l’éloquence de la conteuse, et les mots sortaient encore avec difficultés de sa gorge, comme s’ils avaient un trop long chemin à parcourir. Alors elle se contentait des gestes, des caresses, de ses douces pressions qui disent tout, et la Solange les comprenaient aussi bien que si elle avait chanté ses sentiments.
Alain avait été ravi de la fête, particulièrement des chants et des contes des jeunes jongleresses qu’il avait trouvées fort accortes. Malheureusement, aucune n’avait répondu positivement à ses avances ; la brune – certainement du sang arabe dans ses yeux noirs-là – avait bien failli lui couper la main lorsqu’il l’avait trop imprudemment approchée. Il avait cru un moment que tout le village allait lui battre plâtre, lui l’étranger, et avait préféré quitter la place. Mais il avait décidé de s’attarder quelque peu dans ce village si plein de charme, si malvenu qu’on l’y faisait sentir ; de toute manière, il était malvenu partout. De mercenaire Alain avait été brigand, mais s’était enfui à propos lorsque le repaire de ses compagnons avait été assailli par les soldats du bailli ; depuis il errait à l’aventure, maraudant lorsque sa bourse se faisait trop vide, offrant sinon ses services à qui les voulait bien, et ses services revenaient invariablement au maraudage, puisque l’individu ne savait guère faire autre chose que voler ou tuer proprement son prochain.
Ce matin-là, le lendemain de la fête, il s’était éloigné quelque peu pour rejoindre un agréable petit bois, dont les taillis avaient été clairsemés à propos, et se proposait de s’exercer un peu au tir à l’arc, art dans lequel il n’était pas peu fier d’exceller. Il se choisit un beau tronc et recula d’une distance suffisante pour l’exercice. Il commença par lancer quelques flèches simples pour se dérouiller le bras ; puis s’amusa à bouger, à se retourner d’un coup et à ajuster le plus rapidement possible pour tirer sans délai.
Le bruit d’un pas dans son dos l’interrompit au moment où il saisissait une nouvelle flèche au carquois de sa ceinture. Il se retourna : il vit une femme, si pâle et si immobile qu’il crut un instant à une créature des bois. Ses longs cheveux châtains flottaient librement dans son dos ; elle portait une tunique simple avec des braies. Elle ne souriait point ni ne faisait le moindre geste de connivence ou de salut ; réellement il y aurait eu quelque chose d’un peu inquiétant dans sa manière de le regarder fixement sans rien dire – s’il avait été du genre à s’effrayer d’une simple femme. Il ne devait s’agir que d’une simple d’esprit, ou peut-être d’une folle.
– Hé bien, ma jolie, que fais-tu dans ces bois ? fit-il avec un geste encourageant comme on tente d’attirer un animal farouche.
Elle fronça les sourcils et ne répondit miette ; mais, par gestes, elle désigna son arc, son carquois, puis elle-même. Il finit par comprendre qu’elle désirait essayer son arc. Il eut envie d’éclater de rire : cette frêle jeune femme tirer à l’arc ! Mais après tout, l’idée était distrayante pour le moins, et il était en si grande manque de femme qu’il ne ferait pas le difficile avec celle-ci.
– Tu es muette, c’est ça ? Mais bien sûr, amuse-toi ; seulement, fais bien attention, ces pointes sont dangereuses.
Il lui mit l’arc dans les mains, et voulut, avec des gestes caressants, lui faire prendre la position adaptée ; mais elle le repoussa rudement et désigna à nouveau son carquois.
– Bon, bon, voilà ta flèche… Je me demande pourquoi je suis si bon avec toi, tu n’es guère gentille…
Il fut tout d’abord surpris par la manière dont elle banda l’arc tout en élevant la flèche au niveau de son œil, pour lâcher aussitôt que l’arc fut tendu. D’ordinaire les débutants ajustaient seulement une fois l’arc bandé, ce qui maintenait inutilement leur effort et les faisaient trembler. « Bel instinct », se dit-il.
Mais la flèche, une fois partie, retomba avant le tronc pour se ficher dans le sol. Il eut un sourire de condescendance.
– Allons, c’est un peu loin pour toi… Ne veux-tu pas te rapprocher…
Mais elle secoua la tête et, d’un geste, réclama un nouveau projectile. Il hésita à se fâcher, mais finalement décida de jouer le jeu encore un peu, et lui tendit avec force manière une nouvelle flèche comme un valet avec une dame. Sans paraître reconnaître du moins du monde son ironie, elle tira de nouveau, et cette fois parvint à bander l’arc davantage. Seulement l’effort supplémentaire troubla sa visée et elle ne toucha même pas le tronc.
– Une troisième flèche ? Tu vas finir par me vider le carquois… Prends garde de ne pas t’abîmer les mains – elles sont bien fines !
Ses sarcasmes s’étranglèrent quelque peu lorsque le trait vint cette fois se ficher sur le tronc.
– Un coup de chance…
Mais le quatrième trait vint se planter tout près de son prédécesseur, et de même pour le cinquième. Pour le coup, Alain en resta tout coi d’étonnement. Puis son humeur changea – en voilà une impudente femelle ! Comme si elle devinait qu’il ne lui donnerait pas d’autre flèche, elle se dirigea vers l’arbre pour y récupérer celles qu’elle avait tiré. Mais quand elle voulut revenir à son poste, Alain lui dit avec brutalité :
– Allons, tu as assez joué. Rends-moi mon arme : nous pouvons faire ensemble des choses beaucoup plus intéressantes.
Il voulut la prendre par la taille ; mais, avec un geste vif, elle le gifla avec l’extrémité de l’arc ; le bois tendre ouvrit une longue plaie dans sa joue. Il poussa un cri de surprise et de fureur ; mais avant qu’il ait pu arracher son arme à la folle, et lui faire comprendre ce qu’il en coûtait de porter la main sur lui, elle avait encoché une flèche et bandé l’arc. Sa pointe était presque collée à son visage – elle ne pouvait pas le rater. Il s’immobilisa.
– Merci pour l’arc et les flèches, dit soudain la jeune femme d’une voix un peu rauque. Tu peux t’en aller maintenant.
***
L’on vit revenir Alain au village, tout défait, une entaille à la joue, sans son précieux arc, et lâchant fortes imprécations.
– Ah oui, on sait bien jouer les muettes ! Les paysannes ignorantes ! Ah, la garce ! M’échauffer ainsi le sang pour me dérober mon arme !
Solange était justement sortie à la recherche de Blanche ; voyant l’individu, elle resta interdite, puis demanda tout à coup :
– Allons, vous avez vu Blanche ? Une jeune femme à long cheveux châtains ?
– A longs cheveux, oui, une folle, en effet ! Je n’ai pas fait que la voir !
Solange se tendit ; sa main vint aussitôt chercher le poignard à sa ceinture.
– Si as touché à un cheveu de Blanche, l’homme, je te jure que tu vas le regretter.
Alain s’indigna.
– Ah oui, c’est bien moi le méchant dans cette histoire ! Ah ! C’est moi que l’on blesse et qu’on vole, et c’est à moi qu’on va trancher la gorge !
Ses injections avaient attiré les villageois sur leur palier. Quand l’infortune du brigand commença d’être comprise, des sourires moqueurs fleurirent autour d’Alain, le mettant encore plus en fureur.
– Allons, étranger, intervint un homme, si réellement Blanche t’a volé ton arme, on te la rendra… mais tu ferais mieux, toi aussi, de ne point t’éterniser ; car je gage que cet arc-là ne te sert pas qu’à tirer des lapins, et nous n’aimons guère les égorgeurs par ici.
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