Les exilés - 4

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Deux ans auparavant, Daniel avait, avec Amelina, tracé sa route loin à l’est, si loin que les langues n’étaient plus les mêmes, suffisamment loin pour que Daniel soit certain que jamais ici on n’avait entendu le nom d’Autremont ou de Beljour. Mais ils étaient absolument sans argent, et très vite Daniel avait dû chercher du travail. On était alors en plein dans la saison des moissons, et le travail ne manquait pas dans les champs. Mais il était étranger, mais il ne connaissait rien au travail pratique de la terre ; bien qu’il ait pu, du temps où il était seigneur, parfaire un certain nombre de connaissances théoriques sur la rotation des cultures, les saisons de chaque type de labeur, les techniques agricoles, il ne savait pas manier la faux ni la faucille, battre le grain, toute chose évidente pour un paysan ordinaire même sans terre. Enfin, l’aura d’étrangeté qui l’entourait toujours, des détails de son comportement qui signalaient, sans qu’il s’en doute, l’homme qui n’est vraiment à sa place nulle part, éveillaient une méfiance diffuse. Il lui fut donc plus difficile qu’on aurait pu s’y attendre de trouver à s’employer. Heureusement, il était, à presque trente ans, à l’apogée de sa force ; et les travaux de la saison demandaient des bras, à un point qui exigeait de n’être point si regardant ; ce qui lui permit finalement de trouver de l’embauche. Ensuite vinrent les vendanges ; jusqu’à l’hiver, Daniel parvint à trouver ainsi à gagner quelque argent. Puis vint la saison du gel.

Plus d’embauche pour lui : il n’y fallait point compter en cette saison morte. Or, Daniel n’était pas parvenu à s’intégrer au point d’être accepté dans un foyer pour passer cette dure période. Il trouva au milieu des bois une vieille cabane vermoulue, et s’y installa avec Amelina. Longs, très longs furent ces mois : le maigre argent gagné pendant la belle saison fut vite mangé. Pour compléter leurs vivres, il braconnait, mais le gibier au plus fort de l’hiver était presque absent. Parfois, la nécessité devenait telle que, ravalant son orgueil, il allait mendier au village voisin ; on lui donnait parfois pitance, par pitié particulière envers l’enfant qu’il avait à sa charge. Il avait vendu le cheval d’Aubin et jusqu’à son épée, le dernier objet qui le rattachait à la condition de chevalier, mais de trop de valeur pour se permettre de la conserver par sentimentalisme. Daniel se considérait désormais au plus bas que peut tomber un homme : il n’était plus qu’un vagabond, rejeté souvent, au mieux toléré ; il en avait une conscience aiguë, et l’inactivité de l’hiver lui laissait trop de temps pour ressasser son humiliation et ses regrets.

Au printemps, cependant, la chance leur avait souri à nouveau.

Le seigneur local avait décidé de fonder un nouveau village, et, pour attirer une population nouvelle, avait promis de nombreux privilèges à ceux qui s’attelleraient au défrichage nécessaire à son implantation : terres cédées en tenure, réduction de taxes, et le nouveau village se verrait doté d’une charte communale qui lui laisserait une certaine autonomie. Ce fut une double aubaine pour Daniel : participer à l’élaboration de ce bourg, c’était non seulement gagner un travail, mais aussi une place, car ceux qui répondirent à l’appel furent, pour beaucoup, de pauvres hères comme lui, cherchant un meilleur sort. C’étaient des serfs à qui on avait promis la liberté ; c’étaient des laboureurs sans terre, cherchant à se fixer ; c’étaient d’anciens soldats qu’une blessure avait rendu impropres à la guerre, mais pas au labeur. Dans une communauté nouvellement fondée, Daniel et Amelina pouvaient plus aisément s’intégrer.

Les travaux furent entamés dès le début du dégel ; il y avait beaucoup à faire, pour défricher les terres, les rendre cultivables, construire les habitations et l’église. Ils commencèrent une quarantaine, et furent bientôt cent. Les familles étaient nombreuses ; bien des femmes participaient au labeur, mais quelques-unes, notamment les femmes enceintes, avec les vieillards, demeurèrent pour s’occuper des enfants. Si bien que Daniel put confier Amelina au petit groupe pendant la journée, et à nouveau elle pouvait jouer et évoluer au milieu d’enfants comme elle. Après ce long hiver, confinés dans leur cabane mal isolée, c’est une délivrance pour eux deux.

