La route - 5

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Il y avait de nouveau le soleil, plus écrasant cette fois, la sueur sur son front qu’elle épongeait d’un revers de manche. Il y avait les visages, toujours, des familles, des enfants tenant la main à leurs parents, et elle, les saluant comme un fantôme à la recherche d’un autre fantôme. Il y avait la douleur familière des ampoules, la fraîcheur des ruisseaux pour la soulager. Il y avait la faim au bout des longues heures, la saveur jamais monotone du pain qu’elle mordait à même, le jus des pommes sur son menton. Il y avait la brusque levée du vent et le long cri de joie d’une buse. Il lui semblait tantôt être un esprit, tantôt être la seule personne réelle de ce monde, tous les autres n’étant que des illusions, des images comme les souvenirs qui la traversaient. Elle marchait toujours, elle savait maintenant qu’elle ne se perdrait plus jusqu’à Combelierre.

Jehanne mit un moment à s’apercevoir qu’elle s’était écartée de la route principale.

Elle n’avait aucune raison de le faire, la route menant tout droit à Combelierre. A quel moment ses pas avaient-ils spontanément dévié sans qu’elle s’en aperçoive ? La sente qu’elle suivait était ronceuse et elle dut plusieurs fois se dépêtrer des épines qui retenaient ses braies. Pourtant, inexplicablement, elle ne fit pas demi-tour. Puis les rangées d’arbres s’éclaircirent et elle déboucha hors des frondaisons.

L’environnement se recomposa sous ses yeux comme les pièces d’un puzzle. Elle reconnut où elle se trouvait.

Ils étaient au bord de la gorge, et devant eux s’ouvrait la vallée sous un angle que Jehanne n’avait encore jamais vu. La Sourde et la Vivace déroulaient leurs longs rubans vers l’horizon et reflétaient le ciel et les berges comme de parfaits miroirs. Des amas de petits toits rouges étaient nichés dans leurs courbes, entourés de champs bigarrés sur lesquels se devinaient parfois des vaches ou des moutons comme des petits points blancs en mouvement. Plus proche d’elle, la ville de Combelierre était en pleine effervescence : plusieurs bateaux marchands étaient arrimés dans le port et des centaines de minuscules silhouettes s’agitaient dans les rues. A sa gauche, moins imposant qu’à l’ordinaire vu sous cet angle, le château des Autremont ressemblait à un vieux géant de pierre qui veillerait sur la ville.

Aujourd’hui peu de vaisseaux étaient visibles dans le port, et l’effervescence dans la ville était moins flagrante. Mais à part cela le paysage était presque identique, le même éclat solaire illuminait les mêmes eaux, et en amont de la ville, la forteresse faisait surgir sa masse minérale au milieu de la végétation.

Elle était venue là, avec Vivian, son futur époux : ils se connaissaient alors à peine. Il l’avait embrassée pour la première fois. Elle se souvenait de la sensation de malaise qui l’avait prise, comme lors d’un jeu d’enfant qui cesserait soudain d’en être un.

Jehanne resta si longtemps à contempler le panorama que lorsqu’elle fut tirée de sa rêverie, le soleil était déjà bas dans le ciel et menaçait de disparaître derrière la colline. Une partie de Combelierre était déjà plongée dans l’ombre. Jehanne se secoua. Elle devait trouver où dormir avant la nuit.

Elle parvint à Combelierre au crépuscule. Elle garda sa capuche baissée, mais nul ne fit particulièrement attention à elle. Elle se souvenait pourtant d’avoir été dans ces rues la cible de tous les regards, assez souvent à cheval au milieu des piétons. Elle avait alors une robe chatoyante ou une pelisse de fourrure qui rehaussait encore son statut ; l’on murmurait sur son passage : « c’est la duchesse ! c’est la Dame à l’épervier ! » et les têtes s’inclinaient si bien qu’elle ne voyait plus les visages. Aujourd’hui elle se rappelait qu’elle était plus petite que la plupart des gens qu’elle croisait, et qui la toisaient conséquemment de haut. Tel passage d’un notable la forçait à s’écarter du haut du pavé et à marcher dans la fange de l’égout central. Tant mieux, se dit-elle pour se donner du courage. Personne ne peut imaginer qui tu es. Ton anonymat est parfait dans ces nippes. Cette pensée l’enhardit au point de rejoindre un établissement de bain situé dans un quartier commerçant où elle se rendait souvent autrefois pour effectuer des emplettes. Là encore, le succès fut total : bien qu’elle croisât des enseignes familières, personne ne lui accorda le moindre regard. Elle était surprise de la facilité avec laquelle elle s’orientait dans la ville : elle n’avait d’image nette de l’endroit où elle souhaitait aller, pourtant elle choisissait les rues à prendre presque sans hésiter. Les lieux se recomposaient sous ses yeux comme si leur souvenir ne l’avait jamais quittée, comme s’il ne venait pas d’une autre vie. Mais arrivée aux étuves, elle faillit se faire refuser l’entrée à cause de son allure trop pouilleuse et surtout son statut de femme seule.

– On n’accepte pas les traînées ici, j’aime autant te dire.

