Les exilés - 6

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Vers le début de l’été, un évènement changea la petite vie tranquille de Saint-Benoît-La-Forêt. Un homme d’une quarantaine d’années, portant la bure de moine, y fit son arrivée. Il réclama pitance, et la reçut sans récriminations ; après quoi, il examina les lieux autour de lui d’un regard d’aigle, et commença à bramer auprès de ceux qui étaient présents, que Dieu lui avait parlé en songe et qu’ici il lui avait ordonné de s’établir. Le prêtre de l’église nouvelle, oyant les déclarations de l’inconnu, prit l’affaire en main et lui offrit de s’installer où il le souhaiterait ; il lui fut répondu, sur un ton d’évidence, que la demeure d’un ermite ne pouvait être que dans le bois voisin, à proximité d’une source d’eau. Et bientôt, à l’endroit exigé, fut bâti un modeste ermitage dans lequel le moine bourru s’installa.

On ne parla que de cela pendant un certain temps dans le village : certains tenaient le moine pour un fou, d’autre pour un saint. Bien des villageois, pensant chacun être le seul, vinrent consulter l’étrange individu, et à mots couverts, on commença à parler de lui en termes les plus élogieux : il semblait bien, comme il l’affirmait, que la grâce divine l’avait touché, lui envoyait des visions et lui permettait de réaliser des guérisons miraculeuses. Bientôt il devint évident que la renommée du moine avait dépassée les limites du village et même de la contrée.

Un voyageur, plus dix, puis cent, firent leur arrivée au village pour consulter le saint. C’étaient souvent des malades atteints d’un mal incurable qui espéraient trouver la guérison, ou des puissants soucieux de leur avenir espérant un oracle. L’afflux devint particulièrement important vers la fin de l’été, quand les beaux jours rendaient encore la route facile.

Ce fut peu après ce beau jour d’août où Florent et lui avaient achevé les moissons que Daniel reconnut, parmi les visiteurs, la figure honnie de Victor de Galefeuille.

Il n’y avait pas à s’y tromper, quoique le duc ait fort grossi. C’étaient les mêmes cheveux et sourcils décolorés, la même expression chafouine ; seulement il semblait perpétuellement agité d’un tremblement inquiet, et ses yeux pâles envoyaient de furtifs regards autour de lui comme s’il se méfiait de tout. Par certaines attitudes il montra que son ancienne morgue n’avait pas disparue : mais elle paraissait surjouée, là où autrefois elle semblait naturelle. Il était entouré d’une escorte assez conséquente : cinq ou six chevaliers, avec leurs écuyers, et quelques valets. Ses habits de voyage montraient un goût prononcé pour le luxe : une cotte de grenat profond, par-dessus une chemise en toile fine, fermé par une ceinture à boucle d’or ; et par-dessus, un léger mantel d’été fermé d’une agrafe ornée d’émaux. Sa monture était un cheval de belle taille qui pouvait presque être un destrier.

Lorsqu’ils se croisèrent, Daniel était sur le palier de la demeure de Florent, occupé à trier une récolte de pommes dont certaines s’étaient déjà gâtées. Un grand chapeau de paille le couvrait, et Victor ne lui prêta pas la moindre attention. Pour Daniel, en revanche, il sembla que la foudre était tombée à ses pieds. Amelina, fort heureusement, était hors de vue.

Daniel garda la tête soigneusement baissée, mais lorsque le duc lui eût tourné le dos, il put observer à loisir le superbe équipage. Son cœur battait vite, et pas que de la frayeur d’être aperçu. Il rentra et ordonna à Amelina de ne pas mettre le pied dehors avant nouvel ordre. Elle se récria fort à cette contrainte injuste. Mais le ton de Daniel montait, et il y avait quelque chose dans la péremption de sa voix qui l’assagit tout à coup : ce n’était pas seulement la colère qui s’y faisait sentir, mais la peur aussi. Or, si l’ire de Daniel ne l’impressionnait que peu, elle était terrifiée par l’idée que son oncle eût peur. Elle y entendait un écho qui la ramenait deux ans en arrière, lorsqu’il fallait se cacher sans cesse, lorsque le noir paraissait peuplé d’ennemis. Elle se tint coite.

La rencontre obséda Daniel de longues heures. Une énergie furieuse, intranquille, lui battait dans les veines, qu’il tâcha en vain de dépenser en marche vive au milieu des champs déserts et sur lesquels, bientôt, la nuit s’épaissit. Il aurait voulu agir, sans savoir bien que faire, et tournait comme un lion en cage. L’image de Galefeuille dans sa luxueuse vêture ne se décollait pas de sa rétine. Il était là, tout imbu de sa richesse, de sa puissance, qu’il avait volé à Vivian, à Amelina. Et lui, Daniel, devait reculer devant son ombre comme un cafard. L’image sanglante et fixe de Vivian, dans sa chemise blanche de condamné, se superposait à celle chatoyante du nouveau duc. Un doute, un doute intolérable, rongeait Daniel, répandait un fiel empoisonné dans son cœur. Avait-il tout fait de travers ? N’avait-il pas fui sans but, au lieu de venger Vivian, au lieu de se battre pour les droits d’Amelina ? Il se remémora les paroles de l’abbesse : « Vous pourriez rallier à votre cause la moitié de ce que le duché compte d’hommes sachant se battre et mettre le pays à feu et à sang. » Feu et sang, c’était presque ce à quoi il aspirait à cet instant. La mère Régine avait raison : il aurait pu, sans doute, réunir autour de lui bien des esprits volontaires, bien des bras armés. Dans sa recherche de paix, il ne s’en était pas soucié. Et à présent, Amelina vagabondait dans les champs, pieds nus, promise tôt au labeur comme n’importe quelle enfant de condition paysanne, qui devra bientôt faire sa part aux travaux des champs, auprès des bêtes, dans le foyer – la fille de dame Jehanne, tandis que Victor profitait de la vie qui aurait dû être la sienne. Était-ce la Providence qui avait mis son ennemi sur son chemin ? Était-ce le Diable au contraire ? Une idée folle, absurde, traçait son chemin dans son esprit : voler une arbalète à l’un de ces chevaliers qui l’accompagnaient, ajuster Victor, l’abattre comme un lapin, comme il avait fait tuer Vivian. Jamais même pendant une bataille il n’avait été envahi d’une telle ivresse de meurtre.

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