Les habitations furent achevées, et l’on put s’installer, bien que l’église demandât encore peut-être un an de travaux. Le nouveau village fut baptisé Saint-Benoît-La-Forêt, en l’honneur du saint patron du seigneur qui en avait ordonné la fondation, et pour rappeler le bois que le défrichage avait repoussé à quelques lieues de là. Les tenures furent distribuées en priorité aux familles ou aux couples souhaitant en fonder une ; aussi Daniel n’en reçut-il point, mais il put s’attacher à l’un de ces heureux couples élus, Estelle et Florent, sur les terres desquelles il travaillait. Amelina et lui y trouvèrent enfin un vrai foyer. Ils le partageaient avec le jeune couple et leur bébé, ainsi qu’avec les parents de la femme et sa sœur cadette, encore adolescente. Le travail fut ardu jusqu’à l’hiver suivant, mais celui-ci se passa beaucoup plus confortablement que le précédent. Daniel était enfin assuré qu’ils ne manqueraient plus ni de feu ni de pain.

Au printemps suivant, un incident survint. Entre autres obligations, les villageois étaient supposés se servir exclusivement du moulin construit par le seigneur. Or, un des villageois, un dénommé Serge, avait, par souci d’économie, construit une sorte de moulin à manivelle pour moudre son blé. On ne sut jamais réellement qui avait éventé cette fraude auprès du seigneur ; mais un beau jour, celui-ci survint avec quelques hommes, et convoqua Serge, pour lui sommer d’avouer sa faute et de lui montrer l’équipement frauduleux. Sous les yeux du malheureux, son outil fut détruit à grands coups de masse ; il dut payer de surcroît une amende assez lourde. Pratiquement tout le village assista à la scène ; elle fit un drôle d’effet à Daniel, qui se souvint d’une semblable affaire qu’il avait eu à traiter lorsqu’il était seigneur : il s’était contenté, alors, de réclamer une amende, sans faire de démonstration publique. Tandis que tout le monde avait les yeux fixés sur la déconfiture de Serge, il regardait le damoiseau, un homme assez jeune aux cheveux châtain clair. Il sentait l’ambivalence des sentiments des villageois, qui le voyait ordinairement comme un bienfaiteur, mais aujourd’hui comme un oppresseur ; il devinait aussi la difficulté de son rôle, pour l’avoir vécu. Il avait changé de caste, et en mesurait toute l’étrangeté.

Enfin, la besogne de destruction achevée, le seigneur s’en alla. Serge, alors, éclatant dans une fureur manifestement contenue depuis une heure, se jeta sur Florent, criant :

– Judas ! C’est toi qui m’as dénoncé !

Il existait en effet une rivalité tangible entre les deux hommes, mais de l’avis de Daniel, elle n’avait pas pu aller jusqu’à la délation. Là n’était cependant pas l’important : Serge en était, lui, persuadé, et il se préparait manifestement à casser la tête à celui qu’il pensait être son ennemi. Or Florent était, sans être frêle, de beaucoup moins costaud que son adversaire : aussi Daniel s’élança-t-il contre l’homme furieux. Dans la lutte, il dut, pour arrêter Serge, qui était de taille à le terrasser lui aussi, lui briser le poignet contre une pierre. Cela mit fin à la bagarre ; mais le préjudice fait à Serge était grand, car ses mains lui étaient indispensables, et plus encore après la plaie d’argent qu’il venait de subir. L’affaire menaçait de s’envenimer gravement : on procéda alors, en vertu de la charte du village, à constituer une assemblée de prud’hommes, dont tous les membres adultes du village faisaient partie. Daniel fut acquitté, car il n’avait finalement fait que défendre son maître ; mais ce dernier, en dédommagement, dut faire don de deux brebis au cheptel de Serge.

– Daniel, déclara Florent à cette occasion, tu sais te battre, et redoutablement ; je n’aimerais pas t’avoir comme ennemi, mais je suis heureux de t’avoir à mes côtés.

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