L’efficacité de cet accoutrement va trop loin, songea Jehanne qui réfréna à grand-peine sa colère devant l’accusation.

– Je ne suis pas une putain, ma dame. Je suis en voyage pour retrouver ma famille après de longues années d’absence.

La tenancière s’adoucit devant la courtoisie de la jeune femme et plus encore à la vue des deniers que Jehanne exhiba pour prouver sa bonne foi.

Pour autant qu’elle s’en souvienne, Jehanne s’était rarement rendue aux étuves publiques. Lorsqu’elle était duchesse, elle bénéficiait de bains à domicile, chez elle où chez qui l’hébergeait. Quelquefois, mais peu souvent, les jongleurs et elle s’offraient un décrassement à l’eau chaude après un long trajet dans la boue humide ; mais la plupart du temps, ils se lavaient dans les cours d’eau qu’ils rencontraient sur le chemin, ou se toilettaient sommairement depuis un baquet d’eau du puits.

Ce fut toutefois sans gêne particulière qu’elle entra dans la grande salle où étaient disposés six cuves dont les vapeurs se répandaient en brume dans la pièce. Trois étaient déjà occupées par des couples de baigneurs. Une servante ôta le linge qui tapissait l’une des cuves inoccupée et le changea pour un propre, puis ajouta un seau d’eau brûlante au contenu pour réchauffer l’eau. Elle tendit à Jehanne un savon, une éponge, une serviette et un chante-pleure, puis s’éclipsa. La jeune femme se déshabilla puis plongea avec délice dans le liquide fumant, consciente de l’aubaine d’avoir un bain pour elle seule. Elle joua quelque peu avec le chante-pleure, s’amusant des bulles qui se formaient dans l’eau à travers la pomme perforée et venaient éclater à la surface. Puis elle entreprit de s’étriller vigoureusement avec l’éponge et le savon. La fine couche de poussière que le chemin avait déposée sur sa peau vint se dissoudre en fins filets dans l’eau.

Une des autres cuves était occupée par deux femmes, peut-être la mère et la fille, en train de jouer aux échecs. Dans une seconde, deux jeunes hommes bavardaient en jetant de temps à autre des regards amusés et des remarques gaillardes aux occupants de la troisième cuve, proche de celle de Jehanne : un couple qui s’échauffait de plus en plus, passant du toilettage mutuel aux caresses intimes et aux embrassades langoureuses. Le spectacle de deux personnes faisant l’amour était familier à Jehanne : souvent dans les abris pour voyageurs les couples ne se préoccupaient guère de la présence de leurs congénères dans la grande pièce où ils couchaient tous à même le sol. Elle n’était pas choquée, pourtant le babil chuchoté et les bruits mouillés la mettait curieusement mal à l’aise, en même temps qu’ils faisaient grandir en elle une grande mélancolie. Elle s’efforça de se concentrer sur sa toilette, quitte à frotter une seconde fois les zones déjà propres. L’homme et la femme dans la cuve voisine paraissaient au milieu de la trentaine : jeunes, mais plus des jouvenceaux. Ils se caressaient sans honte comme s’ils étaient seuls au monde, avec une sorte d’émerveillement qui ressemblait à celui de puceaux découvrant l’amour. Jehanne s’imagina que peut-être il s’agissait d’un remariage pour l’un des protagonistes au moins, plus heureux que la première union, et qu’ils redécouvraient ensemble les joies du sexe après une décennie ou deux d’insatisfaction charnelle.

Elle mit un moment à comprendre qu’elle les enviait de toutes ses forces. Elle se sentait désespérément seule devant ces deux amoureux si pleins d’eux-mêmes. Que n’eût-elle donné pour qu’on la prenne seulement dans les bras !

Puis elle s’aperçut que, quoiqu’elle s’était commandée de feindre de les ignorer, elle les fixait avidement, et la femme commençait à lui rendre son regard de manière insistante. Elle avait des yeux marrons-verts fendus en amande et un beau visage un peu chevalin. Jehanne détourna vivement les yeux, le feu aux joues.

– Veux-tu venir avec nous, ma chérie ? demanda la femme d’une voix suave.

Jehanne crut qu’elle avait mal entendu. Tout le monde la prenait-il donc pour une fille de joie ici ?

– Non, dit-elle sèchement, sans masquer son indignation.

La femme eut un geste insouciant et se préoccupa de nouveau de son compagnon. Ils se levèrent en même temps, sans vraiment se désenlacer, puis sortirent du bain. L’homme, un barbu trapu à la musculature sèche comme celle des maçons ou des forgerons, entreprit de sécher sa compagne, grande et longiligne en comparaison, avec une feinte précaution comme s’il prétendait astiquer un vase précieux. Puis ils se dirigèrent vers la porte en gloussant, manifestement pressés de poursuivre plus sérieusement leurs rapports dans le confort des draps.

– Attendez, dit Jehanne.

Les deux amants se tournèrent vers elle, puis échangèrent un regard en souriant.

– D’accord, ajouta Jehanne en sortant de l’eau.

La femme saisit sa serviette et l’ouvrit devant elle dans un geste d’invite.

– Viens, ma jolie.

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